Qui ne connaît l'histoire.des fameux Macchabées, ces héros de l'indépendance juive, du temps du second Temple et sous la domination odieuse des Séleucides ? Qui n'a entendu parler surtout des exploits du plus vaillant des sept frères asmonéens, de Juda, le rempart d'Israël? Depuis longtemps, hélas ! Jérusalem, la cité sainte, était au pouvoir des rois de Syrie, et le culte des dieux païens avait remplacé dans le Temple le culte de Jéhova. Mais un jour les Macchabées se lèvent enflammés de l'amour de leur Dieu et de leur patrie, exaspérés du joug de leurs vainqueurs. Ils arborent l'étendard de la liberté, se mettent à la tête d'une poignée d'hommes déterminés comme eux, battent leurs ennemis bien supérieurs en nombre et délivrent Jérusalem de la présence de l'étranger.
Juda Macchabée, après avoir fait renverser les autels où avaient sacrifié les gentils, fait reconstruire l'autel du vrai Dieu, y fait replacer les objets sacrés rebâtit le sanctuaire, purifie le temple, et allume les lampes dans les saints parvis, au son des instruments et du chant des Lévites. Cette fête, car c'en était une, appelée fête d'inauguration, en hébreu Hanouka, dura huit jours entiers, et il se fit un grand miracle : on n'avait retrouvé dans le temple qu'une seule et unique fiole d'huile sainte, et elle suffit pour alimenter le chandelier d'or pendant toute une semaine.
Telle est l'origine historique et religieuse de la fête des Hanouka, que l'on observe soigneusement encore dans nos bourgs du Haut et du Bas-Rhin. C'est le 25 du mois de kislew 164 ans avant l'ère vulgaire qu'eut lieu cette fameuse inauguration, c'est donc à la même époque que. l'on célèbre aujourd'hui encore la même fête, et comme adis, elle dure huit jours, pendant lesquels, il est vrai, il est permis de travailler et de vaquer à ses affaires.
De retour au logis, au sortir de la synagogue, chaque père de famille en fait autant chez lui; et les fils de la maison, s'il y en a, imitent le père. Dans chaque intérieur juif brûlent ce soir là une quantité de cierges répandant partout la clarté et la joie. C'est un souvenir de l'illumination que firent jadis les Macchabées après avoir relevé le temple. Les particuliers à qui leur fortune le permet, se servent, pour cet usage, de lampes d'argent d'une forme toute spéciale et rappelant, autant que possible, le chandelier à sept branches ; une lampe de ce genre, bien qu'on ne s'en serve qu'une fois par an, pendant une semaine seulement, n'en est pas moins regardée, dans les familles riches, comme un meuble indispensable ; elle se transmet, comme un objet à juste titre sacré, de génération en génération.
Les enfants sautent et dansent dans les chambres splendidement illuminées. Quelques instants après, ils abordent leurs parents en leur tendant la main. Ceux-ci ont compris, et quelques pièces d'argent d'une valeur proportionnée à l'âge et au mérite des solliciteurs leur tombent aussitôt dans la main. C'est l'argent dit argent de Hanouka ; car dès ce soir et pendant huit jours, il faut que tout le monde s'amuse, grands et petits, hommes et femmes, il faut surtout que tout le monde joue ; car le jeu, dans nos campagnes, est une des distractions de rigueur pendant ces jours là, comme on va le voir.
Laissons d'abord tout notre monde prendre part, dans chaque maison, à un succulent repas dont la viande fumée - ainsi le veut l'usage - fait les principaux frais.
On quitte la table. Tout, dans les salles basses est rangé proprement et coquettement, presque comme la veille du samedi.
Dans quelques instants, arriveront les amis et voisins, allant à tour de rôle les uns chez les autres pour jouer, pour causer ou pour se distraire d'une façon quelconque.
Mais écoutez : on frappe à la porte ; le chien aboie, la porte s'ouvre. Un homme couvert d'un manteau, chapeau sur la tête et une lanterne à la main, entre dans la pièce, se place près du poêle, et d'une voix plus ou moins harmonieuse chante un chant hébreu. C'est d'ordinaire quelque hazan en retraite ou quelque pauvre rabbi qui régale son auditoire du mooss zour.
On appelle ainsi un vieux poème où sont énumérés les maux que nos ancêtres ont soufferts depuis leur sortie d'Égypte jusqu'aux persécutions d'Antiochus, et tous les miracles que Dieu n'a cessé de faire éclater pour nous délivrer de nos tyrans. Ce chant se débite sur un ton particulier, plein de verve et de gaîté, et bien connu dans toute l'Alsace juive.
La chose faite, le chantre rallume sa lanterne qu'il avait éteinte en entrant, et il ne manque pas de passer devant le maître de la maison ; celui-ci le paie de sa peine et notre homme continue sa tournée au village.
Arrivent maintenant, précédés de frais et joyeux éclats de rire, voisins et voisines, hommes, jeunes femmes et jeunes filles pour fêter le Hanouka. On est en toilette de demi-fête ; les hommes, en redingotes ou en vestes de velours et en casquettes ; les femmes, en robes de mérinos avec des tabliers en taffetas noir; les femmes mariées portent sur leurs tours remplaçant les cheveux, des bonnets de tulle chargés de rubans aux couleurs éclatantes et des chaînes de sûreté s'étalent autour de leur cou ; les jeunes filles sont en cheveux et, portent, en guise de fichus, des foulards à grands ramages.
Des groupes d'enfants , dans un coin de la pièce, jouent au trenderl (1) ; les grandes personnes ne sont pas moins occupées : Ici, on joue la bête; là, bas, le rams ; plus loin, le valet et l'as, et plus loin encore, au centre de la salle, autour de la grande table de noyer fraîchement cirée et surmontée d'immenses chandeliers de cuivre avec leurs mouchettes, on joue la bruyante reschoussé ; c'est une sorte de lansquenet villageois, en grande vigueur et en grand honneur dans le pays et parmi le monde juif seulement, pour le dire en passant.
Au bout d'un quart d'heure l'animation est à son comble. Ce sont des rires, des cris de joie ou de déconvenue à assourdir un homme.
Quant à la veille de Noël, c'est autre chose : à minuit précis, tout le peuple des écuries
et des étables, sous la conduite des bouviers ou des garçons de charrue, est mené au grand abreuvoir de la place. Cet abreuvoir est surmonté d'une sainte Vierge. Ce soir là, la Vierge se plaît à faire couler dans le vaste bassin de pierre, par tous les tuyaux qui l'alimentent, non pas de l'eau, s'il vous plaît, mais des flots invisibles,
il est vrai, d'un excellent vin rouge destiné aux quadrupèdes de l'endroit seuls et qui ne doit pas manquer de leur donner force et santé.
Mais nous voilà loin de notre Hanouka, juif. Hâtons-nous d'y revenir.
A minuit, le jeu cesse et les rafraîchissements arrivent : les maîtresses de maisons apportent elles-mêmes des corbeilles remplies de pommes, de poires, de noix et de raisins. Une immense miche de pain noir est placée au milieu de la table, et du vin blanc de la récolte dernière est eervi dans de superbes cruches en terre cuite.
Pauvre galant, malgré toutes les politesses dont on l'accable, comme on le toise, comme on le fait jaser, comme on le tourne et le retourne ! Il est tenu de plaire, non seulement à la belle, mais encore au père, à la mère, aux aïeux, à la tante et aux cousines. Pour quelqu'un qui ne se sentirait pas sûr de soi, il y aurait de quoi demeurer cloué sur place ! Et l'on a vu des jeunes gens, tant cette épreuve les avait privés de tous leurs moyens naturels, après être restés debout pendant vingt minutes devant un poêle chauffé au rouge ou en face d'un banc de bois placé à côté, ne trouver, sous l'influence d'une timidité excessive, ne trouver d'autre exorde à leur conversation que celui-ci : ce feu est chaud ; ou bien : ce bois est dur. Et le Schadschenn de filer sans rien dire et le prétendu de courir encore pour connaître les intentions de la belle !
D'autres fois, c'est la jeune fille qui se trouve sur la sellette; cela arrive surtout si son éducation n'a pas été assez soignée ou si la nature s'est montrée ingrate envers son intelligence, ou encore, comme cela est assez fréquent chez nous, si elle est peu au courant de la langue nationale et que le galant au contraire parle le français.
Mais si l'on se convient de part et d'autre, c'est ce soir-là même, le soir de Hanouka, que les parents du jeune homme viennent le rejoindre ; on fait venir le scribe pour rédiger les Ténoïm (contrat), et l'on casse la tasse pour consommer les fiançailles. Un grand repas s'en suit, la joie règne dans le hameau, et le sujet de conversation est tout trouvé pour au moins huit jours.
Mais, nous l'avons dit, pendant les différents jours du Hanouka, les plaisirs varient dans l'intérieur des familles juives. Il y a des soirs où l'on ne joue pas; ces soirs-là, on ne cause pas davantage. Que fait-on ? - On s'amuse d'une autre façon. Et en quoi consiste ce plaisir d'un nouveau genre ? Tout simplement en ceci : On se réunit en assez nombreuse société, dans telle ou telle maison, pour écouter quelque conteur alsacien, quelque Samuel, débiter ses récits, comme ces gens là, maîtres passés en fait de narrations de ce genre, savent seuls les débiter avec un intérêt, une faconde sans pareils. Il va sans dire que ces récits doivent exclusivement rouler sur des sujets juifs, tirés, le plus souvent, des annales du moyen-âge, et où le merveilleux joue un rôle considérable.
L'assistance se tient dans la salle basse ; les luminaires du Hanouka brillent de tous côtés ; le poêle bourdonne pendant que la bise ébranle les contrevents. De temps à autre, on entend, au-dehors, un bruit de grelots, suivi d'un son strident : c'est quelque traîneau qui glisse sur la neige durcie dans la grande rue du village. Et l'on se serre, avec plus de plaisir encore, autour du conteur chargé par le maître de la maison de défrayer la veillée et d'intéresser les personnes présentes.
Alors, que ne raconte-t-il pas ! Il aime, surtout, à évoquer les souvenirs et les fastes de telle ancienne kéhila allemande du vieux temps ; et c'est à Francfort, à Worms ou à Prague, qu'il transporte ses auditeurs; Francfort ! Worrn.s ! Prague ! habitées de tout temps par d'importantes populations juives, au milieu desquelles ont vécu les rabbins-cabbalistes célèbres ; et ces rabbins ont souvent vu s'accomplir autour d'eux d'étranges histoires, de mystérieux évènements, auxquels, bien des fois, ils ont pris part eux-mêmes, ou que, plus souvent encore, ils ont fini par conjurer : enfants nouveau-nés arrachés à leur mères par des sages-femmes-sorcières, déguisées en animaux malfaisants ; Asmodée faisant des siennes dans telle pieuse maison où l'on avait oublié de placer, à l'endroit nécessaire, des mezouzas préservatrices ; filles de rabbins enlevées par des schedim (démons), et transportées dans des palais merveilleux placés au fond du Rhin, ou de la Moldau, ou du Mein, et miraculeusement délivrées ! Histoires d'automates, animés moyennant des formules cabalistiques placées sous leur langue par de savants rabbins, et devenus, ainsi, les esclaves dociles de ces derniers ; épidémies envoyées par le ciel en fureur, pour punir les crimes de la terre, et arrêtées enfin par la sagesse ou le courage de tel ou tel chef religieux de la communauté. Voilà les mille et mille sujets dont s'inspirent nos conteurs.
Je viens de parler d'épidémie ; ce mot me rappelle un souvenir d'enfance, que je vous do, mande la permission d'évoquer ici.
On était réuni, dans la maison paternelle, un soir de Hanouka, autour de l'hôte familier du logis, le vieux Roufenn, un des maîtres et un des confrères de notre ami Samuel, et qui excellait comme lui à raconter de curieuses et merveilleuses histoires. Le théâtre des évènements était Prague, et le principal personnage du récit, Rabbi Loëb, dit le Grand, de populaire mémoire, Rabbi Loëb, le contemporain et l'ami de Rodolphe II, roi de Bohême, et du célèbre astronome Tycho-Brahé.
Que ne puis-je laisser Roufenn s'exprimer dans son naïf et expressif patois judaïco-alsacien, tel qu'il le fit, à cette occasion, résonner aux oreilles de son auditoire, et tel que je l'entends encore d'ici ! Vous y gagneriez beaucoup ; mais, hélas ! d'un côté, ce patois est inintelligible pour le plus grand nombre, et de l'autre, il est malheureusement intraduisible. Je me bornerai donc à reconstruire et à rapporter, tant bien que mal, dans un pâle langage, le récit si vif, si coloré et si original de Roufenn. Et nous vous laisserons, si vous le voulez bien, sous l'impression de ce dernier souvenir, se rattachant aux veillées du Hanouka alsacien.
On n'entendait plus, dans toute la ville, que plaintes et lamentations et on n'apercevait plus, partout, que des pères, des mères, les vêtements déchirés en signe de deuil, exhalant des cris de désespoir, en suivant le cercueil qui renfermait leurs chers petits enfants. Des troupes de frères et de soeurs parcouraient en se lamentant le ghetto, pleurant leurs jeunes frères et leurs jeunes soeurs , que la mort venait, à chaque instant, leur enlever.
Et, chose étrange ! c'était exclusivement dans le quartier des Juifs que la peste circonscrivait ses ravages. Là seul, on mourait ; on ne mourait que là. La colère céleste se déchaînait donc uniquement sur les enfants d'Israël ! c'est chez eux que quelque grand péché devait se commettre ou avait dû être commis! et, en attendant qu'il fût expié, la communauté tout entière était frappée dans ce qu'elle avait de plus cher, dans ses enfants, joie du présent, espoir de l'avenir. En cette grave conjoncture et d'après les ordres du chef de la kéhila, on se réunit dans les synagogues, on y pria Dieu de détourner le fléau de son peuple ; on jeûna, on fit pénitence. En vain! La besogne des fossoyeurs augmentait toujours.
Alors, tous les rabbins et tous les talmudistes (docteurs en talmud) de Prague, se réunirent et tinrent conseil. Que devait-on faire pour conjurer le mal, et mettre fin à tant de douleurs ? Comment arrêter le bras infatigable de la Mort, frappant et frappant sans cesse ? On délibéra longtemps ; on se demanda quelle faute, quel péché, quel crime, le ciel punissait ainsi dans Israël ? Mais les rabbins et les savants de Prague eurent beau se mettre l'esprit à la torture, la cause du mal, ils ne la découvrirent pas.
La nuit venue, ils se séparèrent. Dans cette docte assemblée, s'était trouvé un homme célèbre entre tous par son profond et vaste savoir, et que le peuple portait jusqu'aux nues. Cet homme n'était autre que le rabbin même de Prague, l'illustre Rabbi Loëb. Il se tournait et se retournait maintenant sur sa couche, en proie à la tristesse et à l'insomnie. Et chaque fois qu'il songeait à tant et tant de pères et de mères assis sans doute en ce même moment au chevet du lit où agonisaient leurs enfants bien aimés, le Raw (Rabbin) poussait du fond de sa poitrine de profonds soupirs et versait des larmes amères.
Tout à coup il éleva son âme vers le Dieu d'Israël ; il lui demanda pour la centième fois de faire descendre sur son serviteur un rayon de sa grâce et de lui révéler la cause du malheur qui pesait sur la kehila,. Peu après le rabbin s'endormit. Et il eut un songe. Il rêva qu'il était minuit et il crut voir le prophète Elie s'approcher de lui pour le conduire au cimetière où ils virent, tous deux, les ombres des enfants sortir de leurs tombeaux. Sur cela, le rabbin se réveilla et il se mit à réfléchir longtemps sur ce rêve singulier....
Qui sait ? peut-être Dieu, dans sa miséricorde, lui avait-il envoyé ce rêve pour le mettre sur la trace de ce qu'il lui importait tant de savoir, c'est-à-dire la cause de cette calamité publique. Et le pieux Rabbi remercia, le ciel avec effusion de la grâce qu'il venait de lui faire. Son parti fut bientôt pris. Il fit appeler en toute hâte celui de ses bochrim (disciples), auquel il avait reconnu le plus de courage et de force d'âme. Le Bocher (disciple) accourut aussitôt :
"Écoute, lui dit le Rabbi, Dieu nous punit cruellement parce que nous avons péché. Il s'agit de savoir maintenant de quel crime nous nous sommes rendus coupables. Arme-toi donc de tout ton courage, et cette nuit même, aux approches de minuit, rends-toi au cimetière: tu ne tarderas pas à voir les enfants, morts ces jours-ci, sortir de leurs tombeaux, revêtus de leurs tachrichim (linceul) ; tâche alors d'arracher à l'un d'eux ses tachrichim et apporte-les moi aussitôt."
Le Bocher obéit aux ordres.du rabbin. Vers minuit il se rendit au champ du repos, attendant avec anxiété l'apparition annoncée. La nuit était belle ; des millions d'étoiles brillaient au firmament ; un silence profond régnait dans le cimetière. De temps à autre seulement on entendait le vol lourd de quelque chauve-souris ou le bruit du vent qui sifflait à travers les feuilles des arbres plantés sur les tombeaux.
Une demi heure environ s'était passée de la sorte, quand minuit vint à sonner à l'horloge de la maison-commune juive. A peine le douzième coup avait-il cessé de vibrer que tout se remua sous les pierres tumulaires, et l'on vit apparaître de petits enfants enveloppés dans des blancs vêtements de lin ; ils planèrent pendant quelques instants au-dessus des tombeaux, puis ils se mirent à danser - une danse singulière ! - la danse des morts.
A cette vue, le Bocher frissonna ; son front perlait et il tremblait de tous ses membres. Mais le repos et le bonheur de la communauté entière ne dépendaient-ils pas maintenant de son seul courage? Cette pensée le rendit à lui-même. D'un bond, il s'élance au milieu de cette file de petits fantômes, arrache à l'un de ces enfants ses tachrichim et court à pas précipités l'apporter au rabbin.
Rabbi Loëb était assis à sa fenêtre, attendant sen disciple. Celui‑ci, encore hors d'haleine, lui raconta ce qui s'était passé et lui remit les tachrichim dont il avait dépouillé un enfant. A peine quelques secondes s'étaient-elles écoulées que le rabbin vit accourir à travers les rues, avec la rapidité d'une flèche, un fantôme d'enfant tout nu. La chose pouvait s'expliquer. Les ombres avaient continué leur danse jusqu'au coup d'une heure ; alors elles rentrèrent dans leurs tombes. Ce ne fut qu'à ce moment, que le petit enfant s'aperçut qu'il n'avait plus son linceul ; et sans son linceul il ne pouvait descendre dans son cercueil. Il avait donc volé en toute hâte à la maison du rabbin; et, debout sous la fenêtre, il tendait vers le rabbin ses petites mains suppliantes, en pleurant amèrement.
- Rabbin, sanglotait-il, rendez-moi mes tachrichim.
- Je te rendrai tes tachrichim à la condition que tu vas faire ma volonté ; dis-moi par conséquent quelle est la cause de cette épidémie que Dieu a déchaînée sur nous. Quel crime veut-on punir de la sorte?
L'enfant garda le silence ; il ne voulait point s'expliquer; et de nouveau il se mit à prier, à supplier, et à implorer la pitié du rabbin : hélas ! l'heure était passée ; tous ses petits compagnons s'étaient de nouveau livrés au repos ; lui seul, privé comme il l'était de son linceul, ne pouvait rentrer dans sa tombe. Mais ses plaintes et ses supplications furent inutiles.
- Encore une fois, dis-moi, répliqua le rabbin, pourquoi Dieu nous châtie si durement et de quel crime nous sommes coupables, pour être ainsi éprouvés ? dis-le moi, et je te rendrai tes tachrichim. .
L'enfant résista longtemps encore ; à la fin, voyant que le Rabbi était inflexible, il lui fit connaître la cause secrète de l'épidémie qui ravageait le ghetto: Dans une rue située tout près de la maison du rabbi, demeuraient, sous le même toit, deux ménages où étaient réciproquement entretenues les plus immorales relations ; c'était une honte pour Israël, un scandale pour la religion. Donc, l'épidémie ne cesserait de sévir et de faire d'innocentes victimes que lorsqu'on aurait puni comme il convient, les coupables en question.
- Et maintenant .que j'ai répondu à votre désir, ajouta l'enfant, rendez-moi mes tachrichim.
- Ce que tu m'as révélé là, répliqua le rabbin, est-ce bien la vérité, et n'as-tu pas cherché à m'abuser par une fausse révélation pour avoir tes tachrichim ? Je vais donc m'assurer par moi-même si tu as dit vrai, et si cela est, je te rendrai ton vêtement.
Le rabbin se leva, et accompagné de l'enfant, il se rendit dans la maison indiquée. Il s'aperçut bien vite que l'enfant ne l'avait point trompé et il lui rendit son vêtement. L'enfant, tout heureux d'avoir recouvré son linceul, regagna en toute hâte le cimetière pour se recoucher dans sa tombe et s'y rendormir du sornmeil éternel. Le rabbin fit punir comme ils le méritaient les deux couples qui avaient attiré une si grande calamité sur la kéhila. Que de familles avaient dû payer de leur deuil, que de pauvres petites créatures de leur existence, la faute des coupables ! A partir de ce moment, l'épidémie cessa ses ravages.
Ami lecteur, vous ne doutez pas, j'en suis sûr, de la vérité de cette histoire que j'ai entendu conter, dans le temps, au père Rouffenn. Si pourtant vous en doutiez, il vous serait facile de revenir sur votre doute : vous n'auriez qu'à vous rendre à Prague ; là, vous iriez trouver le schamess (bedeau) de la communauté et vous le prieriez de vous conduire dans une certaine rue du ghetto, la rue Bel-El. Le peuple a appelé ainsi la rue où avaient demeuré jadis les deux ménages coupables; l'une des femmes punies par rabbi Loëb, s'étant nommée Beila, l'autre, Ella, noms fort communs aujourd'hui encore, parmi les femmes, dans les familles juives de l'Allemagne comme de l'Alsace. Je me hâte d'ajouter cependant, à l'honneur des moeurs alsaciennes, et en paraphrasant deux vers célèbres, je me hâte d'ajouter que si chez nous :Rien n'est plus commun que ces noms en revanche, Rien n'est plus rare que la chose.
FIN DES SCÈNES DE LA VIE JUIVE.