Justesse du monde visible, dans ce ciel de Judée, soulevé par ses collines rondes. Sur la crête chauve et éventée, au haut de la montagne, un sentier de pierraille court entre les cyprès. C'est un chemin de silex, à moitié effacé sous les ronces encore vertes ou les pelotes d'épines en fleurs, coupé par les éboulis de calcaire aigus, qui fuit vers la hauteur de la colline. Il serpent vers le foyer, le lieu du feu dans la pierre, cercle de la soif ou point d'eau asséché, mué en flamme solide, autel compact ou sépulture portant les traces - centres de bêtes ou de pommes de pin - d'une arrivée et d'une montée : lieu d'élévation du bélier pris par ses cornes dans le buisson du temps soudain immobilisé, figé dans l'instant présent. Le monde, ici, ne cesse jamais d'avoir lieu. Nous sommes debout dans la sphère de la manifestation perpétuelle, contemporains de l'épiphanie pour toujours.
Ce soir, à Jérusalem, en sortant du restaurant Shemesh, nous tombons sur une noce irakienne qui se célèbre dans une auberge d'à côté. ( ) Devant nous, en face de la chaise de la mariée, chemise blanche entrouverte et pantalon noir collant à ses cuisses maigres, un vieux Juif glabre et décharné, vif, nerveux comme un chat de gouttière, bondit soudain à pieds joints sur la table des noces, et se livre à une danse du ventre furieuse, en s'accompagnant de castagnettes de métal blanc qui brillent entre ses doigts secs. Le menton aigu, dévié vers la gauche dans l'effort, la peau du visage à la fois flasque et tendue autour de la mâchoire par un trismus extatique, il se trémousse, l'écume aux lèvres, les yeux mi-clos, révulsés, le front et le crâne chauve trempés de sueur, emporté dans son mouvement comme un derviche tourneur en transe. Il ose avec sa vieille carcasse agitée de soubresauts et de spasmes des battements d'une obscénité énorme et innocente, entraînant à la danse la masse des convives qui se pressent à ses pieds et frappent la cadence de leurs mains levées. Mais il n'a conscience de rien, il est entièrement abandonné au rêve de la volupté et de la jeunesse perdues. Il saute et bondit par-dessus les rangées de tables que heurtent, en s'agitant en mesure, de sombres matrones encore presque adolescentes, aux corps amples et basanés sous les robes de bal en dentelles bleu-ciel, lamées d'or. Puis il s'effondre au faîte du délire et disparaît dans les bas de la foule, comme une marionnette aux ficelles soudain coupées.
Je vais en autobus tous les matins, à huit heures, apprendre quelques rudiments d'hébreu à l'Ulpan des immigrants dans un H.L.M. du nouveau quartier d'Atiqot-Ashqelon. Hommes et femmes, adolescents et vieux, Juifs roumains, kurdes, lybiens, hongrois, argentins, marocains, nous sommes tous mêlés sur les bancs d'école. Pendant que le maître, un jeune immigrant tunisien, nous inculque les principes de la grammaire sémitique, les ménagères battent leurs tapis aux fenêtres des étages supérieurs, et toute la poussière s'engouffre dans notre salle de classe par la croisée grande ouverte. Autour du bâtiment vocifèrent des nuées de gosses yéménites. Dans la salle, de vieilles femmes polonaises s'astreignent à composer en hébreu leur première lettre de sollicitation. Celle-ci est toujours adressée à un certain Mar Doron, directeur du bureau de secours de l'Agence juive à Jérusalem. On y demande un appartement, un emploi, les premiers meubles du ménage. C'est ainsi qu'on rend pied en Canaan, et les études poursuivies dans notre Ulpan n'ont pas de but plus pressant que de permettre aux nouveaux-venus (par définition insatisfaits de leur sort) d'aller se plaindre, en un hébreu assez approximatif, aux autorités chargées, d'abord, de leur accueil puis de leur intégration matérielle à la Terre Promise. Tout, en Israël, est question de paroles, comme pour Dieu, jadis, au temps de la Genèse.
Voilà des années que, dès les premiers beaux jours de mars, nous descendons du nid d'aigle judéen pour festoyer dans la plaine philistine, courir, pêcher et nager sur la côte d'Ashqelon. Comme il fait déjà très chaud à la mi-juin, les enfants construisent une tente de fortune entre la mer et les falaises érodées qui supportent les dunes profondes. Elle est montée sur six longs bambous des sables coiffés de magnifiques panaches verts, que Daniel coup sur le rivage avec son couteau de poche, et couvre d'un vieux couvre-lit de satin rose effiloché aux volants claquant dans le vent, à l'ombre duquel nous nous vautrons dans la brise de mer sous une belle clarté tamisée. La tente est haute, elle vacille sur ses jambes de roseaux annelées comme un jeune poulain dressé dans la rafale. La plage est déserte d'Ashdod à Ashqelon six jours sur sept. A longueur d'après-midi nous y ramassons des bouts de verre ou de poterie, des monnaies byzantines presque effacées par le temps et le vert-de-gris, en attendant la cueillette des raisins sauvages et des figues bleues qui poussent plus haut, dans la dune.
Celui qui cherche les choses antiques recelées dans le sable connaît un état de vacuité légère et lumineuse, son esprit adhère au relief du sol vu de près, amplifié comme celui des grandes montagnes sur les cartes des continents. Il perçoit les taque font les fleurs de paille pourpres sur les coulées fauves du sable, les plantes rampantes à petites feuilles laineuses et à longues tiges serpentines portant dans leur écrin d'argent gris des boutons d'or qui sentent le térébinthe et l'urine. Le liseron blanc lève son capuchon vers lui, dans les matinées pascales. Les grappes de raisins naines suspendent entre ses doigts sous les ramilles de griffes roses et vertes, leurs ovaires de poisson aux petits grains rougeâtres.
Extrait de de la revue Ariel, numéro 15 - 1967, et de la revue Preuves, numéro 201 - novembre 1967