A la recherche du temps vivifié
ou
Claude Vigée et l'autobiographie en gésine
Regard sur Un panier de houblon
par Francine KAUFMANN
Autobiographie des origines, saga familiale, fresque alsacienne, fable de
la genèse du monde,
Un Panier de houblon,
(1)
est l'enregistrement, sur les aplats de la page blanche, de la promenade d'un
conteur, cocasse et tendre, au gré des méandres du long fleuve
de la mémoire, tantôt rapide, tantôt s'attardant voluptueusement
et soulevant des effluves oubliés. Parfois le promeneur retourne sur
ses pas pour revoir et détailler à loisir une image qui l'a
frappé ; parfois il court en avant à la rencontre d'un paysage
qui constitue l'un des points saillants du panorama ; parfois encore il fait
halte pour réfléchir à ce qu'il vient de voir ou à
ce qui l'attend au détour du chemin.
Dans cette somme de huit cent cinquante pages, on trouve des portraits, des
paysages, des tableaux croqués sur le vif gravant dans l'écriture
les jours de labeur et les jours de fête d'une existence provinciale,
faussement tranquille, ciselés dans des phrases amples, sinueuses,
fastueuses, aux images insolites et gourmandes, qu'il faut prendre le temps
de savourer. Le sous-titre du premier volet du
Panier de houblon :
La verte enfance du monde, traduit à merveille
l'innocence et la naïve cruauté des souvenirs d'une enfance qui
se déroule dans un univers en sursis, où la
Shoah n'a
pas encore imprimé sa marque indélébile. C'est le regard
d'un enfant juif d'une petite ville ouvrière d'Alsace, amoureux de
la nature et qui observe les hommes avec une curiosité d'entomologiste,
non dépourvue d'esprit critique et ironique, toujours empreinte, cependant,
d'une indulgence infinie. Le tome deux :
L'arrachement, retrace
les derniers émois de l'adolescence avant l'exil (sans être la
suite obligée du tome un, les deux tomes ayant d'ailleurs été
"écrits simultanément", selon le témoignage
de l'auteur (cf.
Vision et silence dans la poétique juive, p.
159).
Ce n'est pas la première fois que Claude Vigée se penche ainsi
sur son enfance. Les fidèles de son oeuvre connaissent bien, déjà,
ses grands- parents paternels, Jules et Coralie, drapiers de leur état,
petits-bourgeois libres-penseurs, enracinés de longue date dans le
paysage de Bischwiller, mais aussi ses grands-parents maternels,
Léopold
et Sarah, anciens paysans exilés de leur campagne de Seebach où
ils faisaient commerce de blé et de houblon. (Le tome 1 du
Panier
s'ouvre sur le rituel annuel de la cueillette du premier houblon mûr
par Léopold). Ils connaissent de même les ancêtres, patriotes
et combattants des armées napoléoniennes, ainsi qu'une kyrielle
d'oncles et de tantes, de cousins et de cousines, hauts en couleur. Mais dans
les livres passés, les portraits fusaient au gré des souvenirs,
enchâssés dans le flux vivant et jaillissant des récits
et des réflexions de l'homme adulte, en un mouvement de flash-back
qui se détachait un instant du présent de la narration pour
flotter dans un temps incertain. Ici, l'oeuvre se donne comme une autobiographie
délibérée, entreprise avec le point de vue retrouvé
de l'enfant sur lequel s'accroche la lorgnette de l'homme accompli et le prisme
du poète. Comme l'explique Claude Vigée à une amie d'enfance,
Le Panier de houblon est le résultat d'une "expérience
intérieure périlleuse" qui consiste à revivre en
remontant à mes premières années, retrouver le goût
précis des heures effacées, pour savoir une fois de plus "comment
c'était". Mais le revivre en pleine conscience de son effacement,
à distance, du point de vue de toute une vie d'adulte cette fois-ci
(2).
1. L'architecture du "Panier de houblon"
Dès la première page, après les citations de l'exergue et avant les pages en prose de l'Avant-propos, un poème isolé offert en guise de "Dédicace" présente l'auteur et son propos : "prince danseur" de "l'arrière été" qui remplit son panier de houblon des fruits destinés à ses arrière petits-enfants. Une moisson qui mûrira :
"dans la double lumière
de la lune tardive
et du soleil levant" (Dédicace, p. 9).
On retrouve ici l'écho des titres de ses premiers poèmes et de ses premiers récits, précisément fondés sur l'autobiographie (cf. "
L'été indien", 1957, "
Moisson de Canaan", 1967, "
La Lune d'hiver", 1970, et "
Le soleil sous la mer", 1972).
D'ailleurs, au détour d'une page, il arrive que par une note brève,
le narrateur renvoie son lecteur aux évocations et aux portraits de ses
oeuvres précédentes de même qu'en exergue du
Tome 2
on retrouve deux courts textes de ses livres antérieurs concernant les
illusions du temps qui passe, la simultanéité des expériences
passées et présentes et la puissance de la marche en avant.
De la sorte ce maître livre du poète qui se prépare doucement à entrer dans la nuit est un "psaume d'arrière-été" (l'
altwiwersummer comme on dit en Alsace, saison flamboyante qui le "fiance avec sa nuit",
ibid.). C'est un pont jeté par Claude Vigée, une passerelle qui enjambe son oeuvre et sa vie pour rejoindre les prémices de la création, la "verte enfance du monde". (Le parallélisme entre l'"enfance vécue", la "saga familiale" et la "genèse du monde" - T. 1, p. 11 - est souligné par la division de chacun des deux tomes en "sept journées", allégorie des sept jours de la création).
Pourtant le
Panier de houblon ne se présente ni comme une somme, ni comme un testament : "Je ne me suis pas engagé à édifier pierre à pierre, selon une architecture préconçue, le château fort sans issue de mes souvenirs" (T. 1, p. 11).
Les trois citations, proposées en exergue du tome 1 : "Toute connaissance est biographie", (Yeats), "Et tout est toujours maintenant" (Eliot), "Ni avant ni après dans la Torah" (
Talmud de Babylone, Pessa'him 6 b), sont rendues explicites par cette confidence du poète placée significativement presque au milieu géographique du premier tome :
"L'irruption perpétuelle du souvenir
dans le présent, comme la révélation continuée de
la Torah, "ne connaît ni avant ni après". Car tout est
toujours maintenant, pour moi qui à soixante-douze ans suis soudain devenu
mon propre ancêtre! (...) Car enfin où mène-t-elle, cette
histoire unique faite d'histoires chaotiques mises bout à bout par le
temps qui détruit, par le temps qui préserve ? " (p. 208).
La voici donc, révélée, l'étrange architecture de ce récit aux courbes sinueuses, aux ruptures apparentes après quelques pages bien ordonnées, aux répétitions qui ramènent à un même point du temps pour repartir dans une direction différente avant de rejoindre le cours principal du récit, comme ces méandres du fleuve-mémoire qui s'écartent un instant du lit de la rivière et la rejoignent plus loin, l'enrichissent d'alluvions apportées d'ailleurs. Au fur et à mesure que surgissent, préservées vivantes dans un éternel présent, les images et les sensations conservées dans la mémoire, on sent bien que le livre n'est pas seulement un voyage individuel, aux sources de l'enfance. C'est l'antique civilisation judéo-alsacienne, rayée de la carte du monde par la volonté malfaisante des nazis et de leurs comparses de Vichy, qui ressuscite avec ses parfums, ses goûts et ses couleurs, de par la volonté tenace et fidèle d'un poète au soir de sa vie qui, dans sa chambre de Jérusalem, ranime avec des mots qui appartiennent à tous les hommes, les braises toujours vivaces de sa mémoire alsacienne, personnelle et collective :
"A la fois genèse du monde et saga familiale assignée au génie du lieu, cette fable éclaire avec les mots d'aujourd'hui ce que signifia la réalité singulière d'une enfance vécue dans l'Alsace rurale d'avant-guerre maintenant disparue" (...) "Le monde évanoui d'autrefois n'est pas invisible pour toujours : il m'est revenu fidèlement à l'esprit, à mesure que mon âme se mettait à vibrer, comme jadis, au contact de leur musique fugace ; le miracle, s'il eut lieu, est dû à l'écoute de la mélodie quotidienne enfouie au coeur de ces paroles" (T. 1, pp. 11-12).
2. Une saga judéo-alsacienne à l'ombre de la Shoah
Comme le dit la page quatre de couverture du premier volume : "De la même manière que Balbec et Méséglise, par la grâce de Proust, ne quitteront plus notre imaginaire, de la même manière Seebach et Bischwiller, par celle de Claude Vigée, appartiendront à notre mémoire".
Et c'est vrai que désormais l'historien des moeurs qui voudra comprendre les ressorts de l'âme et du mode de vie judéo-alsacien devra recourir à Vigée, tout comme il recourt à Georges Sand pour faire revivre les traditions du Berry, à Pagnol pour ressusciter celles de la Provence ou à Agnon pour recréer le Shtettel, la bourgade juive d'Europe de l'est.
L'anthropologue y trouvera aussi son compte : non pas dans le récit bien ordonné et anonyme du discours scientifique mais dans le surgissement tactile et subjectif, donc sensible et convaincant, des moments privilégiés qui rythment la vie et l'année juives, à travers le prisme individuel des personnages familiers du petit monde de Claude Vigée-enfant.
Nous assistons ainsi, dans le premier volume, à la naissance d'Evy, la
cousine-épouse, et à la cérémonie rituelle de sa "nomination",
Hoolé-Graasch
(pp. 166-167), au dépôt de la
mappa
de Yehochoua ben-Yossef (alias Claude Strauss-Vigée) à la synagogue
à l'âge de trois ans (pp. 79-82), au mariage du cousin Marcel Lévy
en 1936 (pp. 143-156), aux maladies, aux enterrements... aux prières à
la synagogue et aux fêtes familiales et collectives. Mais ce petit monde
n'est pas uniforme. C'est ainsi qu'il ne faut pas confondre le Kippour rituel
de Léopold et le Kippour blasphématoire de Coralie (pp. 88- 92),
le Kippour éthéré des vieillards en longs
sargueness
blancs (suaires) et celui plus laborieux du père Isaac, dont la langue
blanche et chargée témoigne rituellement des privations du jeûne
(pp. 388-395). Nous vivons les soirées de
'Hanouka
en Alsace (pp. 27-30), le
seder
de Léopold (pp. 380-381). Nous croyons humer et goûter les plats
préférés des juifs Alsaciens, parcourir leurs intérieurs,
tâter leurs vêtements, entendre leur dialecte succulent. Nous découvrons
leurs professions, leurs errances, leurs facéties, leurs rapports compliqués
ou fraternels avec leurs voisins catholiques et protestants. Nous suivons le processus
inévitable de l'assimilation à une France tant aimée, parce
qu'elle leur a accordé l'égalité et l'Emancipation.
Pourtant l'idylle n'est qu'apparente car tout vole un jour en éclat :
"Le honteux Statut des Juifs aux conséquences meurtrières promulgué dès
octobre 1940 par le maréchal Pétain, chef de l'Etat français, devait ruiner d'un
seul coup le capital de respect et de confiance naïve accumulé en Alsace par dix
générations de mes aïeux" (T. 1, p. 320).
La
mappa de Claude
brûle avec les rouleaux de la Torah dans l'incendie de la
synagogue
de Bischwiller, allumé par les hordes nazies sous les applaudissements
enthousiastes d'une partie de la population locale (p. 82). La douce épouse
de Marcel Lévy et ses deux garçons en bas âge sont livrés
à la Gestapo par la police de Pétain, déportés, gazés
et brûlés dans les fours crématoires d'Auschwitz (p. 157).
Plus tard leur maison, devenue pour Marcel mausolée et mémorial,
puisqu'elle "remplaçait dans son coeur la sépulture absente
de ses morts, dont les cendres anonymes avaient été jetées
dans la boue grisâtre d'Auschwitz" est pillée et dévastée
par des vandales anti-juifs, lassés sans doute de voir se dresser sous
leurs yeux, avides d'oubli, ce reproche perpétuel et muet (pp. 158-159).
"D'un gigantesque océan de cendres émergent, comme des épaves noircies, les
souvenirs qui ont survécu à l'holocauste de notre enfance heureuse en Alsace"
(p. 82).
Le
Tome 2 est plus précisément le constat d'une disparition
"annoncée". Il s'ouvre avec la mort des parents (longtemps après
la guerre) et la liquidation des derniers souvenirs et des derniers liens matériels
qui rattachent Claude Vigée à son paysage natal. Il s'achève
par les obsèques du grand père Léopold, en juin 1937 et par
la dernière cueillette du houblon dont les effluves accompagnent, en septembre
1937, le camion des déménageurs qui vident pour toujours la demeure
familiale avant l'exil dans une autre France déjà empoisonnée
par les signes annonciateurs de la guerre, précurseur de l'exil américain.
La postface de L'arrachement intitulée ici "Envoi" (à la manière des strophes de conclusion dans le genre littéraire de la ballade) est un poème qui évoque la profanation, en août 1992, de 193 tombes juives dans un cimetière de Haute Alsace. Au delà du calvaire des années noires, certains tentent, aujourd'hui encore, de détruire jusqu'aux derniers vestiges d'une civilisation rayée de la carte :
"Sur les cendres de Treblinka niées et piétinées les fils des meurtriers,
casseurs de sépultures, rêvent d'achever avec nous, les derniers survivants, seuls
témoins obstinés d'une aurore future, l'ouvrage de mort commencé voilà
cinquante années par les bourreaux nazis, leurs maîtres et leurs pères."
(T. 2, p. 399).
Voilà qui justifie l'oeuvre de mémoire et de piété entreprise par le poète (l'un des "derniers témoins survivants"). Mais en parallèle, accroché à la mémoire collective, se déroule le flot vivant de la mémoire individuelle. Par le même mouvement de rappel incantatoire elle ancre le flux du souvenir dans la page blanche du livre, elle ramène à la surface les objets et les gens, les premiers chagrins, les premiers émois amoureux, la mésentente des parents, la tendresse des grands-parents, la saveur des confitures léchées dans le fond des bassines ou des oeufs gobés à peine pondus, l'émerveillement dans le verger de l'oncle Emile, l'ivresse des randonnées à vélo avec le cousin Georgi ou des glissades à plat ventre sur des luges de fortune, la morsure du froid hivernal combattue par le haut poêle de faïence verte du salon ou par l'édredon de Naphtali Loeb, la joie des fêtes foraines, la découverte du cirque, du théâtre ambulant et du cinéma muet et même les bouleversements du Front populaire...
A l'autre bout du fleuve, dans sa chambre de Jérusalem, "l'enfant septuagénaire" tente de "revivre la réalité disparue" pour la "fixer par le truchement de l'écriture", lui "arracher son sens". Et il nous livre cette intime confidence :
... "pour faire remonter en moi cette longue vie effondrée dans un apparent oubli, il fallait
me retrouver moi-même, nageant entre deux eaux dans la rivière du temps
primordial..."(T. 1, pp. 210-211).
3. Archéologie et genèse d'une autobiographie
Jusqu'à présent, nous avons fait appel à la critique interne pour mettre au jour le dessin sous-jacent de la fresque alsacienne et de l'itinéraire spirituel de l'auteur à travers une lecture attentive du
Panier de houblon. Dans la seconde partie de cette étude nous nous proposons de retracer le lent cheminement du projet autobiographique, d'en reconstituer la fécondation, la vie souterraine, l'enfantement, en d'autres termes : la genèse. Nous aurons recours, ici, à la critique externe, traquant les indices disséminés dans les oeuvres qui ont précédé ou suivi, invoquant, parfois, le témoignage de l'auteur interrogé à Jérusalem.
A dire vrai, l'idée du
Panier de houblon germe une trentaine d'années
avant son écriture. Immigré en Israël en 1960, professeur de
littérature à l'université de Tel-Aviv, alors embryonnaire,
Claude Vigée a environ quarante ans lorsqu'il fait la rencontre d'un groupe
d'intellectuels de gauche de Tel-Aviv, dont le critique littéraire Chlomo
Grodjenski et une enseignante d'anglais, journaliste à
Al Hamishmar,
Aliza Levenberg. (C'est à Aliza qu'est adressée, en 1964, la lettre
qui constitue la préface du
Parfum et la cendre, pp. 11-21). Les
récits truculents de son enfance alsacienne (déclinés en
anglais, vers 1961-62) incitent ses interlocuteurs à l'enregistrer sur
bande magnétique. Décryptée par Aliza Levenberg, la bande,
devenue "tapuscrit" permet, dès 1963-64 à Chlomo Grodjenski
de publier dans le n° 2 d'
Amoth - la revue littéraire qu'il
dirige - deux épisodes de ces souvenirs d'Alsace. Les extraits ont été
traduits de l'anglais en hébreu par un étudiant de littérature
anglaise, Shimon Sandbank (premier lauréat du Prix Israël de traduction,
quarante ans plus tard). Le lecteur y découvrait déjà ce
qui allait marquer le récit recomposé à Jérusalem
dans les années 1991-1993 :
"Dans les chapitres publiés par Vigée dans Amoth, les personnages étaient
emportés par le flux du temps; les contours chronologiques avaient disparu, les
événements se faisant simultanés, le groupe de personnages décrits
revêtant une coloration d'autrefois, intemporelle, comme sortis d'une vieille photo à
l'arrière-plan sombre et compact" (3).
Ainsi donc, dès 1963, le lecteur de Vigée était frappé
par le caractère "simultané" des faits rapportés
et des impressions transfigurées dans l'oeuvre écrite, par le flou
"artistique" qui fondait le passé dans le présent. A dire
vrai, cette approche avait été clairement définie par Vigée
dès 1957, dans le premier volet d'un fragment autobiographique, Le
Journal
de l'Eté indien (rédigé au cours de l'exil américain).
Et c'est sans surprise que le lecteur du
Panier de houblon retrouve, placée
en exergue du
Tome 2, une page de ce Journal de 1957 :
"Etrange surrection de ma mémoire vivante (...). L'appui du présent ne détruit
pas l'apport permanent de l'enfance. Tout est simultané dans un crescendo invincible"
(T.2, p. 7).
La gestation de l'oeuvre se poursuit en Israël. Mais le retour au temps primordial
de l'enfance est différé pour laisser place au retour dans le pays
de l'origine. En 1967 paraît
Moisson de Canaan. L'ouvrage constitue
un carnet de la montée en Israël, mais aussi l'un de ses premiers
"judans"
(4).
Il mêle à la fois notes, poèmes, lettres, extraits de son
journal intime, et souvenirs d'enfance. A l'occasion des recensions de
Moisson
de Canaan dans la presse israélienne, le quotidien
Haaretz demande
à Vigée le droit de publier deux chapitres d'un livre en projet
dont le titre annoncé est "
Lifeney hamaboul" (littéralement
: "Avant le déluge", préfiguration du titre du tome 2
du
Panier de houblon : "L'arrachement"). Traduits en hébreu
par Ruth Almog (toujours à partir des souvenirs racontés en anglais
sur bande magnétique et décryptés par Aliza Levenberg), ils
sont intitulés : "Une enfance à Bischwiller" (
Haaretz
des 6 et 11 octobre 1968). On y découvre l'ébauche d'épisodes
qui, repris de l'hébreu et développés parfois mot pour mot
vingt-cinq ans plus tard par le poète, sont insérés dans
la trame du tome 1 du
Panier de houblon (5).
Mais Avant le déluge reste à l'état de notes fragmentaires. Entre temps, un épisode apparemment anodin déclenche la gestation d'un autre volet du parcours autobiographique chaotique de Vigée. Cette fois, le travail de mémoire a été déclenché par la rencontre, en 1962, dans l'auberge de Tel 'Haï, du jeune Julien, fils de Paul Roitman, ancien compagnon des années de résistance (1940-1942). Vigée prend conscience qu'une nouvelle génération a surgi : "Je sentis la nécessité de lui transmettre le message de l'histoire vécue, de lui communiquer le témoignage de notre jeunesse si différente de celle d'aujourd'hui" (p. 8). Comme dans le cas des chapitres de "L'enfance à Bischwiller", c'est bien d'un récit oral, de la réalité nouvelle dévoilée par la parole que surgit le livre : "Le récit impromptu que j'en fis, cette nuit d'automne, à mon compagnon en Galilée, dégageait le motif central de mon existence et m'imposait le thème d'un livre dont la substance se confondait avec celle de mes jours" (p. 9). La gestation de l'oeuvre reste souterraine jusqu'à la guerre des Six jours, en 1967. Les menaces de destruction de l'Etat juif ramènent à la surface les angoisses de la Shoah, donnant naissance à l'écriture de La lune d'hiver (1970 - souvenirs de la guerre, de la résistance et de la fuite en Amérique). La première partie de l'ouvrage : "La salle d'attente" (pp. 13-130) respecte la chronologie et le point de vue du jeune Claude d'alors (insérant dans le récit de nombreux extraits de son journal intime et des lettres de l'époque). Elle retrace les dernières vacances d'adolescent dans la Normandie de 1939 et les trois années de guerre à Toulouse point focal où tout bascule. La perspective adoptée reste personnelle :
"Arraché à l'immobilité
heureuse de l'enfance, je me trouvai jeté dans le courant irréversible
d'une histoire, la mienne : celle d'un jeune Juif français emporté
dans la tempête qui allait détruire en moins de cinq ans la quasi-totalité
du judaïsme européen. La catastrophe collective changea le cours
de ma vie" (p. 8).
Cette première partie de La lune d'hiver s'écarte donc peu du genre traditionnel de
l'autobiographie. La seconde partie se voudrait un témoignage collectif adressé au lecteur : "Survivant, j'apporte ici le témoignage de notre jeunesse brisée ; rescapé, je dis le destin d'une génération vouée tout entière au désastre" (p. 143). Pourtant, le "je" et le "moi" du narrateur restent concentrés sur l'expérience individuelle. Ce n'est que beaucoup plus tard que Vigée adoptera un point de vue collectif, que son autobiographie prendra l'allure d'un récit allégorique :
"Il m'a fallu beaucoup de temps pour percevoir
le parallèle existant entre ma propre histoire, vécue poétiquement
comme un soleil qui dure sous la mer, et l'histoire d'un Juif de ce siècle
qui a connu Hitler, Auschwitz, la persécution, l'exil, et finalement
le retour en Israël. Ma vie m'est apparue comme une toute petite allégorie
de celle de mon peuple" (Délivrance du souffle, 1977, p.
282 (6).
En revanche, notamment de par ses fonctions de professeur de littérature, Vigée poursuit sa réflexion sur les rapports de la vie et de la création, sur la "simultanéité", "l'a-temporalité" des expériences et des impressions vécues et transfigurées dans la biographie d'un poète, à la fois "existence successive, en même temps qu'éternellement présente à elle-même dans l'acte créateur" (La lune d'hiver, p. 283), (7).
C'est avec La lune d'hiver qu'apparaît,
sur la page de garde, le titre qui accompagnera, plus tard, la recomposition
de l'enfance alsacienne et de sa civilisation. Juste après la liste des
oeuvres "du même auteur", qui précède la page
de titre, figure l'énoncé des ouvrages "à paraître",
dont un "récit" déjà intitulé : Un
Panier de Houblons (« houblons » est alors au pluriel).
Désormais, de 1970 et jusqu'à sa parution effective en 1994, le
futur livre sera régulièrement signalé, dans chaque publication
de Vigée, comme ouvrage "à paraître" (8).
Longue gestation que celle d'une autobiographie sans cesse annoncée et toujours repoussée. En 1971, Vigée affirme (dans un entretien avec Jean-Paul Klée) que le Panier de houblon est "en chantier" : "Je travaille à partir de notes, de lettres, de bouts de papiers ou d'enveloppes que je rapproche en les complétant au fur et à mesure" (Les Orties noires, p. 92). En mai 1972, Vigée confie au journaliste Henri Smolarski qu'il "tente d'écrire un livre en prose" qui témoignera de "l'Alsace de mes origines" sur trois générations, notamment à travers les récits qu'on lui en a faits :
"Il ne s'agit pas d'écrire un livre de souvenirs, mais d'ouvrir un
vaste parc zoologique, un jardin botanique où l'on mettrait ensemble, dans
une simultanéité achronique tout ce qui n'a jamais cessé
d'arriver dans l'espace touffu qui s'étale entre Haguenau et Wissembourg
(...) Dans Un Panier de houblon, j'aimerais donner corps à cette
idée d'abord musicale de redescendre aux origines, de sonder ses racines
en les structurant, de dire d'un seul souffle ce qui est pour toujours inscrit
et perdu en moi" (T.J.- Hebdo, le 5 mai 1972, repris dans Délivrance
du Souffle (1977), "L'entretien en Alsace", p. 278).
Tout est déjà exprimé dans cette page : une mise au jour
des racines personnelles et collectives "dans une simultanéité
achronique" (formule qui préfigure les sentences placées
en exergue du tome 1 du Panier de houblon : "Ni avant, ni après
dans la Torah" et "Tout est toujours maintenant"), la constitution
d'une sorte de réserve naturelle qui, dans le souffle mélodique
de la parole, préserverait une civilisation disparue et le temps "inscrit
et perdu" à la fois dans l'être du poète.