En été 1950, lors de mon premier retour dAmérique, la province était presque telle que je lavais quittée onze ans plus tôt. On y subissait toujours lemprise du XIXe siècle. Jai parcouru les mêmes villages que lors de mon enfance : partout des chevaux, des boeufs, des voitures à foin, des charrettes à claire-voie. Et puis, les habits de fête promenés dans la rue, le dimanche, comme sur la scène dun théâtre ! A Bischwiller, il y avait encore une "Wirtschaft" (auberge) toutes les trois maisons.
Jusquà la guerre, confiné dans les villages, maintenu parfois dans son antique condition dhumiliés et dignorants, vivait judaïquement ce "peuple de la terre" : des illettrés se transmettaient de génération en génération une routine religieuse sortie, croyait-on, de la nuit des temps. Mon grand-père maternel, qui parlait seulement le judéo-alsacien de ses aïeux bas-rhinois, était marchand de grains et de noix. Dautres se faisaient encore, comme au XVIIIe siècle, commerçants ambulants. Ils vendaient au détail dans les fermes, les hameaux isolés du nord de lAlsace, des chaussettes, des pièces de tissus, des rubans, des boutons. Ils ne mangeaient chez les paysans chrétiens, connus de père en fils, que du pain de campagne, du fromage, ou des oeufs durs. Le vendredi soir, tous se retrouvaient sous la lampe à pétrole, autour de la modeste mais belle table sabbatique, avec ses deux pains tressés aux nattes parsemées de grains de pavot noir, sa coupe de vin consacré, entre les deux chandeliers d'étain gris tôt allumés, qui brillaient sur la nappe de lin blanche...
En vérité, mon Bischwiller de jadis est une lune à part. Des usines de brique rouge en ruine, des maisons dapparence sévère, sans nul ornement, tristes, moroses, quasi défuntes , un labyrinthe de rues coupées à angles droits, le fleuve morne des volets toujours fermés, les asiles didiots, les maisons de retraite, lorphelinat, la petite misère grise et sans fin des ouvriers. Et la force des souvenirs. Des images paradisiaques surgissent encore des vergers brûlés de lenfance. LAlsace entière, Israël, toute la vie humaine, nest-ce pas à la fois un jardin natal merveilleux, et une horrible crevasse pleine des crapauds blanchâtres, tout couverts de pustules, pris dans les eaux pourrissantes de la mort ? Lequel est le vrai, le pôle de glace obscur, ou le côté solaire ? Notre été indien, ici-bas, est-il rouge du sang versé, ou pourpre de joie céleste ? Est-ce le buisson ardent de Noël ou l'âtre plein dossements calcinés du four crématoire ?
Extrait de Les orties noires, Flammarion 1982, pp. 95-96