Un personnage important.
Il ne manquait plus quune seule personne. elle ne se fit pas attendre. Un homme entra, non sans avoir baisé la mezouza (1) fixée à la porte; Cet homme dont le chapeau était planté sur la nuque de manière à former ave le reste du corps un magnifique angle obtus, cet homme portait une longue redingote grise, un grand gilet à fleurs et un pantalon fort court, laissant voir des bas bleus rayés. Un très mince collier de barbe blanche lui encadrait la figure depuis les tempes, conformément à l'interprétation casuistique de cet article du code mosaïque : "Ne rasez pas autour les extrémités de vos cheveux, ne détruisez pas lextrémité de la barbe." (2) Le nouveau venu savança vers les maîtres de la maison dabord, puis vers la famille Salomon. Il salua celui-ci du salem alechem dusage, et dun signe de tête seulement les personnes présentes, qui étaient toutes la localité. Il sassit ensuite devant la table ronde placée au milieu do la pièce, et où se trouvait à côté d'une écritoire une main de papier.
Quétait-ce que cet homme? C'était rebb Lippmann; mais expliquons-nous mieux. Rebb Lippmann, comme lindique la particule rebb placée devant son nom, est un bachelier en talmud comme il y en a tant dans nos villages. Son industrie, jen ai dit quelques mots déjà, la voici. Tous les matins, dès dix heures, il va dire sa schier (prière de bénédiction) dans un assez grand nombre de maisons aisées. Il a ses abonnés. Il dit aussi des prières dans les maisons mortuaires pour le repos des défunts. Il prépare les enfants à leur initiation religieuse. Il compose en hébreu les inscriptions quon place surles monuments funéraires. Cest lui qui sait avec art, et conformément aux règles du din (usage), lier les branches de myrte et de saule au bas du loulef quon agite à la fête des Cabanes. Y a-t-il au village quelque malade que les médecins ont condamné ?rebb Lippmann, aux frais de la famille, se rend, à pied, dans le grand-duché de Hesse-Darmstadt, à Michelstadt, où résiderabbi Saekel le cabbaliste. Le vénérable rabbi lui donnealors des talismans de toute sorte. Rebb Lippmann les apporte aux malades. Les talismans manquent rarement leur effet.
Enfin luniversel rebb Lippmann se charge aussi de rédiger, le jour des fiançailles, l'acte de mariage dans la forme voulue. Dans cet acte sont énoncés le chiffre de la dot, les cadeaux que lon compte se faire réciproquement, et le temps quiséparera les fiançailles du mariage, et qui en général est fixé à un an.
Après avoir écrit longuement aumilieu dun silence solennel, rebb Lippmann se leva et lut à haute voix le contenu des tenoïm (acte de mariage). Le mariage devait voir lieu dans six mois. Rebb Lippmann, à qui on avait parlé dun si court délai, avait résisté dabord ; mais Schémelé, par lorgane de son père, avait tant insisté sur cette clause, que rebb Lippmann dut passer condamnation.
Peu dinstants après la cérémonie, le père Nadel et le père Salomon firent entrer Éphraïm dans une pièce voisine. A travers la porte, on entendit retentir un son métallique. Selon la coutume, on réglait immédiatement les honoraires du schadschen, (agent matrimonial). Conformément au tarif on usage, Éphraïm Schwab reçut 4 pour 100 de la dot. Il rentra rayonnant.
Le repas des fiançailles ; Chansons.
Alors commença le repas des fiançailles, qui se prolongea gaiement au milieu déloges unanimes donnés au talent culinaire de la grande Dina. Nadel, comme il nous lavait promis, nous fit faire connaissance avec son vin de paille qui fut trouvé digne de sa réputation. Le dessert moffrit de nouveau loccasion dobserver quelques-un de ces vieux usages dont le culte ne périt pas en Israël. Cest àce moment du repas que séchangent les cadeaux de fiançailles. Salomon remit une boîte à son fils qui loffrit à sa fiancée : la boîte contenait une broche une boucle à ceinture en or. Nadel à son tour tira de sa poche un étui en peau de chagrin et le remit à Schémelé : létui renfermait une magnifique pipe en écume de mer, avec garniture, couvercle et chaînette en argent. Puis on introduisit le hazan, ou chantre de la synagogue, avec ses deux aides, ténor et basse, chargés de laccompagner (3).
Le chantre entonna un hymne de bénédictions en l'honneur du couple futur. Ce fut le signal dun petit concert où linstituteur, M. Baer, joua bientôt le principal rôle. On le pria de faire entendre quelques-unes des anciennes chansons populaires de lAlsace juive. Sans trop se faire prier, M. Baer commença un de ces chants dont la mélodie plaintive et grave est si caractéristique. Ce fut dabord lhistoire de la création, suivie de celle du péché de nos premiers pères.
"Quand Dieu créa le monde, tout était nuit et ténèbres
; pas de soleil, pas de lune, pas détoiles. " Et un peu plus loin : "Le rusé serpent se glissa auprès dÈve, et, en termes mystérieux Vous êtes tous deux, Adam et toi, bien à plaindre, puisque ce fruit (la pomme) vous est défendu ! La pomme, je vous le dis, possède une vertu suprême : quiconque en goûte sera doué dune force divine. Croyez-moi, mangez-en." |
Vint ensuite la chanson dite kalé-lied (chant de la fiancée) et où lon retrace ses devoirs à la future épouse. Sous les humbles dehors de cette poésie, qui, comme tout le reste, nest que de la prose allemande rimée, se cache une morale profonde. Je nai jamais pu entendre sans émotion lair tendre et triste qui accompagne ces paroles :
"Oyez, mes bonnes gens, comment doivent se pratiquer les choses en Israël. Jeune fille, toute sage que tu as été, tu peux avoir commis bien des erreurs. Aussi en te rendant sous la houpé (dais nuptial), dois-tu te lamenter, pleurer et demander pardon à ton père et à ta mère. Fais laumône en tout temps, car Dieu est l'ami des nécessiteux. Un pauvre vient-il à frapper à ta porte ? ouvre-lui et soulage sa misère. Dieu ten récompensera : tu seras riche et heureuse, et tu enfanteras sans douleur." |
Le dernier de ces chants populaires de lAlsace israélite, que nous fit entendre linstituteur, était le célèbre chant de Moïse le Prophète (4).
"Qui dans lunivers entier, peut être comparé à Moschè
(Moïse) ? Dieu ne sest-il pas entretenu avec lui, dans sa propre
tente et face à face? Et pourtant, il dut mourir. Quand les jours de Moschè
furent accomplis, Dieu lui dit : Ton heure est arrivée, tu vas suivre le
chemin de tous les mortels. "Hélas! répondit Moschè, il
ne me sera donc pas donné de fouler le sol sacré de la terre promise
i!" Et il déchira ses vêtements, se couvrit de cendres, et se
mit àprier. Sa prière ébranla le ciel et la terre et la création
tout entière. Mais le Seigneur ordonna à ses anges de fermer la porte
du ciel à la prière de Moschè; car la prière du juste pénètre
comme le tranchant dune épée, et rien ne peut lui résister
: "Seigneur, dit encore Moschè, tu sais tout ce que jai souffert
pour révéler ton nom à Israël et lui enseigner tes lois
; jai été pour ton peuple un guide fidèle dans les jours
de malheur, et maintenant que tout lui sourit, tu me défends de passer
avec lui les rives du Iardenn (Jourdain). "Cest assez, dit le Seigneur,
larrêt est prononcé, et rien ne saurait le révoquer."
Lhomme de Dieu eut tout juste le temps décrire son dernier
cantique à Israël; car il leut à peine achevé, que
le moment fatal arriva. Le Seigneur ordonna à Gabriel de lui apporter lâme
de Moschè. "Comment, dit larchange, pourrais-je voir mourir
l'homme divin qui vaut à lui seul les soixante myriades dIsraël."
Et le Seigneur sadressant à Michaël : "Va, lui dit-il,
apporte-moi lâme de Mosché." " Seigneur,
dit Michaël, jai été son maître; il a été
mon disciple, je ne saurai donc le voir mourir."
Alors se présenta le Malech hamovess (ange de la mort) qui tranche les jours de tous les descendants d'Adam. Depuis longtemps il avait compté les heures et les minutes, se réjouissant à lavance de la mort de l'homme de Dieu. "Va, lui dit le Seigneur, et cherche-moi lâme de Moschè, fils dAmram." Le Malech hamovess se ceint de cruauté, senveloppe de colère, et s'élance sur la terre. Sur son glaive brillaient trois gouttes amères. Il sapproche de Moschè, qui écrivait encore son cantique, et traçait le nom ineffable de la Divinité. En voyant le visage de Moschè rayonnant comme le soleil, le Malech hamovess fut saisi de frayeur. Il laissa tomber son glaive, et senfuit en tremblant. Alors une voix céleste retentit : "Mosché ! disait-elle, le moment est arrivé." Moschè se mit pleurer du fond de son coeur. "Seigneur ! s'écria-t-il, ne livre pas à lange exterminateur ! "Ne crains rien, répondit la même voix, et hâte-toi." Moschè se sanctifia encore une fois par dardentes prières. Et Dieu descendit lui-même du haut des cieux, environné de toute sa gloire. Les trois archanges volaient derrière lui, et se placèrent autour du lit de Mochè. Et le Seigneur dit à lâme de Moschè : "Ma fille, je tai fixé cent vingt ans pour habiter ce corps ; ce temps est écoulé; sors donc, et viens monter dans les cieux, où je te placerai sous mon trône, à côté des chérubins et des séraphins..." Alors, Dieu embrassa Moschè, et lui enleva lâme par un baiser, et le pleura lui-même. Quatre archanges, la face voilée, lemportèrent ensuite, dans un cercueil, à travers les airs : Dieu purifia son corps dans la flamme, puis lensevelit de ses propres mains, et personne, dans Israël, na jamais connu le lieu de sa sépulture." |
Conclusion.
J'avais donc pu observer dans ses traits caractéristiques un des épisodes en quelques sorte ordinaires de la solennité des Cabanes. Cest en effet au milieu de ces jours de repos et de douce gaieté que se nouent le plus facilement entre Israélites ces premiers liens, préludes gracieux du mariage, quon nomme les fiançailles. La cérémonie traditionnelle que je viens de décrire sencadre avec une singulière harmonie dans le spectacle animé que présentent alors nos villages, transformés en camps rustiques, où circule, avec lodeur enivrante des pins, comme un souffle de jeunesse et de vie printanière. Ce que jai montré de lintérieur des familles Salomon et Nadel fait assez présager ce quest aujourdhui, ce que sera dans lavenir lexistence de Schlémelé et de Débora, partagée entre le travail et les paisibles joies domestiques, animée çà et là par les fêtes religieuses, qui sont en quelque sorte autant de périodiques évènements pour les villages israélites. Cest le souvenir de ces fêtes si imposantes dans leur originalité naïve que j'emportai surtout en quittant Hegenheim et j'avoue que je ne men éloignai pas sans regret. Je pensais en regagnant Paris aux beaux vers qui ouvrent le Divan de Goethe, et je me disais quil est doux quelquefois, au milieu de notre vie inquiète et agitée, dal1er saluer la terre des patriarches et respirer en pleine Europe l'air pur du vieil Orient.