J'achète le journal que j'ouvre d'une main tremblante. A l'intérieur le texte est plus brutal, il s'agit là carrément des Juifs, et je lis tout le statut d'exclusion : ce texte légal - signé par "Nous, Philippe Pétain, chef de l'Etat français", qui en est le coauteur, le responsable et le gardant juridique dans la France d'octobre 1940 -, nous mettait non seulement hors la loi de la nation française une et indivisible, mais au ban du genre humain.
Je suis resté debout quelques minutes, sur la placette inondée de soleil, comme frappé en plein cœur. Jamais je n'ai oublié, jamais je n'oublierai cet instant-là, qui achevait, à dix-neuf ans, de diviser ma vie en deux temps irréconciliables : celui de la confiance naïve et du primesaut ; celui du doute et de l'abandon. Des affinités pourraient subsister, des rapports d'amitié se renouer un jour, la paix revenue, après la défaite des nazis et de leurs complices en France. Mais la confiance innocente et inconditionnelle de ma jeunesse était perdue sans recours…
Echouant par hasard à Toulouse, emportés dans le flux par la lame de fond de l'été 1940, nous y resterons près de trois ans, jusqu'en novembre 1942. Juste au dernier moment, quand la nasse se resserre sur la zone de Vichy dite libre, nous parviendrons, ma mère et moi, à passer en Espagne franquiste, au Portugal enfin, où nous prendrons un petit bateau de fortune qui nous emmènera en plein hiver de guerre jusqu'aux Etats-Unis d'Amérique. Ainsi commença pour moi la dure, l'interminable épreuve de l'exil.
Extrait de La maison des Vivants, p.99 Ed. La nuée bleue, Strasbourg 1996.