Et quelles réalités pouvaient valoir, pour moi, les rêveries, les vagabondages auxquels mon esprit s'était livré dans mon enfance et ma jeunesse autour de la Bible de Gustave Doré, des visions, des récits de Chateaubriand dans l'Itinéraire, de Lamartine dans le Voyage en Orient. Et, dans la Palestine occupée par l'Anglais, trouverais-je les mêmes beautés et les mêmes émotions que nos grands romantiques et tant de voyageurs lettrés à leur suite dans la Palestine possédée par les Turcs ? Y aurais-je la même liberté d'errer, d'explorer à ma guise, et mes aimables hôtes ne s'ingénieraient-ils pas à me faire visiter, non pas ce que j'aurais envie de voir, mais ce qu'eux ils auraient jugé le plus digne de mon admiration et de mon respect ?
Et puis, dans leurs somptueux voyages de grands seigneurs à cheval,
escortés de cavaliers, d'animaux de bât, au milieu des dangers,
des intrigues orientales, Chateaubriand, Lamartine, avaient vu la Palestine,
vraie, complète, non pas seulement le berceau et le suaire d'un petit
peuple, mais la terre de miracles d'où sortirent les paroles qui changèrent
l'âme de la plupart des grands peuples de la terre.
Moi, en chemin de fer, en Ford, au milieu de sectaires en lutte, de militants,
d'orthodoxes, dans un monde bouillonnant de fois contradictoires, qu'allait-on
me montrer, me laisser voir ?
Le ghetto de la Jérusalem antique, où, dans des ruelles qui sentent
les épices et l'ordure, sont entassés les Juifs de la Halouka,
venus des quatre coins du monde, non pas pour travailler fièrement sur
la terre des ancêtres, mais pour prier, recevoir de maigres aumônes
en attendant la mort. Je monterais des marches, je traverserais des couloirs,
des terrasses, je descendrais encore pour tomber dans de petites synagogues
à piliers et ogives, où des Juifs séphardis nasilleraient
à tue-tête, s'enivrant de prières comme les derviches s'enivrent
de mouvement, où des hassidim en lévite cerise, et à bonnet
de martre psalmodieraient, chacun pour son compte, en s'inclinant devant leur
pupitre à chaque mot. Je visiterais la grande synagogue où, dans
un style de devanture de marchand de vins, un barbouilleur du cru a suspendu
aux saules de Babylone une grosse caisse, une clarinette et un cornet à
piston!
Je verrais des Juifs de Boukhara, de Bukovine ou de Galicie, debout devant le
Mur des Pleurs, et de pauvres vieilles femmes baiser une à une toutes
les pierres que leur bouche édentée peut atteindre; le Mur des
Pleurs, ce scandale, le symbole de notre exil, de notre déchéance,
où l'incroyant Loti est venu nous voir, non pour s'attrister de notre
injuste misère, mais pour nous y caricaturer, pour y trouver des raisons
de nous mépriser, de nous haïr.
Et si j'avais envie de visiter la Mosquée d'Omar, le Saint-Sépulcre,
Béthléem, Nazareth, si toutefois le fanatisme des moines ou des
Arabes ne m'en empêchait pas, ne serais-je pas taxé de tiédeur
juive par quelque exalté comme, il y a quelques années, étant
en mission officielle, je fus accusé de cléricalisme et dénoncé
à mon Ministère par un agriculteur franc-maçon qui m'avait
rencontré, emportant dans mes bras une délicieuse statuette du
18ème siècle représentant la Vierge, et que je venais de
découvrir chez un brocanteur de Clermont-Ferrand.
Non, il ne fallait pas que Weizmann m'emmène avec lui en Palestine.
Qu'il me laisse ici parler, écrire, démontrer aux Juifs, aux Rabbins
français que leur devoir de Français, de vrais fils de la Révolution
française était d'aider de toutes leurs forces la renaissance
d'une Palestine juive. Mais qu'il ne risque pas en me mettant en contact de
réalités qui me déçoivent, me froissent, d'ébranler,
de détruire ma foi sioniste.
Une fo i! à peine! Une idée, bien plutôt.
Car ce n'était pas mon cœur qui était sioniste, un cœur
de Juif pieux, entraîné à l'idée de retour vers la
terre promise par la récitation des prières, par le culte, par
des cérémonies toutes tendues vers l'espoir d'un nouvel exode,
des justes et nécessaires réparations. C'était mon cerveau
seul, convaincu par la réflexion sur quelque chose de très raisonnable,
sur ce qui était l'essentiel dans le premier Sionisme de Herzl et que
Zangwill avait espéré sauver lorsque le VIe Congrès sioniste
refusa le territoire africain de l'Ouganda : c'est qu'un peuple dispersé
au milieu des nations est nécessairement persécuté, se
dégrade, lorsque ses membres épars au milieu de nationalités
compactes ne constituent nulle part des groupes numériquement assez importants
pour faire accepter leurs revendications par la voie électorale ou par
la force; bref, que l'histoire montre partout : l'orgueil, l'intolérance,
la cruauté des peuples contre les minorités confessionnelles ou
nationales. Pour sauver un peuple de minorité, il faut donc le regrouper
sur un territoire vacant s'il en existe encore, ou assez peu peuplé pour
que ce peuple y constitue un groupe massif capable d'imposer aux autres groupes
le respect. Mais, où que soit situé le territoire, en Afrique,
en Asie, en Amérique, si une race blanche y peut vivre en travaillant,
peu importe.
Ce qui est l'essentiel, c'est non la terre, mais l'homme, ses mœurs, ses
traditions, ses souvenirs, ses livres, son âme. Et notre Livre, et les
livres sortis de notre Livre, nous les trouvons aux quatre coins du monde, et
l'âme, et le foyer des ancêtres, il est partout, avec nous, au fond
de nous.
Après avoir longtemps milité aux côtés de Zangwill
pour le "Territorialisme", je n'étais donc comme lui et en
même temps que lui devenu vraiment Sioniste, que parce que le premier
territoire pratiquement ouvert au peuplement juif était la Palestine;
Sioniste, pour ainsi dire malgré moi, à regret, conscient des
contradictions contenues dans les termes mêmes de la Déclaration
Balfour, anxieux des difficiles et, en apparence, insolubles problèmes
Arabes-Chrétiens que pose la reconstitution du Foyer National Juif en
Palestine.
MaisWeizmann insista. Il avait besoin là-bas d'un Juif français
pour discuter, avec les autorités françaises de Syrie, les délicates
questions de la délimitation des frontières du Nord de la Palestine.
Je m'embarquai donc avec Weizmann le 11 mars 1920, mais troublé, inquiet,
angoissé.
Ce fut bien pis encore quand nous arrivâmes à Alexandrie, au Caire.
Ah ! je n'eus guère le temps, ni le désir d'aller dans les mosquées,
dans les musées, d'essayer de comprendre et d'aimer ce gracile et décevant
art arabe, expression graphique d'une religion puritaine comme la nôtre,
et comme elle toute en défenses, en interdictions ; de rêver sur
la formidable civilisation égyptienne, qui n'avait pu séduire
mon peuple, et dont il s'était évadé, austère et
nu, l'âme tendue vers un Dieu qui préfère les hymnes et
les psaumes aux hommages d'argile, de porphyre ou de bronze. Sans cesse des
visites, des réunions, où, sous un optimisme de commande, perçait
l'appréhension, la crainte. Et parfois, la communication de nouvelles
franchement mauvaises. Nous tombions en plein nationalisme égyptien et
arabe. De tous côtés, nous sentions des trames, un complot pour
faire échec au Foyer National Juif qui devait être discuté
à la fin d'avril à San Remo. Et les enveloppes et le papier à
lettres mis à notre disposition dans la salle de correspondance de notre
hôtel, étaient filigranés au timbre de "Sa Majesté
Fayçal, roi de Syrie et de Palestine ".
Mais quand, par le chemin de fer jeté par les Anglais sur le désert
de Sur, côte à côte avec une audacieuse cana lisation de
fonte qui conduit l'eau du Nil jusqu'en Palestine, j'arrivai à Lydda
parfumée d'orangers, je vis, non loin d'Arabes, en haillons magnifiques,
mais la plupart les yeux malades, dévorés de mouches et sur lesquels
tapaient à coups de nerfs de bœuf, des policiers turcs, un groupe
de boys scouts juifs, garçons et filles, venus pour saluer Weizmann.
Ils étaient là, debout, près de la portière, sac
au dos, dans leur net et simple uniforme kaki, élancés, droits,
la peau bronzée, le regard franc, le port noble.
Plus tard à Samarie, je vis arriver au galop, descendant la côte,
un jeune Européen qui sauta lestement à terre, juste au moment
où le train s'arrêtait. C'était un jeune Juif de Zichron
Jacob qui venait au-devant de sa fiancée, une jeune fille de Jérusalem.
Et tandis qu'elle, quelques autres voyageurs et moi-même nous cahotions
sur la piste pierreuse et brun rouge comme un champ de trèfle incarnat,
lui, trottinait aux côtés de la tapissière, causant avec
ma gentille voisine, nous expliquant le paysage, puis tout à coup se
lançant au galop et revenant vers nous, fier de sa jument bai-brun, aux
jambes frémissantes, ivre de l'air frais du soir, de sa hardiesse, de
sa jeunesse, de sa santé.
Ensuite, par un long détour sur les vieilles pistes turques, je remontai vers la Galilée, en rejoignant par Nazareth, le chemin de fer de Haïffa à Damas. A ma gauche, le Thabor, et le petit Hermon, au loin, en face. Le cocher arabe de mon misérable char à bancs, tendait de temps en temps le bras dans la direction de la vallée de Jisréel. Iahoudi, Iahoudi, disait-il, me montrant des maisons européennes, des vergers, des massifs de verdure. Tout autour des champs bien cultivés, des brabants, de gaies moissonneuses-lieuses, jaune et rouge, levant au-dessus de terre leurs petites ailes qui les font ressembler à un minuscule moulin à vent renversé. Et puis nous retombions sur la brousse avec de temps en temps, une sombre tente accroupie de nomades, des moutons couleur de pierre, des chèvres noires, soyeuses. aux oreilles pendantes, dont la dent dévorait les fleurs, les herbes, leurs racines mêmes, et les maigres buissons rêches et épineux; nous traversions des champs indolemment grattés par l'antique araire de bois attelé d'un bœuf et d'un âne chargé d'amulettes, des villages arabes avec leurs tombes mêlées à des cubes de boue croulante, les maisons. Villages sans un arbre, sans autre ombre que celle des margelles du puits ruiné, ou les raquettes hostiles d'une clôture de nopals.
Voilà ce qu'avaient fait le Sionisme vrai, la Palestine, des enfants
des misérables réfugiés de Russie, de Pologne et de Roumanie.
Et la Palestine avait fait bien d'autres miracles, même la Palestine pré-sioniste,
la Palestine philanthropique du "Baron" : non seulement cet Aaron
Aronsohn qui, lui, était né en Palestine et dont la vie ne fut
qu'abnégation et. sacrifice pour sa terre et son peuple ; sa sœur
Sarah, cette miss Cavell juive qui devrait avoir sa statue à Jérusalem,
comme la Cavell anglaise a sa statue sur une place de Bruxelles, et qui se tua
non pas comme on l'a dit pour échapper au viol et à la torture,
mais de peur de laisser échapper, dans un moment de faiblesse, au milieu
des tortures, un nom, une parole qui compromissent ceux qui l'avaient aidée
à libérer son pays natal ; mais le vieil Aronsohn, leur père,
venu d'Europe qui, lui aussi, se laissa torturer en silence, et que je vis,
à Zichron Jacob, dans sa vigne, en face des montagnes, de Samarie, défiant
la douleur et la vieillesse, droit, sec, l'âme forte, comme un vigneron
du Jura français.
Et, à Jérusalem, pendant les jours tragiques d'avril 1920, lorsque les propriétaires syriens, sentant leur échapper les pouvoirs absolus et quasi-féodaux qu'ils gardaient encore sur les villageois indigènes, excitaient les fellahs contre les Juifs ; lorsqu'une bande de fanatiques excités par les prières et les veilles d'un pèlerinage au tombeau de Moïse se jeta sur les Juifs du ghetto enfermés dans les murs de la vieille cité, le frémissement, l'indignation des jeunes Sionistes accourus de partout pour défendre ces Juifs pieux, archaïques, les Juifs à paillès (papillotes) et à lévite, les pleureurs du Mur, ces représentants d'un passé qu'ils n'aimaient guère et qui jusqu'à présent avaient été pour eux plutôt des adversaires, et souvent des alliés de leurs adversaires, que des frères et des amis.
Et le corps juif de Self-Defence de Palestine créé par Jabotinsky, longtemps autorisé par l'administration anglaise, puis désarmé le jour même où il courait au secours des Juifs massacrés dans Jérusalem ; Jabotinsky inquiété, poursuivi, arrêté, envoyé en prison à Saint-Jean-d'Acre, les supplications de tous ses jeunes gens pour qu'on les laisse agir, qu'on leur rende leurs armes, et ne pouvant les obtenir, se battant dans les rues contre leurs ennemis, à coups de pierres et de bâtons. Et les médecins juifs, leurs infirmiers, les infirmières, malgré les suspicions, les interdictions, les obstacles, pénétrant au péril de leur vie, dans la vieille enceinte, pour soigner les blessés et rapporter les morts !
Et Joë Catz, un enfant, fils de Palestiniens, engagé à 17 ans, dans le Zion Mule Corps des Dardanelles, devenu à la fin de la guerre lieutenant dans l'armée anglaise qui, au premier bruit de danger en Palestine, avait quitté son corps pour Jérusalem sans l'autorisation de ses chefs, qui pour avoir fait, le 4 avril 1920, ce qu'il jugeait son devoir de sioniste, faillit être pris par les émeutiers arabes, s'échappa, servit, pendant les jours de péril, de garde du corps à Weizmann, et qui, devenu fonctionnaire de l'Organisation sioniste à Londres, pensant que, dans l'armée, il serait plus utile à la Palestine sa patrie, que dans la sécurité d'un emploi sédentaire, revint s'engager comme simple soldat dans l'Air Corps et nommé bientôt lieutenant, capitaine, s'écrasa sur le sable d'un aérodrome, quinze jours avant d'épouser la jeune fille qu'il aimait !
Ce n'était plus, devant le danger, la consternation, la fuite éperdue
des foules juives de l'Europe orientale, les notables portant leur or au gouverneur,
et sollicitant la défense des cosaques enfantins, dédaigneux et
sauvages. C'était un peuple doux certes, et qui n'aime pas la guerre,
mais qui sait maintenant que la dignité de l'homme est non pas dans le
dos courbé, mais le bras fort.
Pas de lamentations, pas de plaintes, pas de cris, de sanglots de femmes, mais
une généreuse indignation d'hommes, des poitrines offertes, des
bouches demandant des armes et des chefs, et forçant à l'estime
les coloniaux anglais habitués au fatalisme, à la résignation
sournoise des foules orientales, et les consuls français, qu'une séculaire
fréquentation du Saint-Sépulcre et des missions catholiques, avaient
habitués à regarder les Juifs d'un peu loin, d'un peu haut.
Mais cette attitude crâne et dangereuse effrayait plus d'un Juif, surtout
les Séphardis qui regrettaient le temps où les diverses nationalités
palestiniennes vivaient tranquilles sous le régime de la tolérance
turque, contrôlé par les consuls d'Europe, le temps de l'infiltration
sioniste pacifique par la colonisation philanthropique et le bakschisch. Ils
croyaient que j'allais prendre peur moi aussi, et que, comme Sylvain Lévi
après son voyage de 1917, je reviendrais à Paris persuadé
que les nouvelles générations sionistes moins obéissantes,
moins résignées, allaient faire de la Palestine un foyer de désordre
inquiétant pour l'Europe. Et s'excusant, plaidant, ils me suppliaient
de suspendre mon opinion, de laisser le temps passer qui remettrait les choses
en place et ferait l'apaisement ; et rentré à Paris, de m'intéresser
à leur cause, de continuer à y intéresser les Juifs français.
" Pensez toujours, me dit l'un d'eux qui avait écrit en hébreu
de beaux poèmes, pensez toujours à la Palestine, cette pauvre
veuve qui cherche ses enfants."
- Une pauvre veuve, lui dis-je, non pas ! Une magnifique adolescente, dont bientôt
tous les partis se disputeront la main.
- Ah ! qui donc ? me dit-il ! Les Chrétiens ! Et encore moins les Arabes!
Connaissez-vous cette histoire d'une dame juive réfugiée pendant
la guerre aux environs de Tibériade ? Elle avait une belle et douce jeune
fille. Un Scheik riche, puissant de la Transjordanie s'en amouracha. Il demanda
la fille en mariage. La mère refusait: Donnez-moi votre fille, je vous
donnerai deux cents vaches, lui dit-il.
- Me donnerez-vous aussi votre jument, répondit la mère ?
Le Scheik se leva tout droit, la nuque en arrière et le nez vers le ciel,
ce qui pour un Arabe veut dire non, et partit.
- Vous avez dit que la jeune fille était belle, mais douce; timide sans
doute, et craintive. Une craintive gazelle. Mais si elle avait été
une grande, robuste, solide fille, croyez-vous...
- Vous croyez, interrompit le poète, qu'alors le Scheik ne serait pas
parti en fronçant le nez ?
- J'en suis sûr.