Fig.1 : Vue du cimetière de Saverne (photo Ch. Hamm © Région Alsace - Inventaire général) |
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À l'écart des affrontements et parfois des mesquineries du quotidien, le cimetière apparaît souvent comme un havre de paix (Fig. 1). Les termes qui le désignent, "Beijs Aulem" (la maison de l'Éternité) et "Beijs Hajem" (la maison de la vie), au-delà de leur littéralité, évoquent pour le Juif d'Alsace un lieu qui est un repère essentiel dans son espace de vie, un lieu qu'il a apprivoisé. C'est par lui qu'il s'inscrit à la fois dans une histoire singulière dans laquelle ont œuvré ses ancêtres, en une chaîne ininterrompue, et dans ce coin de terre qu'il considère - indûment prétendent certains - comme le sien. De ce double ancrage témoignent les deux expressions en judéo-alsacien : "er éch tse füre komme" (on l'a transporté) sous-entendu dans sa dernière demeure ; "tswéche Roche Chone un Yom Képer gdjn mar Kâjfer Ofess" (entre Rosh Hashana et Yom Kippour on va sur les tombes des pères). La langue traduit avec pertinence un rapport singulier avec la mort, qui est éloigné de tout pathos ; celui-ci s'exprime dans une gestuelle très maîtrisée, d'une grande retenue, et dans des rites sobres et pudiques.
Au-delà de son uniformité apparente, le cimetière de la campagne alsacienne témoigne de l'intégration progressive des Juifs dans la société environnante. À la sobriété des pierres rectangulaires du 16ème et de la première moitié du 17ème siècle, à la maladresse de la graphie et à l'absence de tout décor, succèdent les courbes et les volutes du baroque. Les pierres ouvragées, - au point que certaines d'entre elles semblent reproduire les ornements des demeures patriciennes de la cité -, traduisent la réussite sociale d'une mince couche de la population juive, ainsi que son goût pour le beau. L'ostentation qui rompt l'égalité originelle, devint si outrancière dans la deuxième partie du 19ème siècle que les rabbins d'Alsace durent se réunir pour prendre des "décisions" ("taqanoth") réglementant funérailles et sépultures.
D'une rencontre réussie entre les cultures témoigne la présence conjointe sur les tombes de symboles spécifiques de la tradition juive : des mains de "cohanim" (prêtres) qui bénissent, la plume d'oie du "sofer" (scribe) qui écrit les parchemins, et des représentations vernaculaires de noms et de métiers tels une botte pour celui qui se nomme "Schuster", un oiseau ou un ours pour ceux qui se nomment "Faigele" ou "Baer". Même les désignations des bourgades sont gravées dans la déformation que leur inflige la prononciation alsacienne. Quant à l'aquamanile avec lequel les descendants de la tribu de Lévi versent l'eau pour purifier les mains des prêtres, il est représenté tantôt comme une cruche à eau, tantôt comme une carafe à vin, tantôt comme une chope de bière avec son couvercle.
Du 16ème au 20ème siècle, la mutation de la langue scripturaire est significative (Fig. 2). Elle passe de l'hébreu à la présence conjointe de l'hébreu et du français ou de l'allemand, puis à l'exil forcé de la langue hébraïque. Cette évolution marque le passage de l'intégration à une certaine assimilation. De même, la disparition de la retenue des premières inscriptions au profit d'un style de plus en plus fleuri, élégiaque et ostentatoire, signifie l'embourgeoisement et le mimétisme.
L'interprétation biaisée que des villageois donnent de certains rites témoigne de la solitude du Juif d'Alsace, de son enfermement dans une malignité essentielle. Les Juifs ont rapporté de l'Orient lointain la prescription d'honorer leurs morts en déposant un petit caillou sur les tombes, afin de marquer le passage et la volonté de faire mémoire. Bien des fois des gens de la campagne nous ont interrogés sur cet usage en nous rappelant, mi-gênés ou mi-crédules, ce qu'on leur avait enseigné : les Juifs "arment" le défunt de pierres, afin que dans l'au-delà il puisse lapider le "Seigneur". Parfois, les cimetières portent les stigmates d'une histoire heurtée : tombes profanées ou renversées, graffiti racistes à la gloire du nazisme (Fig. 3), allées et abords souillés par des canettes cabossées, des boîtes de conserve rouillées, des bouteilles brisées... Comme si ce lieu dans lequel les Juifs d'Alsace ont voulu inscrire une histoire pérenne leur était refusé, arraché.
L'inscription du Juif dans le tissu villageois est attestée par la coexistence de deux mémoires. Celle, lointaine et diffuse, des Juifs qui se rappellent qu'"autrefois" il fallait porter le mort à dos d'homme sur de très longues distances, en s'acquittant d'une taxe pour chaque village traversé. Le cimetière se trouvait symboliquement à l'"écart", dans un terrain marécageux, sur une pente raide et sablonneuse, dans les douves d'un château, dans le champ de l'équarisseur ou à proximité du gibet... Par contre, des paysans aujourd'hui relatent que, lorsqu'un Juif du village mourait, ils accompagnaient le cortège jusqu'aux limites du bourg.
Les cimetières de la campagne alsacienne témoignent d'une relation apaisée à la mort. De même que le corps du défunt doit reposer dans un cercueil de bois sobre et mal équarri, de même les Juifs extériorisent peu leur deuil après la période des sept jours qui suit le décès ; celle-ci unit la prière, l'étude, la charité active, l'écoute et la parole. Ce rapport sans pathos à la mort s'explique notamment par la confiance, confiance en Dieu qu'on appelle "de liewe Harriet" ("qui a pitié de ses créatures"), et confiance dans ce qui fut une existence partagée. Dans leur marginalité assumée, ces cimetières restent des lieux d'une grande sérénité. La haine gratuite, voulant effacer la trace de ceux qui ont inscrit leur destin dans une terre qu'ils ont apprivoisée, ne parvient pas à bannir cette atmosphère de paix qui résulte d'une histoire réconciliée.