Ce qui rend aux poètes de ma génération la tâche si difficile, c'est l'obligation de formuler en même temps le nouveau "sentiment du monde", dépaysant à tous égards, différent de celui dont nous sommes les héritiers directes, et les principes, -positifs autant que négatifs - de sa manifestation dans le langage des signes. Non pas cela seulement, mais son incarnation effective dans des poèmes. Voilà notre triple tâche.
Entre ces trois missions simultanées, faut-il s'étonner si parfois l'esprit vacille et s'égare ? Car chacune demande pour elle seule une lucidité et une concentration absolues. Je serais meilleur artiste sans les deux premières obligations, meilleur penseur sans la dernière.
Mais la conjoncture historique et culturelle me paraît telle qu'il ne vaut pas la peine d'être aujourd'hui l'artiste modèle, dans le sens de la perfection formelle pure et simple : être bon artiste ne signifie rien, si ce n'est pour la manifestation d'un sentiment d'existence dont la mise au monde est justement la tâche primordiale des hommes de notre génération.
Inversement, cette émergence du nouveau Weltgefühl ne sera réelle, constatable dans ses effets, que dans la mesure où elle se fera expression. Là surgit le problème épineux des principes régissant celle-ci.
Alors, il n'y a pas à balancer ! Il nous faut entreprendre ces trois besognes en même temps, au risque de ne pas aboutir entièrement dans leur élaboration - tâche dont l'achèvement, et la perfection finale, seront le privilège de nos héritiers.
Extrait de la revue Solaire n°22-23 , automne 1978
Parfois, en rencontrant dans un séminaire ou hors de mes cours programmés quelques-uns de mes meilleurs étudiants, j'ai tenté de leur expliquer comme j'éprouve simultanément l'acte d'exister et d'écrire, le fait de vivre et de créer des poèmes. Je leur communiquais cet enseignement d'ordre privé, fort singulier, lors de nos conversations à bâtons rompus qui complètent utilement, à mon avis, les cours magistraux ennuyeux et les travaux pratiques pédantesques sur l'esthétique de Hegel ou les métaphores de la poésie baroque… L'expérience du poète enseignant ne peut qu'éclairer et approfondir, à ses risques et périls sans doute, les connaissances acquises du professeur de poésie ancienne ou moderne. Les prolongements de cette expérience intime dans le domaine de son enseignement sont évidents. Ils n'appartiennent qu'à lui, ou à ceux auxquels il les transmet de vive voix, dans le feu de l'instant vécu. Lorsque le poète enseignant, par le truchement d'une oeuvre étrangère, ou à travers la sienne elle-même, touche au point de jaillissement qui est aussi le lieu de son propre pouvoir créateur - un peu comme Baudelaire se découvrait dans la peinture d'Eugène Delacroix ou dans la poésie de Poe -, il cesse momentanément de jouer au docte professeur de poésie - de la poésie d'autrui, s'entend - pour laisser parler en son for intérieur le poète qu'il est, avant comme après les heures de cours dans la salle de séminaire poussiéreuse.
Extrait de La maison des vivants, p.121, Ed. La Nuée Bleue, Strasbourg 1996
Cet ensemble d'essais et d'entretiens couvre les dernières treize années (1983-1996).
En cette fin de millénaire, cet ouvrage de témoignage très personnel est en même temps orienté vers les problèmes essentiels liés à la vie spirituelle et à l'expérience religieuse juives comme peut les éprouver un poète contemporain affronté au monde et à lui-même.
Au cours des entretiens, les thèmes proprement religieux alternent souvent avec des considérations historiques issues des événements politiques actuels, tels qu'ils se manifestent tout particulièrement en Israël, depuis la "guerre du Liban" de 1982 jusqu'à 1996.
Mais c'est l'expérience intérieure qui prime dans ces textes, face à l'histoire que l'on subit à Jérusalem comme ailleurs. Devant les menaces de l'avenir il faut vivre et faire front : "demain, la seule demeure"...
Comme le feu des chandeliers dans mes rêves d'enfant, la lumière du buisson ardent parle, elle est enceinte de l'avenir, comme l'était aussi le bûcher d'Isaac, que surplombe la parole salvatrice porteuse de la bénédiction d'en-haut.
Feux d'automne en Alsace avant la guerre, rêves du salon familial illuminé par les flambeaux du piano droit de ma mère qui chantait des Lieder de Mozart ou de Schubert, vision nocturne de la cathédrale de Strasbourg en ruise embrasée par mille veilleuses vacillantes : bien qu'annoncée et désirée, la lumière, comme le goût charnel de la révélation, pour moi vient à la fin. D'abord règne le monde de l'eau, du marécage, du minéral obscur, pesant et mouillé, qui est la matrice de la terre opaque. Ce sont là les signes de l'interdit, les indices de mes limites, annonce d'une forme scellée, sévérité du style, ordre et clarté nostalgiques du visible...
La lumière en moi est révélation progressive, montée lente de la splendeur, dévoilement prolongé des rayons issus des noyaux pulsants enfouis dans la nuit brumeuse du dedans. Il n'y a pas d'épiphanie par effraction, d'extase triomphant une fois pour toutes entre deux néants temporels. la marche est manifestation, nos jambes nous tiennent lieu de racines initiatiques, nos deux pieds libres et savamment articultés constituent nos seules assises métaphysiques en ce bas-monde. "L'infini, non fini, n'est pas un infini."
Il nous faut donc marcher seulement dans nos propres chaussures, jusqu'à l'usure ultime. Certes, les chausures ne sont pas sûres dans la fuite des chemins et des heures. Mais ce sont les miennes que je chausse ; c'est sur mes semelles, dans mes propres sandales, grâce à elles que je suis en marche, en m'épuisant avec elles, victimes et complices allant ensemble de trace en trace vers le lieu, vers l'instant futur.
Extrait de Vision et silence dans la poétique juive : Demain la seule demeure, Editions l'Harmattan, Paris 1999