C'est un symbole réconfortant que de voir notre jeunesse, taxée souvent à tort d'insouciante, prête à méditer sur la plus grande tragédie qu'Israël ait vécue à travers les âges : la destruction du Temple de Jérusalem.
Oui, elle est tombée, la couronne de notre tête, le Temple n'est plus.
Détruit un première fois en 586. les Judéens ont été emmenés en captivité. Après soixante-dix ans, ils ont eu le bonheur de le reconstruire et, des siècles durant, de monter en paix à Jérusalem.
"Elle est tombée la couronne de notre tête, malheur ! nous car nous avons péché" (Lamentations 5:16).
Mais les descendants de ces bâtisseurs n'ont point su profiter de la leçon infligée à leurs ancêtres. Ils sont retombés dans le péché, et la couronne est retombée, hélas ! pour ne plus être restaurée jusqu'à nos jours.
"Hélas ! elle est assise solitaire, la ville jadis populeuse, maintenant elle est comme une veuve. La reine des nations a été pillée."
"Mes yeux se consument dans les larmes, mes entrailles sont brûlantes, mon coeur se fond en moi, à cause du désastre de la fille de Sion..." (Lam. 2:11 ).
Et, depuis la triste étape de son histoire, Israël, en hutte aux souffrances, lutte pour son existence et pleure avec des larmes de sang, ce désastre.
Chaque année, dans un jeûne rigoureux, nous unissons nos larmes en récitant les Lamentations de Jérémie et les élégies du neuf Ab.
Dans la liturgie de ce grand jour de jeûne, nous commémorons également la destruction de nos communautés à l'époque des croisades. La première - et souvent la seule - action d'éclat des pèlerins a été de se jeter sur les juifs, d'attenter à leur vie et à leurs biens. Spire. Worms, Mayence, toutes ces belles communautés des bords du Rhin, qui faisaient l'honneur du judaïsme occidental, ont disparu. Partout en France, nos ancêtres ont payé de souffrances indicibles les prédications de Pierre l'Hermite et de ses successeurs. L'histoire générale passe sous silence ce triste côté des croisades.
Etions-nous en mesure de saisir réellement le sens de ces lamentations ? Certes non. Nous étions émus à l'énoncé de la parole du prophète, mais c'est maintenant seulement, après ces années atroces, que nous sommes à même de comprendre. "Ses jeunes s'en vont captifs, poussés par le vainqueur.., qui a fait main-basse sur tous ses trésors... tous ses habitants gémissent, demandent du pain, ils échangent leurs biens les plus précieux contre des aliments, peur ranimer leur vie. Elève tes bras vers Lui, en faveur de la vie de tes jeunes enfants, qui gisent défaillants de faim à l'entrée de toutes les rues. La langue du nourrisson, altérée de soif, s'attache à son palais ; les petits enfants demandent du pain, personne ne leur en offre." Ces paroles ne nous semblent plus exagérées. Aujourd'hui, nous en saisissons toute la valeur, le sens profond ; chaque mot exprime des réalités que nous avons connues, vécues. Depuis la destruction, en passant même par les croisades et l'Inquisition avec leurs cortèges de deuils et de malheurs, jamais Israël n'aura pu se pénétrer avec tant de réalisme de la grandeur de sa chute.
Nous devons consacrer le neuf Ab à la prière, aux larmes et à la méditation, mais nous devons songer, en ce jour, à préparer le chant nouveau, le cantique du temps, où Il nous permettra de reconstruire Sa maison. Nos larmes, nos gémissements, nos méditations, en ce jeûne pour la couronne qui est tombée, doivent être fécondes, et' non point stériles. Le but du jeûne et des méditations est de nous ramener plus près de Dieu.
S'il est vrai que nous sentons toute la grandeur de notre détresse, s'il est vrai que le neuf Ab représente pour nous la plus grande tragédie d'Israël, dont nous voulons méditer la leçon et dans laquelle nous voulons puiser la force de préparer le chant nouveau. ce dixième cantique, couronnement des neuf cantiques bibliques, cantique viril des temps messianiques, ce neuf Ab ne sera pas pour nous seulement une lamentation, mais aussi un espoir, l'espoir d'un renouveau. Ces ruines que nous devons à nos péchés, notre pénitence les reconstruira.
Ce neuf Ab ne sera pas seulement une commémoration. En ce jour, nous puiserons la force de vivre. Nos larmes seront la rosée bienfaisante oui nous permettra d'être les pionniers d'un monde nouveau.
Ainsi se réalisera la parole du prophète : "Le Seigneur console Sion. console toutes ses ruines ; il transforme son désert en Eden, sa solitude en jardin divin. Dans son sein règneront la joie et l'allégresse, les actions de grâce et la voix des cantiques." (Isaïe 1:3).
Beaucoup de nos jeunes pourraient se demander pourquoi cette année encore commémorer un événement vieux de deux millénaires, alors que d'autres événements, au moins aussi tristes, pourraient être commémorés également. Pourquoi ne pas remplacer le 17 tammouz, en France, par exemple, par cette journée d'août 1942 où ont commencé les grandes déportations en zone sud, ou de décembre 1941, où elles ont commencé à Paris ?
La tristesse et le deuil seraient certainement beaucoup plus sincères, puisqu'ils rappellent des faits vécus par nous alors que le Temple de Jérusalem n'est, malgré tout, qu'une réminiscence.
Il est vrai que beaucoup d'entre nos jeunes, ardents partisans d'un retour en Palestine, savent comprendre ce que représentait la perte de la Palestine comme catastrophe pour nous, Juifs. Mais il faudrait que tous le sentent. Il faudrait que les "3 semaines" de 1945 prennent un sens particulier pour tous nos jeunes juifs.
Le Pessa'h de cette année pouvait symboliser pour nous une nouvelle fois la véritable libération matérielle du peuple juif. Chevouoth pouvait compléter le sens de cette libération en y ajoutant la notion du devoir qui incombe à chaque peuple libre, parce qu'une liberté sans idéal ne peut pas subsister.
Chevouoth était le commencement de l'été. Pour les autres, cet été de victoire se place sous le signe de la vie qui redevient peu à peu normale et il semble que plus aucune entrave n'existe pour le retour à la vie facile d'autrefois. Pour nous Juifs, il en est autrement. En plein été, au moment où, accablés par la chaleur et par la fatigue d'une. année de travail qui se termine, on aurait tous les droits de se réjouir, l'histoire vient se rappeler nous. En effet, c'est bien le fait que nous oublions toujours notre histoire .qui est la plus grande cause de notre malheur.
Le premier sens des "3 semaines" est donc simplement de nous rappeler que tout n'est pas fini. L'histoire est un éternel recommencement ; aux deuils succèdent des joies, aux défaites des victoires, la résignation la fierté.
Même si. pour une génération, la catastrophe est passée, si, à nouveau, on peut vivre pleinement, il faut voir plus loin, plus loin en avant et pour cela voir d'abord plus loin en arrière. C'est pourquoi il n'est rien de plus salutaire que de rappeler en sortant d'une tourment le souvenir d'une autre tourmente.
Mais quoi sert un simple rappel ? Il est trop facile de se dire "les Temps ont changé », le progrès de la civilisation empêchera le retour des atrocités d'autrefois, C'est pourquoi nous ne rappelons pas n'importe quel événement, mais cet événement qui est resté sans remède jusqu'à présent. Dans l'histoire générale tout se renouvelle, chaque génération a ses malheurs, mais elle ports en elle-même les germes de sa résurrection. Dans l'histoire juive, ,par contre, il y a autre chose qui se passe en marge de l'histoire universelle : le deuxième sens des "3 semaines" est un rappel à l'histoire juive. Nous devions savoir que chaque catastrophe, sur n'importe quelle partie du monde om elle s'abatte, s'abat toujours sur les Juifs.
Et pourquoi ? C'est le troisième sens de cette solennité. Nos sommes incomplets, nous traversons depuis deux mille ans une crise qui n'est pas arrivée à son terme. C'est bien amer de le constater, mais c'est au fond très réconfortant. Notre progrès. n'est pas quelque chose de fini qui comporte des hauts et des bas, mais c'est quelque chose en évolution constante qui n'est pas encore arrivé son terme.
Le Ticho Beav a mis un terme à tout ce qui, normalement, aurait pu donner un sens à notre existence, et pourtant nous existons, aussi illogique cela puisse-t-il paraitre.
Mais n'importe quel jour de l'année est une preuve de l'existence du judaïsme, de ses difficultés et de ses efforts. Les "3 semaines" font plus que rappeler tout cela, elles nous indiquent les sources du mal. 17 tammouz : jour de la prise de Jérusalem. Qu'est un peuple sans capitale, sans foyer ? On doit aller en exil, on perd peu à peu tous les liens qui vous rattachent à ce pays. Il est difficile d'aimer de loin un pays qui nous rappelle le malheur alors que le bonheur peut être si proche.
Mais pour goûter ailleurs à ce bonheur il fallait encore briser un autre lien : le neuf ab consommait la rupture totale par la destruction? du Temple, centre spirituel el religieux. Comment pratiquer un culte qui n'est plus centralisé nulle part, qui n'a plus d'attache matérielle ? Si Dieu admet la destruction de son sanctuaire, ne serait-ce pas une preuve qu'il faut chercher ailleurs ?
Que dire en présence de tous ccs rappels ? Le mieux ne serait-il pas de passer outre, de goûter à la vie puisqu'enfin on peut le faire ? Réfléchissons plutôt un peu. Si. malgré la perte de Jérusalem il existe un peuple juif, si malgré la perte du Temple, il existe une culture et une religion juives, n'est-ce pas la preuve que la vie va au-delà de ce qui la symbolise matériellement ? Bien sûr, pour goûter le bonheur tel que nous l'entendons humainement, la vie matérielle est nécessaire et les "3 semaines" sont là pour nous rappeler que nous juifs, ne pouvons être entièrement heureux pour le moment. Mais les mêmes "3 semaines" nous appellent pour nous faire comprendre que le fond du judaïsme réside dans l'esprit puisqu'il a pu subsister sans attaches matérielles. L'esprit existe, à nous d'y conformer notre vie en restant attachés à notre pays et à notre culte.
Voilà le vrai sens des "3 semaines", voilà l'appel qu'elles nous adressent, appel combien réconfortant à côté du rappel douloureux, appel à la vie pour nous inviter tous à trouver le chemin qui nous mènera vers l'oubli définitif du 17 tammouz et du 9 ab, vers le retour à notre foi et à notre pays.
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