Au collège, - l'Alsace étant redevenue française en 1918
-, la langue française était enseignée, imposée. Elle
était parlée dans les familles de la grande et de la
moyenne bourgeoisie, mais c'était un français
approximatif, farci de mots en dialecte alsacien et, chez
les Juifs, d'expressions hébraïques anciennes corrompues
par l'usage populaire.
Depuis de nombreux siècles vivait, dans les villages alsaciens, une population juive assez stable, qui ne s'y sentait plus trop persécutée, même sous l'Ancien Régime. C'était alors de petites gens, commerçants ambulants, humbles colporteurs, ferrailleurs au détail, marchands de chiffons et de peaux de lapins, maquignons de foire, un peu usuriers à l'occasion... Avec la Révolution française et l'émancipation, viennent l'enrichissement progressif et l'embourgeoisement, conditions nécessaires d'une respectabilité qui demeurera toujours menacée et fragile...
Grâce à mon grand-père maternel, Léopold, qui ne parlait que le judéo-alsacien et qui est resté très longtemps domicilié dans son petit village natal, j'ai eu un contact direct avec l'antique juiverie survivant alors dans les campagnes du nord de l'Alsace. La langue qu'il nous parlait encore, lui seul, à la maison, c'était le judéo-alsacien , un patois bien plus ancien que le yiddish d'Europe centrale, un dialecte dérivé du moyen allemand rhénan médiéval, mêlé d'hébreu très déformé.
Avec l'immigration rapide des Juifs villageois dans les grandes et petites villes, cela a changé; mes parents parlaient souvent français, mais avec les domestiques, les clients, on "retombait dans l'alsacien", et, entre Juifs, on affectionnait les rares vestiges du judéo-alsacien. On s'exprimait rarement en français de façon continue; le français était plutôt " la langue du dimanche" . Et cela se faisait tout naturellement, comme c'est souvent le cas dans les pays bilingues.
A l'école régnait une dictature du français, qui était aussi anti-allemande qu'hostile au dialecte alsacien. Le français était imposé par Paris dans toutes nos provinces frontières de langue germanique, de Metz à Mulhouse et à Strasbourg.
Le haut-allemand était enseigné au lycée, comme langue étrangère. Il se superposait au dialecte natal, assez dissonant par ailleurs, pour des oreilles d'outre-Rhin.
L'allemand classique n'existait pas dans la nature. Il y avait des dialectes parlés allemands. Le reste est invention d'école : cela explique un peu la langue abstraite de Kafka, ou de Paul Celan, des purs intellectuels juifs issus de Prague ou de Roumanie ! Maintenant il y a, certes, uniformisation. Mais voilà cent ans, si les gens écrivaient le haut allemand, ils gardaient chacun leur patois propre. Goethe parlait le dialecte de Francfort, Schiller le souabe. L'allemand que nous avons appris au collège de Beschwiller était artificiel, c'était l'allemand des livres qui, lui aussi, ocultait le dialecte alsacien utilisé par tout le monde.
Extrait de Les orties noires, Flammarion 1982, pp. 76-77