Mâ'ôz tsour
Les sous-titres sont de la Rédaction du
site
Mâ'ôz tsour est l'hymne que l'on chante joyeusement
pendant 'Hanouccâh, de soir en soir après l'allumage.
Il appartient à la tradition des Achkenazim, mais on peut constater
que, son air aidant, d'autres communautés l'ont adopté.
On le désigne par ses premières paroles selon une vieille
habitude qui omet de donner un véritable titre aux poèmes
ou autres créations littéraires hébraïques.
Mâ'ôz tsour est composé de six strophes, comprenant
chacune quatre vers régulièrement divisés en deux
parties. L'authenticité de la dernière des six strophes
est contestée. C'est essentiellement d'elle qu'il
sera question dans les lignes qui suivent.
Retrousse la manche de Ton bras saint
et précipite l'échéance de l'ultime délivrance
!
Venge le sang versé de Tes serviteurs,
réclame-le à la nation criminelle qui le répand !
Il y trop de temps que pour nous, tout cela dure
et des jours de souffrance on ne voit pas la fin !
Repousse Admône à l'ombre du Tsalmône
et suscite pour nous les sept bergers ! |
"Admône", "le roux"
Qui est le mystérieux personnage appelé Admône ?
D'aucuns ont prétendu qu'il s'agirait de l'empereur allemand Frédéric
1er Barberousse. L'identification avec Barberousse est évidemment
suggérée par la ressemblance du nom Admône avec l'adjectif
admôni qui lui, signifie "roux" ; elle n'en est pas moins
problématique ! En effet, on admet que le poème, composé
en Allemagne, date au plus tôt du 13e siècle. Or Barberousse,
né en 1122, est mort en Cilicie pendant la troisième croisade,
en 1190. Les croisés, on le sait, décimèrent les
communautés juives mais, après cette troisième croisade,
il y en eut encore plusieurs autres. Pourquoi donc Barberousse, un croisé
assurément éminent mais d'un temps déjà relativement
lointain, aurait-il cristallisé le ressentiment de notre poète
?
Rappelons-nous qu'Esaü, à sa naissance, était roux
admôni, qu'il devint chasseur donc verseur de sang et qu'il
manifesta sa propension pour le rouge et le roux quand voyant son frère
Jacob préparer un plat de lentilles, il s'écria : "Laisse-moi
donc avaler mine hââdôme hââdôme
hazéh de ce roux, de ce roux-là, car je suis épuisé"
; c'est pourquoi on l'appela Edôm (Genèse 25:25
à 30 et 36:1). Une antique tradition rabbinique (cf. Sanhédrîn
12a ; Chemôth rabbâh 35, 5) identifie Rome à
la descendance d'Edôm, probablement parce que l'Iduméen Hérode
devenu roi de Judée, imposa son pouvoir qu'il tenait des Romains
avec une brutale énergie et qu'après lui, le pays passa
sous administration directe de ceux-ci.
Dès lors que l'empereur Constantin adopta le christianisme au
début du 4e siècle, Rome s'est placée avec son empire
à l'ombre de la croix. La dénomination "Edôm" va désormais
s'appliquer au monde chrétien. Dans les pays chrétiens,
depuis de longues générations, les Juifs désignent
la croix par le mot tsélém, image, que suggère
le mot Tsalmône, employé par l'auteur du Mâ'ôz
tsour. Témoin des exactions et des crimes perpétrés
par les croisés, notre auteur aurait donc souhaité que soient
repoussés, désavoués et châtiés, ces
chrétiens dont les mains étaient rouge de notre sang: De'hêh
Admône betsêl Tsalmône, "Repousse ces assassins
qui sont à l'ombre de la croix !" Il a choisi de transformer admôni
en Admône pour obtenir une rime particulièrement
saisissante à l'intérieure même du vers : une astucieuse
licence poétique.
"Tsalmône"
Mais où est-il allé chercher le mot
Tsalmône
? Le terme apparaît deux fois dans la Bible. Une première
fois dans le livre des
Juges (9:48) où il désigne
une hauteur sur laquelle Avimélékh fit couper des arbres
en tant que combustible pour l'incendie par lequel il allait anéantir
ses derniers opposants, réfugiés dans la tour de Sichem.
Cet abominable épisode n'a certainement pas été évoqué
par l'auteur du
Mâ'ôz tsour. Par contre, dans les
Psaumes (
68:15), nous retrouvons le mot
Tsalmône
comme désignant une autre montagne, située selon le contexte
dans la région du Bâchâne. Pour les besoins d'un enseignement
concernant la nécessité de prononcer distinctement chaque
lettre du
Shema, Rabbi 'Hamâ (
Berâkhôth
15 b) propose de lire non pas
Tsalmône, mais
Tsalmâvéth,
ombre de la mort, donc géhenne ou enfer. C'est donc en enfer que
notre poète demande que soient repoussés les chrétiens
qui nous persécutaient tant, qui nous massacraient au nom d'un
dieu d'amour ! "Qu'ils aillent au diable" aurions-nous dit ! Et si notre
poète a choisi le mot Tsalmône comme appellation de l'enfer,
c'est vraisemblablement en raison de sa double résonance : la croix
et l'enfer !
Pourim et 'Hanouccâh
Ces
réflexions portent à croire que la sixième strophe
du
Mâ'ôz tsour est bien authentique et non surajoutée
comme beaucoup l'admettent. Si elle ne se trouve pas dans les manuscrits
du
Siddour ou dans ses anciennes éditions imprimées,
ainsi que Seligmann Baer l'a noté dans son
Avôdath Yisrâël,
c'est peut-être du fait d'une autocensure : l'imprécation
était trop dangereuse pour être maintenue par écrit,
d'autant qu'hélas nous n'avons pas manqué d'apostats qui
devinrent souvent de redoutables délateurs. Il y a lieu de relever
d'ailleurs que comme souvent, le nom du poète, Mordekhaï (Mardochée),
ayant été placé en acrostiche au début des
premières strophes, la sixième et dernière a été
marquée comme de coutume, par le mot
'Hazaq : "
'Hassôph
zerô'a qodchékhâ" ; c'est là, non une preuve,
mais tout au moins une indication d'appartenance de cette dernière
strophe à l'ensemble qui la précède. De surcroît,
cette dernière strophe fait pendant à la première,
mais avec une différence dans le ton : la première strophe
exprime une espérance encore sereine du rétablissement du
peuple juif et du Temple après anéantissement des hordes
ennemies, une sérénité que justifient les quatre
interventions salutaires de la Providence à diverses époques
évoquées dans les strophes deux à cinq ; la dernière
strophe éclate, elle, telle un cri de détresse.
Le jeune David, bronze de
Verrocchio (vers 1470). La reproduction de cette statue (125 cm),
exposée au
Museo Nazionale del Bargello à Florence, a été
offerte par la Ville de Florence à la Ville de Jérusalem
|
Ceci dit, l'auteur du
Mâ'ôz tsour, inconnu par ailleurs,
s'appelait-il vraiment Mordekhaï ? Qu'est-ce que Mordekhaï (Mardochée)
vient faire pendant
'Hanouccâh ? On subodore que
l'auteur du
Mâ'ôz tsour avait une savante raison
de signer ses vers comme il l'a fait. L'adjonction de
'Hanouccâh
aux célébrations établies par la Thôrâh
n'allait pas de soi, mais ceux qui ont institué cette fête
supplémentaire ont pu s'appuyer sur le précédent
que constituait la proclamation de
Pourim
par Mardochée et Esther comme commémoration perpétuelle
(
Esther 9:20 et suivants).
La présentation par Maïmonide des règles relatives
à 'Hanouccâh et à Pourim est particulièrement
instructive à cet égard : dans son
Michnéh-Thôrâh
il y consacre quatre chapitres, formant un seul ensemble appelé
"
Hilkhôth Meguillâh ve'Hanouccâh" ; intentionnellement,
sans aucun doute possible, il fait précéder Pourim à
'Hanouccâh bien que dans l'année 'Hanouccâh
vienne avant Pourim. En outre, à plusieurs reprises, il évoque
Pourim en tant que référence pour 'Hanouccâh
: "Comme pendant les jours de Pourim", "Comme la lecture de la
Meguillâh",
"Comme on récite des bénédictions pour la lecture
de la
Meguillâh". L'auteur du
Mâ'ôz tsour
a peut-être subtilement rappelé la filiation qu'il y avait
entre l'institution de Pourim et celle, ultérieure, de 'Hanouccâh.
Comment fut légitimée l'introduction de Pourim dans la série
de nos fêtes, c'est là le sujet d'une recherche nouvelle
qui déborde les présentes considérations.
Les sept bergers
Avant de conclure, il reste à s'interroger au sujet d'une autre
énigme contenue dans la dernière strophe du
Mâ'ôz
tsour. Qui sont les sept bergers dont le poète demande qu'ils
nous soient envoyés ? A noter qu'il formule cette supplique immédiatement
après avoir réclamé la perte des chrétiens.
Les sept bergers ont été initialement évoqués
par l'un de nos prophètes (
Michée 5:4). Rachi,
dans son commentaire sur la Bible, signale que les maîtres du Talmud
ont donné leurs sept noms, mais il déclare ne pas savoir
d'où ils tenaient l'information ; il s'exprime de façon
similaire dans son commentaire sur le Talmud. En voici la liste (
Souccôth,
52 b) : "David, au milieu ; Adam, Seth et Mathusalem à sa droite
; Abraham, Jacob et Moïse, à sa gauche." Le Maharchâ
observe que tous ceux-ci étaient plus ou moins explicitement des
bergers, conducteurs de troupeaux ; Isaac ne serait pas compté
parmi eux du fait qu'il était devenu agriculteur ; cette tentative
d'explication ne donne pas réellement satisfaction.
On constatera que les trois premiers bergers, à la droite de
David, sont des personnages du début de l'humanité : le
premier homme ; Seth, celui de ses fils dont est issu Noé, seul
survivant de l'humanité des origines ; Mathusalem, célèbre
pour sa longévité supérieure à celle de tous
ceux qui le précédèrent et qui lui succédèrent.
Selon le Talmud commentant le verset (Genèse 7:10) "Ce
fut au bout de sept jours, les eaux du déluge furent sur la terre",
Mathusalem, un juste parfait, devait être épargné
et serait donc mort sept jours avant le déluge (Sanhédrîn
108 b ; cf. également Yalqoute Shim'ôni, 42). Lémékh,
fils de Mathusalem et père de Noé, étant décédé
cinq ans avant le déluge, Mathusalem clôt le premier cycle
de l'histoire et, avec Adam et Seth au début de ce cycle, il symbolise
donc le devenir de l'ensemble du genre humain. Les trois derniers bergers,
à la gauche de David, sont d'abord les deux des trois pères
fondateurs de la famille d'Israël qui en furent également
les véritables meneurs ; Isaac, tout holocauste, vécut dans
la soumission dont il devint le modèle. Avec Abraham et Jacob,
Moïse se tient aussi à la gauche de David, lui qui à
la naissance du peuple d'Israël en fut l'admirable chef, lui qui
reçut la Thôrâh pour son peuple et la lui transmit.
Au milieu, David, le roi conscient du devoir qui était le sien
de gouverner selon la volonté d'En Haut, un dirigeant tel que nous
voudrions en avoir un le plus rapidement possible, en des temps enfin
bienheureux non seulement pour Israël, mais aussi pour l'humanité
entière dont Israël a été distingué uniquement
parce que celle-ci avait besoin d'un peuple phare.
Ainsi, le cri vengeur de l'auteur du Mâ'ôz tsour,
ce cri de détresse arraché au vu des horribles souffrances
subies par Israël, le serviteur souffrant, ce cri se métamorphose-t-il
dans un même et ultime vers, dans un même souffle, en un appel
ardent et combien émouvant à l'apaisement universel.
J'autorise toute diffusion de mon texte, bechêm omrô,
au nom de son auteur, sous réserve qu'il soit reproduit intégralement.
Grand Rabbin Edmond
SCHWOB
Jérusalem, Têvêth 5766