Au jardin public du Ranelagh, le long des vieux immeubles de pierre grise datant de la Belle Epoque, le premier prunellier du Japon en fleur, un bouquet de fiancée fait de neige légère, éclate dans le ciel d'un bleu profond, comme un feu d'artifice d'une blancheur éblouissante. Le tronc mince, noir et nu, de l'arbre aux mille étoiles dansantes se dresse, unique, parmi les chênes et les hêtres hivernaux encore dépouillés de leur feuillage, devant la haute grille rouillée qui interdit l'accès des joueurs de boules aux pelouses soignées des demeures privées.
Cet arbre printanier solitaire, qui n'est que floraison folle, sans feuilles ni bourgeons, n'est-ce pas Evy elle-même, un être de printemps, fait de primesaut et de lumière semée sans limites aux frontières terrestres, projeté tout entier vers le ciel qu'il serre dans ses bras?
Soudain, quand je passe devant cette fragile merveille céleste, en évitant les flaques de février sur le petit chemin détrempé, lourd de boue, je nous revois tous les eux, Evy et moi, dansant presque nus la valse de la Symphonie fantastique de Berlioz, dirigée par Charles Munch sur un disque de quarante-cinq tours, dans ma mansarde d'étudiant pauvre à Columbus, Ohio, vers 1946, - juste après la seconde guerre mondiale et la Shoah. Evy avait à peine vingt-trois ans, j'étais de deux ans son aîné. Jeunes amants, nous rêvions de nous marier l'année suivante, dès que j'aurais décroché mon doctorat, avec un poste à l'Université.
Et maintenant, son beau corps raidi se détruit lentement dans la tombe remplie de sable roux, sous la neige jetée à pleines poignées, dans la nuit qui a suivi les obsèques, sur le petit cimetière juif de Bischwiller. Maintenant, la vive musique s'envole en tourbillonnant avec les flocons de neige fraîche.
Ce texte a paru dans la Revue Temporel n°3