L'expérience de la vie intérieure dans la tradition spirituelle juive


Apportant ici un simple témoignage personnel, appuyé et éclairé par la tradition spirituelle du judaïsme, je voudrais poser mon regard sur la façon dont j'ai vécu l'expérience de la poésie en gestation, évoquer le mouvement spontané de ma vie intérieure face au surgissement du monde, du langage et de mon propre être incarné en eux, afin de dégager autant que faire se peut ce qui constitue à mes yeux la source et la condition d'émergence de la poésie: celle qui est articulée, entendue, lue enfin, - flux de mots vibrants dans l'espace coloré du monde et le temps précaire des hommes. Étroit est le passage du vivant vers une parole vraie, difficile, l'humble approche d'un verbe enfin délivré de la fascination des images et détaché du culte des idoles.

Il existe en nous un bon et un mauvais silence. Le bon silence, c'est celui de l'écoute, celui de l'ouverture de l'âme à l'art, à la lumière et à la nuit, à la parole initiale du monde. Le roi David, dans un psaume, remercie Dieu de lui avoir profondément "creusé l'oreille". Retrait en nous, caché derrière le voile des formes, des images, des événements fugitifs, s'abrite le lieu de toute confiance et de plénitude dans le repos - parfois je l'appelle le lac de la rosée - d'où jaillit, hors du silence, la possibilité de la perception des choses, et de la parole en même temps. Les obstacles de la vie quotidienne dressent mille embûches sur le sentier de ce jaillissement premier. Nous durons, nous respirons, nous parlons, nous survivons d'instant en instant par la grâce de ce lieu saint caché en nous- mêmes.

Avant tout, et après tout, s'affirme heureusement une puissance d'émergence indomptable. Un lieu de toute confiance, dont le silence est la métaphore.Il est le lieu en nous de l'unité primordiale.

Je me suis parfois demandé comment s'effectue chez moi, dans la profondeur de mon être sensible, le travail de création au moyen de la parole articulée. J'ai ressenti depuis ma jeunesse que le moment de la poésie, - l'émergence du temps hors normes lié au noyau poétique caché dans le langage quotidien, se compare à ces soleils de calcite dorée qui rayonnent à l'intérieur de la montagne opaque de Judée, à l'entour de Jérusalem, comme des coeurs de feu et de miel silencieux. Ce moment de naissance unique correspond à l'éruption d'un présent absolu dans notre for intérieur. Un absolu, cependant, dans le monde relatif et changeant où nous vivons, c'est une ombre qui nous échappe toujours. Mais par la musique, la poésie, l'activité miraculeuse de l'art, nous nous assurons tout de même quelques échappées vers l'absolu. Nous éprouvons des montées, des extases, une percée verticale de la conscience où le travail de la dialectique besogneuse rivée au passage des heures semble s'interrompre tout à coup. Dans le moment excessif du poème la petite conjonction "et", signe de l'imperfection, mesure de notre limite, disparaît. Un temps merveilleux d'accomplissement paraît se réaliser, tragique ou heureux, les deux ensemble, parfois ! Mais ce n'est qu'un instant. L'errance retrouve aussitôt son cours. Cette errance qui, à mes yeux, prend l'aspect du long fleuve obscur et tourmenté du temps à l'oeuvre dans une page de prose. Et pourtant, à travers le mouvement chaotique de la perte, la course à bout de souffle jusqu'au fond de l'horizon, reviendront les moments d'extase, les montées, les lumières du poème.

Celui-ci est une épiphanie, un apparaître fugitif doué à la fois de mouvement et d'immobilité. La flamme danse sur place. Le sculpteur, l'architecte font surgir de leurs mains et de leur regard un monde entier. Ils tentent de donner de cette flamme une image définitive. Dans leurs oeuvres nous voyons la flamme, immobile dans l'espace. Pour un jour d'émergence incertain, le sculpteur a réussi à transformer la flamme dansante et insaisissable de l'intériorité humaine en matière terrestre. Dans le même élan, il a su imposer un aspect de son visage le plus intime (les panim de la tradition biblique) à ce qui était auparavant pure extériorité inerte.

Le moment où j'écris mon poème, c'est l'heure illuminée où les mots, pour moi, acquièrent une présence à la fois rayonnante et substantielle. Lucides mais ductiles, ils tendent alors à réaliser entre eux une figuration concrète faite d'immobilité dansante. Celle-ci dure dans un temps comme médusé, un temps arrêté en tournoyant sur soi- même, qui monte dans sa propre spirale. Le poème réussi est tout ensemble matière musicale, tissu sémantique, et mouvement perpétuel. Ces moments arrachés à l'alternance des temps contraires, à l'agonie de la conjonction "et", nous font passer au-dessus des frontières. Bien qu'intensément réels, immédiats, ils ne sont déjà plus tout à fait de notre monde. Nous emportant au-delà, ils nous échappent. Vers le haut. Et je sais très bien, par l'expérience de toute une vie, que cette explosion lyrique ne peut s'achever que dans le retour au flot de la prose quotidienne. Nous sommes voués à la reptation existentielle dans le marais des jours. Déjà recommence la succession pénible des années subies sans issue apparente: une sorte de forage dans le noir. Ainsi font les ouvriers dans les mines de fer ou de charbon. Ils creusent la roche en profondeur pour en extraire les masses de houille ou de métal, patiemment arrachées, strate après strate, au ventre de la terre. Cette contradiction est un des grands paradoxes de la création. Au conflit entre l'extase et la patience infinie nul écrivain ne saurait se soustraire. Il est la préface rigoureuse mais exaltante de son oeuvre.

Cette expérience fondamentale de la condition poétique, s'ajoutant à ma vie si riche en contrastes, si étrange par certains côtés, a fait de moi un homme toujours en retrait, auteur d'une oeuvre qui demeure volontairement en marge de l'actualité immédiate, un témoin, un voyageur qui brasse dans sa mémoire plusieurs existences simultanées. Je prête ma voix à un monde complexe, doté d'une variété de formes et de contenus. Je ne m'identifie qu'à cette fonction-là, ne m'inféodant à rien ni à personne d'autre que lui: "Rien n'arrive, sinon être présent au monde.».

La petite veilleuse qui brûle avec patience
Dans le coin le plus noir de la maison du Père,
Saura-t-elle à la fin nous soulever ensemble
Par delà tout le mal et plus haut que la nuit ?
La demeure est le secret dont notre exil fut la quête :
Une présence errante dans le vent du désert.
Nous pourrons revenir à la maisonperdue
Grâce aux paroles tues, comblées par le silence.
Dans la mémoire du vide germe la parole unique,
Ressuscitant son jour comme le feu de la veilleuse
Dans la chambre enténébrée du mort.
Au milieu de l'ici mortel, nous trouverons
Notre ultime recours ailleurs.
Nous possédons un non-lieu de retour ailleurs,
Nous avons un bon lieu ailleurs,
Une confiance gardée dans l'ailleurs bienveillant :
Là-bas où meurt et refleurit, sur la source muette,
La verte lumière vespérale.
L'oiseau de feu monte la garde
Aux portes du secret,
Mais bien qu'il tarde, je l'attends
Jusqu'à l'irruption de mon aube dernière,
Ce soleil douloureux qui mûrit dans ma nuit.
Déchirements et enrichissements liés à notre simple présence au monde, alliances et ruptures, fécondations et solitude, instants de brève exultation au milieu des angoisses récurrentes, voilà ce qui compte à mes yeux. Un homme ne participe que de ce qu'il vit réellement. Le reste n'est que fumée. Écrivain, je m'identifie donc à ce que fais en vivant; je n'écris jamais par ouï-dire, mais exclusivement par joui-dire, si je puis m'exprimer ainsi, J'écris en m'efforçant d'accomplir en moi l'être humain dans sa vérité pauvre et nue. Mais je le fais en toute humilité, car je crains de me bercer d'illusions sur moi-même. J'essaie patiemment de m'approcher de l'unité virtuelle de mon être, toujours remise au moment futur qui nous sauve. Une unité réelle, au coeur de laquelle nous serons peut-être vraiment accueillis un jour. C'est vers elle que je tends de toute mon âme. Mais dans l'intervalle, qui remplit notre existence inquiète d'ici-bas, je ne tiens pas à me morceler plus qu'il ne faut. Chacun de nous n'est-il pas déjà suffisamment brisé, réduit en miettes par l'expérience quotidienne ? À mes yeux, il s'agit d'accepter humblement les souffrances causées par tant de ruptures, en s'efforçant de sauter par-dessus les failles comme au moment du passage de la Pâque, porté par l'élan de la langue elle-même, - Pe Sach, c'est la bouche qui parle... dans une sorte de folie qui serait générosité pure, libérée par l'enthousiasme de nos petits calculs intéressés habituels. En même temps, j'aime mettre en oeuvre parfois une lucidité non exempte de dureté, une ironie qui, bien au-delà de mon espièglerie native, peut aller jusqu'à la repartie caustique, quand cela m'arrange... Voilà les moyens dont je dispose pour transgresser les frontières sans m'enliser dans les marécages qui les défendent, toujours dans l'espoir chimérique d'entraîner autrui à ma suite. Car le but poursuivi, c'est de faire entrer dans la ronde les humains inconnus qui m'entourent et me suivent, tous ceux qui, aujourd'hui ou demain à l'aube, voudront bien danser avec moi. Parodiant Descartes, j'ai noté dans un de mes carnets de route : "Cogito ergo sum ?" Je ne sais pas si je pense. Alors : "Je danse, donc je suis.". C'est beaucoup plus sûr.». Danse de poète, célébration charnelle et spirituelle à la fois, délivrée des dogmes et des contraintes verbales. Une danse pour être dont la trace est double. D'un côté elle mime la montée d'une colonne de calcite rayonnante et dorée jaillie hors du temps, qui aspire à durer toujours, comme le rêve d'une oeuvre humaine parfaite demeurée à jamais hors de notre atteinte. Mais aussi la flamme vive, fragile et mortelle, qui s'abîme aussitôt dans la nuit dont elle a surgi : une torche de sang et de braise vacillante charriée sans loi par le fleuve sauvage du devenir, qui nous emporte tous vers l'abîme.

J'allie en moi la tentation du poète qui se veut le danseur de l'instant, le figurant fugitif de l'éphémère sans prix, et la tentation antithétique du sculpteur qui voudrait se faire le danseur immobile de l'éternité, celui qui sait ralentir le mouvement démentiel de ce qui passe pour le retenir et le fixer, peut-être, dans la pierre blonde immuable. Le poète en moi rêve d'être tout cela à la fois, d'unifier dans sa nature multiple et bondissante ce qui, dans la réalité de la matière comme dans la succession concrète des mots sur la page écrite, ne se fait jour qu'en alternant en périssant pour resurgir tour à tour. Être présent au monde tout à la fois, c'est recréer en notre finitude morcelée un être humain entier, conjurer au fond de nous-mêmes une personnalité enfin achevée, Un humain qui ne soit pas seulement fait de dam, de sang qui coule, qui fuit avec le temps, qui brûle avec notre vie et qu'on ne revoit plus; mais enfin le véritable A-dam, l'homme accompli porté par son initiale sainte et silencieuse, seule garante de notre unité intérieure, Adam fils de l'Aleph qui est la pierre de fondation occulte de tout ce qui surgit un moment à l'être pour s'évanouir demain soir dans le fleuve joyeux des feux follets célestes.

Comme le peuple errant recevait chaque matin sa portion de manne trempée de rosée au désert, la phrase rythmée que prononceront nos lèvres humectées sera une parole de rosée lumineuse, identique à celle dispensée aux poètes qui chantèrent un jour les Psaumes ou le Cantique des Cantiques.

Le silence de l'Aleph nous invite à entrer dans la cité de la présence: "Fais silence, observe Na'hman de Bratslav, alors s'élèvera en toi l'intelligence demeurée allusion dans l'Aleph,... et je t'inculquerai la sagesse.». La sagesse même est comprise par ce maître comme une mélodie à délivrer qui habite le poète, un joyau à mille feux voilés enfermé dans la chambre forte de son coeur. Le nigoun d'enfance que je murmure aujourd'hui encore sur terre sera chanté en moi, là-bas dans les ténèbres de la mort, jusqu'à l'instant inouï de la surrection finale: ce nigoun-là, c'est la petite mélodie sourde de l'Aleph, la musique presque inaudible et sans mots qui soutient en moi l'édifice entier de la parole articulée.

Une parabole talmudique sur un verset de l'Écclésiaste, attribuée à Rabbi Méir (Kohéleth Raba, 1), observe que, quand l'homme vient au monde ses mains de nouveau-né sont fermées, comme pour dire: "Le monde entier est à moi; je vais l'avoir enfin en ma possession !". Il rêve de saisir dans ses poings serrés la totalité des choses, l'espace et le temps pleins de cette vie. Mais le mourant, lui, part les mains tendues, grandes ouvertes, comme pour dire: "Je n'ai rien eu en ma possession, de ce qui est au monde présent". Ce laisser-partir, ce dessaisissement infini, c'est lui, "le soleil douloureux qui mûrit dans ma nuit."

(Extrait des actes du colloque Modernitat é religio (1995), XIIème Université d'Eté, Principauté d'Andorre, pp. 73-87)

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