Nous arrivâmes, peu dinstants
après, à Biesheim. La femme de mon ami Lehmann Hirsch, ainsi que
sa fille, nous attendait sur le seuil de la maison. Rachel était
une jolie juive de village, bien prise ; ses traits et ses beaux grands yeux
noirs exprimaient à la fois la douceur et la fermeté. Elle me reçut
selon lusage alsacien, en riant. Son rire était dautant plus
charmant quil laissait voir une double rangée de dents dune
blancheur superbe.
- En vérité ! pensai-je, Maïerlé
est bien partagé.
La maison de mon hôte se ressentait
de lapproche de la fête et aussi de lattente du fiancé.
Tout y était propret, rangé, reluisant.
Le lendemain, sur les midi, le pavé de lunique rue de Biesheim retentit du bruit dun char-à-bancs chargé dune malle de bois noir. Sur ce char-à-bancs était assis, conduisant lui-même, un jeune homme à mine fort avenante, au teint basané et portant une formidable moustache. Bien quil fût maintenant revêtu dune veste longue et coiffé dune casquette plate, on reconnaissait néanmoins, sous ce très-bourgeois accoutrement, une tournure militaire. Cétait notre Maïerlé, lex-zouave dAfrique et de Crimée, lheureux fiancé de la fidèle Rachel. Laprès-midi passa vite en causerie de toutes sortes, et aussi en préparatifs de toutes sortes. Ce soir même souvrait la Pentecôte. La Kalé (fiancée), avec sa mère, parcourait depuis une demi-heure toutes les pièces et tous les escaliers de la maison selon lusage, les jonchait littéralement de feuillage, de roses, de tulipes et de marjolaines, en lhonneur du Schebouoth.
Le soir, au retour de la synagogue, et avant le souper,
le Hosen (fiancé), donna à sa Kalé quelques cadeaux
dusage : Rachel reçut une paire de boucles doreille,
une écharpe rouge et un parasol.
Hirsch de son côté, en sa qualité
de futur beau-père, donna à Maïerlé, également selon
lusage, une montre en argent et une tabatière en or. Dans nos campagnes,
que le fiancé prise ou ne prise pas, peu importe, la tabatière est
de rigueur. Je nai pas besoin de dire que le repas qui suivit bientôt
après, était en tous points, comme le repas des jours suivants, irréprochable.
Pendant toute la soirée, les visites se succédèrent et saccumulèrent. On venait donner comme on dit le Scholem-Alechem au fiancé.
Maïerlé, malgré sa modestie, dut raconter à un chacun, bien que tout le monde le sût, son fait darmes en Crimée, et montrer à tous les assistants qui le touchaient et le palpaient son glorieux ruban rouge.
Une pieuse et touchante cérémonie ; explication.
Hirsch et son futur gendre, celui-ci, en redingote verte et pantalon chocolat, sétaient joints à la foule. Nous arrivâmes lentement au temple, "orné partout de festons magnifiques" Le tabernacle, ainsi que lestrade sacrée était entouré de mousses et de fleurs. Après la prière dusage, le Hazan plaça le nouveau sépher sur lestrade, le déroula et y lut, comme pour létrenner, les chapitres dusage. Maïerlé eut linsigne honneur, en sa qualité de fiancé, dêtre appelé (12) à assister à la lecture dun de ces chapitres. On roula ensuite sur lui-même le sépher déroulé, on le recouvrit dun précieux manteau de soie, dû encore à la générosité du donateur ; puis, on le replaça dans larche sainte où se trouvaient les anciens rouleaux de la loi que le chantre baisa respectueusement en les priant, au nom de tous, daccepter au milieu deux et sans jalousie lhôte nouveau, lhôte sacré quon venait de leur adjoindre : naïve et touchante délicatesse qui mérite dêtre signalée.
Les prières officielles faites, on récita le livre de Ruth, Pourquoi ? en voici je pense la raison : à Jérusalem, la Pentecôte était non seulement une fête religieuse, mais encore une fête pastorale ; elle correspondait à lépoque de la récolte du froment ; cest ce que doit rappeler sans doute lhistoire de Ruth, la glaneuse, histoire où il est question de champs et de moisson. Ruth, délicieuse et charmante églogue, fraîche et riante comme lest la nature elle-même à lépoque du poétique Schebouoth !
Inutile dajouter que le même soir, il y eut grand gala, chez le gros Hertz ; cest le complément de rigueur de la cérémonie. Après les plaisirs spirituels, les plaisirs physiques !
Dans laprès-midi du même jour, premier jour de la Pentecôte, les visites se succédèrent chez Hirsch bien plus nombreuses encore, si cest possible, que la veille. Maïerlé était placé à côté de sa chère et belle kalé Rachel, dont le visage rayonnait de bonheur. On fit passer sous les yeux des assistants les cadeaux réciproques que sétaient faits les fiancés ; et chacun les félicitait à sa manière. Lun disait à Maïerlé : « Cest égal, tu as eu de la chance de trouver une perle comme Rachel ; dire quelle ta attendu sept années entières ! y en a-t-il beaucoup qui aient cette patience ? » Un autre ajoutait : « Cest tout de même beau davoir un hosen porte le ruban rouge ! sais-tu, Rachel, quen allant à Colmar avec ton hosen, devant la préfecture, à la porte du général, au palais de justice, partout où il y a un soldat en faction, on portera larme à ton Maïerlé? Seras-tu fière alors, hein ? cest joli çà, tout de même ! »
Tous ces propos retentissaient délicieusement aux oreilles de notre ami Hirsch et de sa digne femme. Ce Maïerlé dont pendant si longtemps ils navaient pas voulu entendre parler, ils en étaient fiers maintenant à leur tour. Sa dot à lui, qui nen avait point dans le sens du mot, consistait dans lestime dont il était entouré.
La danse.
Le lendemain, après le dîner, il y eut danse en lhonneur des futurs. Cétaient les jeunes gens de Biesheim qui faisaient cette galanterie au fiancé et à la fiancée. On avait fait venir les musiciens de Gueberschwier. Lorchestre vint chercher les fiancés chez les Hirsch. Cest de là que partit le cortège. Maïerlé, à la demande générale, et sur le désir particulièrement manifesté par Rachel, descendit le village, revêtu de son uniforme de zouave quil avait eu soin de serrer dans sa malle noire. Il fallait le voir, avec son turban, son pantalon bouffant, ses longues guêtres et sa veste sur laquelle brillait maintenant dans tout son éclat, et aux rayons dun soleil de mai, la croix de la Légion dHonneur ! Toutes les fenêtres sétaient ouvertes sur le passage des danseurs. Hirsch et sa femme, debout sur le seuil de leur porte et les bras croisés, suivaient dun il satisfait la marche de la troupe joyeuse.
Départ. - Présent et avenir.
Le lendemain, je pris congé de toutes ces bonnes gens. Je dus promettre au héros de la Crimée et à Rachel dassister à leur mariage. Je nai pu tenir cette promesse. Les circonstances mavaient entraîné ailleurs. Je complète en deux mots ici lhistoire de notre héros et de notre héroïne : Maïerlé et Rachel sont mariés maintenant. Hirsch a renoncé à son commerce de chevaux dont Maïerlé na pas voulu.
Maïerlé a préféré lagriculture. Cela est plus conforme à sa manière de voir. Il exploite avec succès arpents de terre près de Beisheim ; cest le modèle du soldat-laboureur.
Note :