J'ai laissé précocement éclore en moi une sexualité
d'ordre religieux et charnel à la fois. Elle n'a donc pas dépendu
seulement de mon moi personnel, ni du bon plaisir d'autrui, dans les circonstances
étroites du monde présent. Chez moi, l'amour naissant, la quête
de la jouissance et celle du salut, portés, nourris, éclairés
par l'afflux lumineux du désir, se sont très tôt donné
la main pour ne plus lâcher prise, au cours si agité de mon existence.
D'où peut-être aussi la surprenante longévité dont
je suis le premier à m'étonner: rien ne la laissait prévoir
à l'époque de ma jeunesse. Enfant à la santé fragile,
je n'étais pas d'une robustesse à toute épreuve.
Maintenant, dans ma quatre-vingt-septième année de vie, je constate
une résilience mentale et corporelle en dépit des contraintes
imposées par la vieillesse à chaque créature mortelle ;
une activité intellectuelle relativement constante et préservée,
grâce à Dieu ; la persistance enfin d'une énergie créatrice
qui trouve à s'exercer encore aux frontières actuelles de mon
temps de vie, en défiant la précarité de cet état
crépusculaire, menacé d'éclipse à tout moment.
C'est qu'une telle force ne dépend peut-être pas totalement de
ce temps-ci seulement, ni des catégories socio-biologiques rigides et
mécaniquement délimitées qui le caractérisent trop
souvent ici-bas. Je n'ai jamais succombé tout à fait à
la double tentation d'être, depuis l'époque lointaine de ma puberté
finissante, un automate égocentrique au service de ma seule volupté
de l'instant, ni davantage un ascète moralisateur, contempteur obtus
du sexe, qui est une manifestation évidente de la grâce divine
sur terre.
J'ai vite répondu vers quinze ans à l'appel de nos corps vivants,
par l'accueil simple et joyeux du plaisir partagé, et par une tendresse
ludique complice, bientôt, des savantes caresses, - des mains chaudes
qui se posent entre les deux seins nus, et glissent doucement le long des jambes
fraîches.
Mais ce bonheur, pour moi, si longtemps renouvelé entre nous, appartient
maintenant à autrefois. De cette tendresse bienfaisante, de cette bienveillance
inséparables de l'amour humain, la mort d'Evy tout à coup me prive
à jamais. Comment, aujourd'hui et demain, me remettrai-je, sans elle,
à devenir un vivant ?
Etonnamment, on survit à presque tout ; mais à la terrible condition de savoir rester en vie. C'est justement là qu'est le problème...
Pour jouir d'une santé parfaite dans l'au-delà, disent les sages, il n'est de meilleur médecin que la mort elle-même...
Avec nous autres, Dieu n'est ni "bon", ni "mauvais". Dieu, parfois, est chic avec nous, ou bien non : quand ça lui plaît. Tel est le sens profond que recèle le terme hébraïque de 'héssèd, que ne rend pas exactement le mot miséricorde en français.
Le mépris quelquefois manifesté à mon égard par autrui ne m'a jamais vraiment gêné. Ce n'est que la forme avancée de la mort inéluctable, qui me guette au-dehors à chaque instant de cette vie précaire. La chose grave, c'est le mépris de soi-même. Pour lui, il n'existe nulle cure, aucune guérison spontanée. De ce mal intime, sans remède, de ce malheur dernier, la bonté gratuite d'En-Haut m'a préservé, jusqu'à présent.
Après l'inhumation d'Evy dans le petit cimetière juif familial de Bischwiller, le 22 janvier, ma voici de retour à Paris dans l'appartement vide, mais hanté de tous côtés par la présence/absence silencieuse d'Evy, invisible tout à coup à mes regards furtifs : toute proche encore de moi, mais hors-les-lieux, déjà aspirée vers l'ailleurs, enlevée à mes mains, privée d'horizon dans mon temps restant d'ici même. Je suis dans une grande affliction, parce que je la cherche ici, et qu'elle n'est nulle part autour de moi.
Evy, de nouveau très gravement malade, est hospitalisée d'urgence
à l'hôpital Ambroise Paré depuis le 26 novembre. Elle souffre
d'une variété rare de lymphome, - la maladie de Waldenström
-, du diabète, d'une crise aiguë d'anémie et de leucopénie
qui met sa vie en danger immédiat. Dans la nuit du 30 novembre au 1er
décembre, elle fait le rêve, ou plutôt le cauchemar suivant,
qu'elle me raconte le vendredi 1er décembre, clouée par l'épuisement
sur son lit d'hôpital:
"Je rêve que je vois devant moi une sorte d'embryon au stade de développement
primordial. Il est fait de cinq, six, sept, huit cellules qui d'abord se multiplient."
(C'est ce qu'on appelle la morula - la-mort-est-Ià ?) " Puis s'effectue
un mouvement inverse; le nombre des cellules régresse soudainement, elles
disparaissent sous mes yeux une par une, - huit, sept, six, cinq, quatre..."
A ce moment précis, Evy se sent les lèvres, la cavité buccale
et la gorge totalement sèches. Elle ouvre grand la bouche pour respirer
ou boire, mais en vain ; elle lutte contre un terrible retour du cauchemar:
" Les cellules de l'embryon s'en vont l'une après l'autre, il en
reste encore une ou deux ; bientôt il ne subsistera plus rien, - sauf
le néant, la nuit aveugle. je me réveille dans l'épouvante.
"
Ce rêve d'angoisse mortelle était de nature prémonitoire. Il figure l'inversion de la croissance embryonnaire, le renversement du sens de la conception et de la naissance, la chute dans la désintégration et la mort. C'est le dernier rêve qu'Evy m'ait raconté dans cette vie. Elle est morte quelques semaines plus tard, détruite par le lymphome déchaîné, après dix ans, ou plus, de résistance acharnée au mal, dans la nuit du 17 janvier 2007. Son rêve du premier décembre hallucine avec une précision inouïe ce qu'elle allait réellement endurer dans les derniers jours de son existence, à l'hôpital Saint-Louis et à la clinique de la Jonquière. Elle a eu prophétiquement la vision de sa propre destruction, et de son passage hors des formes de ce monde. Je prie pour que dans l'au-delà. son souffle soit en paix.
Ce texte a paru dans la Revue Temporel n°3