La structure d'un poème est liée à l'évolution de ses thèmes. Ils se poursuivent, se reprennent et se fondent comme les parties d'un contrepoint. Les cris personnels alternent avec les chants collectifs, les variations instrumentales et le timbre individuel du récitant se réfléchissent par-dessus les masses choriques. Relation de croissance, fondée sur l'impulsion affective et non sur un plan tout fait. Les motifs de l'oeuvre résonnent à travers la substance entière, s'opposent et s'entrelacent jusqu'à l'intégration finale. Mais toujours leurs harmoniques vibrent en sourdine. Ainsi la succession provoque l'unité. Les phases apparentes révèlent un mouvement sur soi qui se détaille dans le temps.
Pour suppléer aux voix innombrables de l'univers naissant sous son regard, le poète dispose d'un organe unique. Prêtant son souffle aux gorges multiples de l'avenir il induira peut-être une vision pareille à l'incendie sur la mer, d'où surgissent les nouveaux peuples - une sensation d'espace frayé librement dans le ciel futur. Les vagues du poème dégageront un paroxysme caché qui ne peut s'épuiser tout-à-fait en paroles.
Dans le calme du matin s'élève la voix adolescente qui s'apprête à célébrer un monde ensoleillé. La rumeur de la guerre et de l'exil lui répondra. Dès lors le centre de l'être en devenir est ébranlé. Pris de doute, entraîné dans le temps par l'angoisse et le désir, il va conquérir un mode neuf d'existence. S'éloignant de l'Eden perdu, l'esprit pèlerin entrevoit la figure séductrice. Il explore aussi sa propre faiblesse. L'homme ne peut habiter une sphère trop éruptive destructrice des formes mortelles. Il se place ainsi sous le signe d'une séparation monstrueuse de la terre et de l'amour, du retour prématuré aux éléments cosmiques.
Il faut trouver un art de vivre qui favorise l'homme entier. Le sang et la lumière s'engendrent et périssent éternellement l'un dans l'autre. Témoins obscurs du grand jeu inhumain, conscients peut-être de sa portée, nous sommes de champ de cette métamorphose, l'endroit vide et moqueur de l'entre-deux. La situation comique naît de cette équivoque. Elle est l'aveu de notre manque, et consacre la douloureuse division de l'être. L'homme est libre dans la mesure où il la surmonte. Là se trouve sa grandeur. Entre l'instinct qui nous pousse au bouleversement incessant du monde, et celui qui réclame la permanence des formes parfaites, il ne saurait être question de choisir, mais de dépasser seulement, et d'instaurer en les joignant le couple total de la danse.
Le masque fixe et défunt des mots, soudain gagné par la fureur de l'animal interne, se mue en visage pour éviter la destruction brutale aux mains du feu qui entoure notre petit monde de sommeil et de songe. Offerte en holocauste à la place du premier-né de la saison humaine miraculeusement épargné, cette écorce travaillée de combustions secrètes prend l'aspect même de son tourment, elle vibre d'une animation ardente et perpétuelle.
J'aime chez un poète le rythme brusque et rapide qui parfois se dénude à l'extrême, jusqu'à dépouiller l'image sensible dont il était la source dans le flux premier du sang, et ce mouvement qui se poursuit inexorable par-delà les poignantes variations du sentiment privé. Ici l'inflexion personnelle ne vaut que par l'identité mystérieuse qui englobe et dépasse tous les individus. La danse intime rejoint en la mimant la danse unique de l'univers, se marie à elle et la multiplie. Lucidement allié aux puissances du hasard le poète retrouvera la chaude simplicité du contact humain. Il taillera une face tangible à ce qui, par sa nature, contredit l'apparence et déçoit le regard. Poète : transcripteur de l'indicible, sculpteur du réel.
Cette expansion, ce lent déchirement d'un pôle de l'esprit à l'autre dont vit la poésie, définissent l'action de l'homme. L'agonie du sacrifice continu par quoi nous durons répond seule à notre condition véritable. Chacun rend ce témoignage de son point de vue propre, selon ses appartenances particulières. On ne saurait séparer le poème du vivant, le poète de la circonstance qui le fit achopper à la pierre de la vision dans son trajet de dormeur éveillé sur les chemins brouillés de l'existence, et l'art n'a de fonction que de servir l'homme en lui révélant son destin.
Nous sommes la tension qui relie les lieux opposés du monde, l'instrument nécessaire de l'unité future qui doit s'effectuer à travers nous, fut-ce en nous dévorant si nous nous y refusons. Comme la nuit entière et ses monstres servent à conjurer les astres qui les consument en beauté, les erreurs dont je fus l'artisan ou le témoin tendent secrètement vers la joie, le cri de libération et de survivance qui dissipe les ombres anciennes et rend l'homme à la lumière de nul temps.
Extrait de Aurore souterraine, Pierre Seghers Editeur, 1952