À sept heures, nous étions de retour au logis. Trois jours après, la semaine de Pâque était terminée, et le père Salomon, sa femme et Schémélé, me reconduisaient jusquà la gare de Bolwiller. En attendant le Shebouoth (Pentecôte), jallais retourner pour quelque temps dans la grande Babel, comme disait le mendiant Lazare. En me serrant la main, le père Salomon recommanda une grande prudence pendant le voyage, car nous étions en temps domer. Ce mot, me remit encore en mémoire une de nos vieilles superstition israélites. De même que javais fait le premier trajet en évoquant les souvenirs de la pâque, jeus, pendant le retour, lesprit constamment occupé des souvenirs de lomer .
Pour comprendre lespèce de terreur mystérieuse qui plane sur cette période, il faut entrer dans quelques explications.
Du temps de lempereur Adrien, florissait,
à Jérusalem, le célèbre docteur Akiba. Akiba comptait
de nombreux disciples. Or, il arriva quune certaine année,
dans lintervalle de la Pâque à la Pentecôte, la plupart
des disciples du pieux rabbi moururent tous de mort soudaine. Ce fut pour tout
Israël un deuil dont le souvenir semble sêtre conservé.
Seulement, à cette tradition sont venus sajouter des croyances toutes
locales, des préjugés tout alsaciens : Pendant lomer, chaque enfant dIsraël
est particulièrement exposé à la puissance et au caprice des
esprits malfaisants. Pendant lomer, linfluence des mauvais génies
se fait sentir de tous les côtés ; il y a dans lair alors quelque
chose de dangereux, de fatal. Il faut donc se tenir sur ses gardes et ne tenter
en aucune sorte les schédim
(démons) ; autrement, ils vous joueraient maints mauvais
tours. Pendant lomer, il faut veiller à tout, aux choses en apparence
les plus banales, les plus insignifiantes. Écoutez plutôt, aujourdhui
encore, en plein 19e siècle, les minutieuses recommandations des ménagères
juives à cette époque de lannée.
- Enfants, ne sifflez
pas le soir pendant lomer, car votre bouche se déformerait ; ne
sortez pas en manches de chemises, autrement vous rentreriez avec des bras
estropiés, ne lancez pas de pierres dans les airs, elles retourneraient
contre vous ; gardez-vous de lâcher la détente dune arme à
feu, le coup vous blesserait vous-même. Hommes de tous les âges,
en omer, ne montez ni à
cheval ni en voiture, ni sur une barque ; le cheval semporterait, les
roues de la voiture, fût-elle neuve, pourrait casser, et la barque ne
manquerait pas de chavirer.
Ayez surtout lil sur vos bêtes, car cest à cette époque principalement que les machschèvess (sorcières) sintroduisent dans vos écuries, montent en croupe sur vos vaches et sur vos chèvres, les frappent de maladies, les étendent à terre et corrompent leur lait. En pareil cas, pour vous le dire en passant, il faut tâcher de mettre la main sur celle que len suspecte, puis lenfermer dans une chambre où lon aura eu la précaution de placer dans un baquet le lait quelle aura corrompu ; fouettez ensuite ce lait avec une baguette de noisetier en prononçant trois fois le nom de lEternel. Pendant que vous fouetterez ainsi le lait, vous entendrez des cris et des lamentations : ce sera la sorcière qui gémira de la sorte, car cest sur elle que retombent tous les coups de la baguette avec laquelle on fouette le lait. Or, vous ne vous arrêterez que lorsque des flammes bleues viendront danser à la surface du lait ; en ce cas seulement, le charme sera rompu; mais il vaut mieux encore ne pas laisser le temps aux sorcières daccomplir leurs maléfices. Donc, si pendant lomer , à la tombée de la nuit, quelque mendiante vient demander à une famille un peu de braise pour allumer son maigre foyer, quon se garde bien de lui donner ce quelle demande, et quon ne la laisse jamais partir sans lavoir tirée trois fois par un pan de sa jupe ; puis aussitôt, sans perdre de temps, quon jette de larges poignées de sel dans la flamme de lâtre. Cette mendiante est peut-être une sorcière, car les machschèvess saisissent tous les prétextes pour entrer dans les maisons et prennent tous les déguisements.
Tels sont les dangers de lomer. On sexpliquera maintenant les sages recommandations de mon hôte de Bolwiller. Ai-je besoin de dire que je my conformai à la lettre ? Aussi arrivai-je à Paris sans que la machine eût sauté, sans que les roues du wagon fussent sorties des rails ; et, comme je métais gardé de mettre le nez ou le bras à la portière, je navais reçu ni blessure ni contusion. Voilà ce que lon gagne à ne pas tenter les schédim.
Lehmann Hirsch ; un opéra.
Près de
sept semaines s'étaient écoulées. Je me disposai donc à
me rendre à Biesheim, petit village situé sur les bords du Rhin,
à trois lieues de Colmar, et où demeure Lehmann Hirsch, le marchand
de chevaux. C'est à Biesheim, en effet, et tout à l'heure
nous y conduirons le lecteur, que j'allai célébrer "ta
fameuse journée
Où sur le mont Sina ta loi nous fut donnée."
Nous nous mîmes en route pour Biesheim
dans l'après-midi. La boîte du char-à-bancs de Lehmann
était littéralement encombrée de paniers et de caisses contenant
toute une ménagerie de volailles, et tout un parterre de légumes
et de primeurs, le tout, fraîchement acheté à Colmar.
- Hirsch, lui dis-je, tout
en me plaçant à côté de lui, en vérité !
je vous gronderais, et bien fort si je pouvais croire que c'est pour me
recevoir pendant les courtes fêtes de la Pentecôte que vous avez
fait toutes ces folies ! Laissez-moi croire que ce n'est pas pour moi,
mais pour votre futur gendre que vous vous êtes ainsi mis en frais. Je
sais que vous l'attendez pour les deux jours de la Pentecôte.
- Ne parlons pas de çà ! dit Hirsch, répondant à la première moitié de ma phrase
; puis :
- oui, il est vrai, j'attends
le fiancé de ma fille pour la Pentecôte ; il arrivera la veille,
c'est-à-dire après-demain dans l'après-midi ;
mais qui donc vous l'a dit ? moi qui voulais vous faire une surprise ! ... Ah ! mais j'y suis
C'est le père Salomon qui vous
aura conté tout cela. Vous a-t-il au tout conté ?
- Mais non, répondis-je
; Il m'a seulement dit que ce mariage était toute une histoire.
- En cela, il ne vous a pas
trompé, car sur mon âme, c'est tout un opera. J'en ris
et j'en plaisante, maintenant que la chose est faite ; mais il y avait
un moment, allez! où je ne riais pas. D'abord j'ai eu peur de
perdre ma fille, et après, je ne voulais pas entendre raison. Mais quand
les femmes se mettent quelque chose en tête, du diable si on
Enfin !
que voulez-vous ? j'ai cédé, et ne m'en repens pas.
Quand on aime ses enfants comme nous autres, ne se. Laisse-t-on pas mener par
eux ? encore une fois, je ne m'en repens pas ; c'était
écrit, et pourvu que ma Rachel soit heureuse dans l'avenir, et je
le crois, peu m'importe maintenant le reste.
- Avec tout cela, père
Hirsch, je ne connais pas votre histoire. Voyons, nous avons une heure et demie
de route d'ici à Biesheim ; vous pouvez donc me mettre au courant
de tout. Je vous écouterai avec intérêt et plaisir.
Le village de Biesheim ; Rachel et Maïerlé.
"Mon Dieu, la chose n'est pas bien longue, me dit Hirsch, après avoir allumé sa pipe ; voici le fait : Feue Brendel Ulmann, ma belle-mère, demeurait à Marmoutier. Un jour, - elle était déjà très âgée-, elle nous demanda de lui envoyer notre petite Rachel qu'elle voulait élever dans sa maison, car elle aimait beaucoup l'enfant et, d'ailleurs, cela lui faisait une compagnie. Rachel avait alors dix ans. Ma femme et moi, nous nous décidâmes avec peine, car je peux le dire, la petite était gentille ; mais enfin, pour faire plaisir à la Fralé (grand'mère), on consentit. RacheI allait à l'école à Marmoutier, et elle était toujours la première pour le chomisch (Pentateuque), qu'elle sait encore par cur. Au sortir de l'école, elle resta encore avec sa Fralé , qui la mit au courant des affaires du ménage ; et au bout de quelque temps, ma belle-mère ne s'occupait plus de rien ; Rachel, quoique bien jeune encore, faisait marcher la petite maison. Ma belle-mère ne voyait personne au village, excepté Jonas le brocanteur, son voisin, qui lui était très attaché ; car ma belle-mère était bonne et obligeante pour Jonas ; elle lui prêtait souvent un peu d'argent pour faire aller son pauvre petit commerce que la maladie et la mort de sa femme avaient presque mis à bas. Jonas amenait toujours avec lui Maïerlé, son petit garçon, qui n'avait que cinq ans de plus que ma Rachel. Il paraît, car je n'ai su tout ce qui va suivre que longtemps après, comme bien vous pensez - il paraît, que les enfants s'habituèrent de bonne heure l'un à l'autre. Maïerlé qui savait d'ailleurs combien ma belle-mère était bonne pour son père, s'efforçait de son côté d'être autant que possible agréable à ses voisins : matin et soir il venait prendre ma belle-mère pour la conduire à la synagogue et la ramener ; du temps que Rachel était encore à l'école, tous les jours, à trois heures, il lui portait son goûter dans un petit panier; et en hiver, lorsqu'il y avait du verglas, il la cherchait. Quand Rachel eut grandi, Maïerlé, chaque fois que le petit négoce de son père le lui permettait, venait aider Rachel dans son ménage. Il s'installait alors dans la cuisine, lui lavait sa vaisselle, lui pelait ses oignons, lui épluchait ses herbes, et le soir, il l'accompagnait à la fontaine pour tirer le seau à sa place ; et ils rapportaient alors alors à deux, le tenant chacun par une anse, le baquet contenant l'eau nécessaire au ménage. C'était surtout le vendredi, où - vous le savez d'ancienne date - il y a double besogne dans nos maisons, que Maïerlé ne manquait jamais de donner un coup de main à ma fille. Il faisait ce jour-là toutes les courses et commissions pour elle : il portait au four, chez le boulanger, les plats destinés à servir le lendemain (9) , il achetait les poissons (10) , cherchait les épices, préparait les mèches pour la lampe et, pour le récompenser, Rachel, au nom de la Fralé , l'invitait souvent avec son père à partager le dîner du vendredi soir. À tout cela, ma belle-mère ne voyait pas d'inconvénient, et au fond, il n'y en avait pas non plus. Il n'est pas moins vrai, cependant, qu'en grandissant, les deux petits s'attachaient de plus en plus l'un à l'autre et commençaient à éprouver réciproquement, comme qui dirait, un brin d'amour. Ma belle-mère souriait, à tout cela et ne m'avertit de rien. Les vieilles gens sont ainsi faits. Pourtant la petite avait atteint seize ans et Maïerlé allait en avoir vingt et un.
"Maïerlé partit. Quelques mois après, ma pauvre belle-mère étant morte, Rachel revint à Biesheim.
"Plusieurs années se passèrent, et ni ma femme ni moi nous ne nous doutions de rien. Rachel, en cachette, écrivait à Maïerlé, qui lui répondait en adressant ses lettres à notre femme de samedi (11) , la vieille Catherine. Cependant je songeai à établir ma fille. Les schadechonim (agents matrimoniaux), je peux le dire, allaient et venaient, et maintes fois Éphraïm Schwab, que connaissez certainement de nom, m'avait proposé de jolis partis. Mais Rachel refusait toujours, sous prétexte qu'elle ne voulait pas se marier. Dans l'intervalle, Maïerlé, au bout de cinq ans, avait quitté l'Afrique pour faire partie de l'armée de Crimée, et depuis le jour du débarquement, la vieille Catherine n'avait plus reçu de lettre de Maïerlé pour la petite. À partir de ce moment aussi, ma pauvre Rachel s'en allait à vue d'il ; elle tomba dangereusement malade ; elle eut une fièvre maligne et je la croyais perdue. Un jour, je revenais de la foire aux chevaux de Haguenau ; Rachel était dans son lit ; je m'approchai d'elle et me mis à pleurer en la voyant si malheureuse et si souffrante. Elle me prit alors la main, et me dit que, pendant mon absence, elle avait tout dit à sa mère, et à mon tour, elle me raconta ce vous savez maintenant. Elle ajouta qu'elle aimait Maïerlé, que le manque de ses nouvelles depuis qu'il était en Crimée, joint à tout ce qu'elle avait souffert depuis son absence, l'avait rendue malade ; qu'elle savait bien que Jouas était pauvre et que Maïerlé n'avait rien ; mais qu'elle préférerait Maïerlé avec rien que qui que ce fût avec biens et argent ; que si Maïerlé était mort, elle ne lui survivrait pas ; et que si je l'aimais de côté, je ne devais pas chercher à la contrarier; et elle me pria de faire écrire en Crimée pour m'informer auprès des camarades de Maïerlé, de ce qu'il était devenu. Tout cela, comme vous pensez, me peinait doublement ; mais, ma foi ! ma femme et moi, nous tenions avant tout à notre enfant et nous lui promîmes tout ce qu'elle demandait. À partir de ce jour, ma pauvre Rachel reprit peu à peu, et une circonstance aussi inattendue qu'agréable acheva de lui rendre les forces et la santé. Quinze jours après, le père Jonas, qui savait l'amour de ma fille pour son Maïerlé, arriva chez nous, un matin, tout essoufflé. - Tu ne sais pas, s'écria-t-il, du plus loin qu'il vit ma fille, - la petite lui avait fait savoir dans l'intervalle, la promesse que nous lui avions faite -, tu ne sais pas ? Maïerlé a écrit. Il se porte à merveille. Il a eu de la chance ; il était à la prise de Malakoff, et n'a rien attrapé du tout... je me trompe, le coquin a attrapé... le ruban rouge, oui, sur mon âme, le ruban rouge !
"Maïerlé, en effet, comme il
l'avait écrit à son père, avait sauvé la vie à
deux de ses camarades blessés que trois soldats russes voulaient achever.
À cette nouvelle, ma pauvre Rachel s'évanouit de joie, et quand
elle fut revenue à elle :
- Je savais bien, disait-elle,
que Maïerlé se distinguerait, et que mes Téphilines et mon petit
Rituel lui porteraient bonheur et nous le ramèneraient sain et sauf.
"Six mois après, Maïerlé revint de Crimée, avec son congé définitif, et huit jours après, il était fiancé avec ma Rachel ; ils se marieront après les grandes fêtes, à l'entrée de l'hiver. Ma fille a vingt-trois ans et son fiancé en a vingt-huit. Après-demain, Maïerlé viendra pour passer, selon l'usage, les deux jours de la Pentecôte avec nous et sa fiancée ; vous le verrez donc, mon cher ami, et ça me fait plaisir ; car, bien qu'il n'ait rien, c'est tout de même un gentil garçon. Vous avez voulu savoir la chose en détail, vous connaissez tout maintenant. N'avais-je pas raison de vous dire que c'était un vrai opéra ?"
Je fus obligé d'en convenir, et je pense que le lecteur en eût fait autant à ma place.
Notes :