Les mots de l'origine


La cour de l'école - © Alfred Dott
Ecole
En absorbant les mots de mes parents dans l'enfance, je me suis appris moi-même. J'ai accepté et reconnu les autres les plus proches, nos voisins, des hommes plus lointains aussi. J'ai recueilli en moi la terre, le vent, l'eau, le ciel, la forêt, la pierre ou la brique des maisons, le pain, les fleurs les fruits, les animaux. J'ai suscité en les nommant, puis intégré à mon être leur véritable essence, comme elle se révèle à un enfant. Car tout cela, c'est dans les premiers mots qu'on le reçoit en partage. Ainsi se structure en chaque personne le visage innombrable mais défini de son propre univers. Une présence du monde s'inscrit au plus intime de soi-même.

Au commencement d'une vie, les gens, les choses et les mots prennent une acuité de sens, une intensité de présence, un rayonnement interne extraordinaires. Etres et paroles, tout ce qui rencontré dans l'enfance brille d'un éclat d'outre-terre. Les rares souvenirs authentiques qui nous en restent gardent une puissance sensorielle inouïe. Comme si de ce temps-là, de ce pays-là nous parvenait encore une radiation semblable à celle de très lointaines étoiles intérieures. Les choses et les mots de cette sphère d'existence paraissent chargés d'une énergie souterraine, qui passe à travers le temps d'une longue vie consumée sous le soleil quotidien. C'est comme s'ils demeuraient, aujourd'hui encore, doués de la magie de l'origine inconnaissable

Je le sais, on peut faire du lyrisme facile à propos de l'origine. En réalité, elle nous reste voilée, elle nous échappe à l'âge de la maturité, mais en partie seulement. Ce qui, d'elle, parvient tout de même jusqu'à nous s'investit dans les perceptions et les paroles qui ont subsisté en nous depuis cette époque-là. Leur survivance obstinée prouve à quel point ces éléments primordiaux comptent dans notre économie psychique d'adultes. Or, pour les hommes et les femmes de ma génération, nées entre le Rhin et les Vosges immédiatement après la Première Guerre mondiale, c'est en dialecte alsacien que ces événements intérieurs décisifs se sont produits.

La révélation de la réalité du monde en nous, comme celle de l'âme singulière qui la percevait pour la première fois, c'est à travers l'héritage du dialecte déjà contesté dans les années 20 de ce siècle par le pouvoir en place, au moyen de ce don parental ambigu, de cette demi-malédiction, qu'elle a pu s'effectuer dans nos personnalités enfantines déjà soumises à l'épreuve, menacées au départ d'aphasie spirituelle. Tout bien considéré, nous n'avions pas choisi de naître dans l'univers géographique et social étroit du dialecte. Mais l'ayant reçu en partage, étant engendrés, constitués et formés par cette parole magique autant que persécutée, nous devions forcément lui rester fidèles, à elle aussi, avant tout, si nous préférions sauver notre intégrité, demeurer honnêtement à l'écoute de nous-mêmes.

C'est ainsi qu'à travers une vie faite de pérégrinations, d'exils, d'aventures nouvelles, je n'ai jamais abandonné l'usage de mon dialecte natal. J'en ai fait l'emploi écrit, non content de le parler seulement avec mes proches. En un sens, à mes yeux, la mise en acte du dialecte, devenu par ailleurs si lointain, presque irréel, constitue encore la sauvegarde du chemin d'accès à la lumière secrète dont je suis moi-même issu gratuitement, par don de naissance, comme le sont toutes les créatures humaines.

Quartier "rue des Marmottes" - © Alfred Dott
Il existe -comment dirais-je ? - une approche quasi religieuse des paroles qui me lient à mon propre commencement en ce monde. D'abord dans les mots du dialecte : puis, vers cinq ou six ans, quelques rudiments de français scolaire sont venus compléter le maigre trésor familial dans l'ordre du langage articulé. La voix de mes parents, des aïeuls, transmise par l'oreille, de bouche à bouche (comme on dit en hébreu), s'est édifiée en moi, pierre après pierre, me bâtissant moi-même en retour. Ainsi s'est construite en chacun sa demeure personnelle.

Mais il existe dans le lieu mental une source plus profonde, dont les eaux viennent de plus loin, dont les origines se cachent dans le futur inouï autant que dans le passé. Ces langues de la première et de la seconde enfance, qui contribuent de manière décisive à l'édification de soi-même, réfractent beaucoup plus fortement que celles de l'âge adulte la lueur d'une source qui nous échappe. Il est très difficile d'en parler, mais je voudrais l'invoquer justement parce qu'on ne peut presque rien en dire : une source qui explique, par exemple, l'apparition de la peinture, de la poésie, de la musique, l'existence de la littérature et de tous les arts en général.

Ce qui reste de la langue maternelle, ce n'est pas le dialecte du folklore, l'idiome facile des grosses plaisanteries. Ce qui reste, c'est ce que la mère disait vraiment à l'enfant attentif quand elle était seule avec lui : les syllabes chantées, les mots, les phrases qu'il apprend dans cette période si grave et si gaie de sa vie commençante. Au cours de cette expérience unique qui déterminera son destin, l'enfant découvrait à la fois le réel et le rêve, à partir des mots paternels soufflés à son oreille par la voix chantante de la sa mère. Voilà la "Müedeschprooch" authentique, le noyau vivant de la parole humaine première. En elle se trouve la demeure du luxe suprême, l'invention de l'être au monde, par chacun de nous.

Parer et écrire - ultime folie ! - un dialecte décrié et voué à l'oubli, certes, il n'y avait rien à gagner dans cette aventure-là, sauf la vie elle-même… Je parie donc pour la vie, complice de ceux, fort peu nombreux aujourd'hui, qui aspirent à un lendemain, en dépit de tout. Ceux pour qui la lettre Aleph, même cachée et muette, fut et sera le soubassement rayonnant de tout l'avenir terrestre. Fidèle à la tradition de l'Aleph, - fût-ce à travers le dialecte déclinant et menacé de ma province d'origine -, la lettre écrite qui porte en elle-même la semence occultée de l'existence future ! J'ai le sentiment de n'avoir pas si mal placé mes atouts, dans les circonstances historiques difficiles que j'ai affrontées depuis le premier quart de ce siècle finissant. J'espère que d'autres viendront à leur tour saisir la balle au bond.

Il s'agit de toujours surmonter l'obstacle, de surgir au-delà, comme l'ange qui sautait par-dessus les maisons au linteau teint du sang de l'agneau pascal, dans le prodigieux récit biblique de la sortie d'Egypte. Il faut provoquer une situation qui donne sa chance à la vie, au lieu de baisser les bras en gémissant lâchement : "Tout est perdu d'avance." Ce truisme n'avancera nullement notre affaire. A force de s'obstiner dans la conquête de l'impossible, on passe de l'autre côté des murs de la prison de ce monde. Tant que je danse, je suis. La sombre fête continue.

La situation particulière que j'ai vécue est celle du déchirement précoce du tissu langagier initial. Prospectant l'étendue de mon désastre, j'ai réussi à creuser assez loin sous les décombres amassés en moi-même, jusqu'à parvenir à la nappe phréatique du commencement intime. Cette nappe, je lui donne un nom emblématique : c'est le lac de la rosée, le domaine de l'Aleph en moi. L'Aleph est la source de toutes les paroles articulées, brisées ou florissantes, qui adviennent en nous plus tard au cours de notre pérégrination terrestre. Parce que, chez les hommes de ma génération, le tissu linguistique de la petite enfance a été brutalement déchiré, l'héritage parental sapé par l'enseignement du mépris, mon accès solitaire à ce qui se dissimule sous cette immense déchirure psychique a été rendu possible, sinon inévitable.

La connaissance du domaine souterrain de la douleur est un des bénéfices secondaires d'une conscience éprouvée. Mon choix se réduisait à un une simple alternative existentielle : accepter la mort spirituelle, le lent suicide par étouffement volontaire, la mutilation du don de parole, consentir au dessèchement de mon âme oublieuse et mutique ; ou alors creuser plus loin, forer dans la souffrance sans mots, chercher sous elle l'eau de Jouvence la plus profonde. La quêter jusqu'au lieu sans lieu où elle se retire quand elle est chassée du monde des hommes : la suivre à rebours jusqu'à la source interde la rosée première : "car ta rosée, dit le prophète Isaïe, est une rosée de lumières." Cette eau-là seule désaltère l'errant du désert, sa lumière secrète l'illumine vraiment. Elle permet de voir clair dans notre destin, pour savoir enfin que faire de notre vie égarée.

Un des avantages paradoxaux du mutisme imposé à nos générations par l'histoire européenne, c'est qu'il a fallu descendre dans ces profondeurs insondées, où tout était encore domaine vierge, un lieu d'engendrement silencieux. Effleurer des lèvres la source intérieure de ce jaillissement ne saurait se faire que dans les circonstances du dénuement extrême, lorsque tout l'acquis de l'expérience humaine est menacé d'effacement au milieu de l'universelle perdition. Nous avons connu de telles situations, affronté les mains nues quelques apocalypses contemporaines. Leur souvenir m'a poussé à écrire le poème Les Orties noires, en 1982, à Jérusalem.

Forêt de Gries - © Alfred Dott
La plupart de mes copains de collège alsaciens ont été massacrés dans les tragédies guerrières de notre siècle. Le tissu vivant des hommes et des femmes de ma classe d'âge a été lacéré par la bête en fureur. Notre étoffe langagière commune fut réduite en lambeaux dans les heurts insensés entre nations voisines, les ambitions paranoïaques et brutales du continent européen. Les mots sont aussi la chair vivante de l'homme. Ce qui, dans l'enfance, parlait librement en nous à la face du monde illuminé par le langage natal a subi un destin analogue à celui des jeunes êtres qui portaient en eux cette parole et qui ont été anéantis. Leurs corps mutilés sur les champs de bataille ou les lieux de supplice du génocide rejoignent, dans le silence des charniers, le mauvais mutisme ricanant de leur parole assassinée. Tout a été jeté en pâture à la méchanceté ou à la folie froidement calculatrice d'autres hommes, leurs frères meurtriers.

A partir du déchirement de la parole et de la chair, perversement sacrifiées ensemble comme si elles s'accomplissaient l'une dans l'autre, devient parfois possible la descente périlleuse jusqu'au lieu du jaillissement mélodique premier, dont on ne peut que rebondir vivant. La faille de l'inguérissable souffrance, la fissure du manque et de l'asphyxie que met à nu l'état mutique, c'est bien elle, "la sente aux orties noires" qui ramène la personne humiliée, privée du monde et de soi-même, à son tréfonds indicible, l'initie au domaine occulté de l'Aleph fondateur. L'autre voie ne peut mener qu'au désespoir et au renoncement. Ce qui est décourageant dans le suicide réussi, c'est qu'il nous offre peu de perspectives d'avenir : vérité première, comme toute lapalissade !….

Mais nous autres, nous ne renonçons pas si vite à l'avenir. Nous rentrons dans notre coquille, nous faisons semblant d'oublier, d'enterrer dans notre nuit tout souvenir. Rétractés, muets, nous attendons. Nous avons une capacité formidable de patience silencieuse, de guérison clandestine, et puis de rejaillissement inattendu. Alors que nu n'y croyait plus, tout à coup, cet être fantôme, qui paraissait anéanti, resurgit. Il clame ici-bas sa présence imprévue, souvent peu souhaitée et mal tolérée, comme le sont la plupart des revenants de l'Histoire. Mais, pour en arriver là, il a fallu payer un terrible droit de péage, forer un tunnel à travers les zones d'opacité du temps, les murs de misère spirituelle, la simple détresse humaine, afin de rebondir un jour à la lumière utopique d'un monde réconcilié qui se voudrait enfin bienveillant : "L'espoir en la parole est promesse du monde".

Extrait de Apprendre la nuit Ed. Arfuyen, 1991

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