William Hole: La guerre contre Amalec |
La tradition juive a considéré ce personnage comme l'archétype du mal. Par deux fois, la Torah nous interpelle à son propos en disant : "Souviens-toi de ce que t'a fait Amalec quand tu sortais d'Égypte, ne l'oublie pas ". Amalec, descendant d'Esaü et ancêtre de Aman refuse le principe même de l'existence d'Israël, et les juifs, à travers les vicissitudes de leur histoire, ont cherché à voir dans tel ou tel ennemi, une identification possible avec Amalec .
Mais, écrit Yerouchalmi (1) quand il analyse l'exigence impérative de la mémoire qui incombe au peuple juif : "Israël n'a pas l'obligation de se souvenir de tout le passé... l'aiguillon de la mémoire ne peut pas être la volonté légitime et louable de sauver de l'oubli les grands et hauts faits nationaux. Ironie du sort, beaucoup de récits de la Bible semblent n’avoir, pour ainsi dire, d'autres fins que de rabaisser l'orgueil de la nation. Car le plus grand danger n'est pas tant l'oubli de ce qui advint dans le passé, que l'oubli de l'essentiel - comment le passé advint." Dans l'exigence de mémoire, l'important est de se souvenir ; comment ces évènements ont-ils pu se produire ?
Face à cette constatation, ne sommes-nous pas en droit de nous interroger sur les réactions que nous avons souvent face aux agressions de l'antisémitisme ? D.ieu nous garde de faire nôtres des paroles du genre "c'est parce qu’ils n'ont pas observé la Torah qu'Hitler a pu massacrer tant des nôtres". Un tel jugement retentit comme une insulte à la fois envers ceux qui ont souffert aussi bien qu'envers ceux qui ont disparu dans les tourmentes. Quand celles-ci déferlent, elles ne font plus de distinction. Dans la prière pour les martyrs nous disons : "koulam kedoshim", "tous, ils ont été saints, tous ils ont donné leur vie al kedoushath Hashem", "pour sanctifier le nom de D.ieu " .
Le devoir de mémoire
Le devoir de mémoire s'adresse avant tout aux survivants pour apprendre ce qu'il ne faut pas faire. Car, en admettant même que l'antisémitisme et ses conséquences soient les manifestations les plus diaboliques d’Amalec, nous ne pouvons pas nous contenter de lutter contre le mal sans chercher à connaître ce qui lui a permis d'émerger et à nous interroger sur nous-mêmes.
Va-t-on faire croire que la "bête immonde" ne surgit qu'à cause de la crise économique, de l'insécurité ou des étrangers ? Les premières veulent expliquer la haine par des "raisons objectives", la dernière par le refus de l’autre. Les unes et les autres ont en commun que, de ces problèmes, nous serions entièrement innocents et que les causes nous seraient totalement extérieures.
En 1942, Denis de Rougement écrivait dans La part du Diable
(2) : "De même que nous
disions, en présence d'un miracle du bien : trop beau pour être
vrai ! nous disions en présence de certaines descriptions du mal :
trop affreux pour être vrai !" ( en note, il ajoute : "notre
incrédulité bourgeoise a été l'une des meilleures
chances d'Hitler" ) .
Cependant, c'était vrai, mais cela nous gênait. Nous l'écartions
irrésistiblement de nos pensées ... Car si ce "trop affreux"
eût été vraiment vrai, il eût fallu agir d'urgence
et sans réserve nous aurions vu que ce mal avait des racines dans nos
vies aussi ...
Deux poids et deux mesures
Quand, dans le désert, le peuple assoiffé, se met à récriminer contre Moïse en s'écriant : "Hashem est-il parmi nous ou non ?" (Shemoth/Exode 17: 7), le texte suivant nous dit qu'Amalec survint et attaqua Israël .
Il en est de même pour le texte de Shabath Zakhor. L'intervention d'Amalec est précédée par les phrases suivantes : "Tu n'auras pas dans ta bourse deux poids inégaux (…). Tu n'auras pas dans ta maison deux mesures inégales. Des poids exacts et loyaux, des mesures exactes et loyales, doivent seuls être en ta possession si tu veux avoir une longue vie dans le pays qu'Hashem, ton D.ieu te donne. Car Hashem, ton D.ieu, a en horreur quiconque agit ainsi, quiconque fait une chose déloyale" (Devarim/Deutéronome 25:13-16). Et Rachi de commenter : "Si tu triches dans les mesures et les poids, redoute la provocation de l'ennemi...". Dans les deux textes, c'est à Israël qu'est renvoyée, en premier lieu, la responsabilité du surgissement d'Amalec .
Le Maharal de Prague précise que le monde a été conçu de telle sorte que chacun ait sa place au soleil, que la créature n'ait pas besoin, pour vivre, d'empiéter sur le territoire de l’autre. Le monde est ordonné sur le mode de la création dont le principe même est de faire à priori place à autrui. En débordant de son cadre, par la falsification des poids et mesures, l'individu ouvre la porte à d'autres débordements, ceux précisément, d'Amalec.
Le commerçant est un juge
Abraham compte 400 shekels d'argent pour acheter la grotte de Makhpela (Genèse 23) - illustration 1728 |
L'équilibre d'une société, et de la société juive en particulier, réside dans le respect et dans le bon usage du droit. Le jugement n'est pas réservé au juge professionnel ; le commerçant, lui aussi, est un juge. Il doit à l'acheteur l'équivalent rigoureux de ce que ce dernier lui donne. Toute transaction requiert la confiance en la parole et dans les instruments du vendeur (Kedoshim 19:35- Rashi).
Or, pour la Torah, les rapports commerciaux, aussi bien que ceux qui régissent la vie en général, ne trouvent pas leur source dans la société elle-même . Ils relèvent d'un principe transcendant, des comportements de D.ieu dans l'histoire et d'une alliance qui gère tous les domaines de la vie. Les fondements de la vie sociale et des rapports commerciaux en particulier, trouvent leur origine dans l'évènement de la sortie d’Egypte.
Poids, mesures et sortie d’Égypte.
Aussi paradoxal que cela puisse paraître a priori, l'évènement constitutif du peuple d'Israël fonde en même temps le respect des poids et mesures : "Ne dévoyez la justice ni dans les mesures, ni dans les poids, ni dans les mesures de capacité (...). Je suis Hashem votre D.ieu qui vous ai fait sortir d'Egypte " (Vayikra/Lévitique 19 : 35-36).
Le Midrash Tan'houma sur ce texte, commente : "Je vous ai faits sortir d'Egypte à la condition que vous acceptiez les commandements relatifs aux mesures. Quiconque les respecte, admet la sortie d’Egypte, quiconque les refuse, la nie " (Midrash Tan'houma - Kedoshim ) . Nous sommes bien entendu, fondés à nous demander quel peut bien être le rapport existant entre la sortie d'Egypte et le respect des poids et mesures.
La sortie d'Egypte fut pour Israël l'équivalent de l'organisation de la création pour le monde, c'est-à-dire la sortie du chaos. Cet évènement consacra le choix de notre peuple : il s'agissait de retirer des êtres humains hors d'un univers inhumain, étouffés par une masse indifférenciée et indifférente.
Civilisé, Oui ! Humain, non
Or, l’Egypte, ce haut lieu de civilisation et de culture devint le lieu même de la barbarie. Les hommes, et notre génération en particulier, ont malheureusement fait l'expérience que le degré de civilisation et de culture ne saurait être en aucun cas être un critère d’humanité, que le retour d'Amalec est de l'ordre du possible dès lors qu'on ne sait plus opérer les distinctions et créer des orientations.
Cet évènement est fondateur en ce sens qu'il révèle les principes du discernement et de la distinction comme les sources essentielles de l'existence du peuple juif . Et c'est en commençant par les réaliser dans les domaines les plus quotidiens, en particulier dans la vie sociale, qu'on peut être armé pour empêcher tout retour à la barbarie.
Car, dit le Torath Kohanim : "Celui qui falsifie les mesures est considéré comme criminel, haï et méprisable, mis au ban et abominable. Il provoque cinq catastrophes : la souillure du pays, la profanation du nom de D.ieu, l'éloignement de sa présence ; il met Israël en danger et provoque son exil (Torath Kohanim - Kedoshim).
Ainsi, toute prise de conscience du mal qui risque, entre autres, de toucher Israël, implique-t-il une urgente reconsidération de ses façons de vivre. Lutter contre l’antisémitisme, oui, mais en rétablissant au préalable dans ses propres rangs la valeur de la parole et de l’honnêteté, en pratiquant une véritable politique sociale, en renonçant à la course aux honneurs et au pouvoir.
Pratiquer le discernement ne peut se trouver ni dans la superbe admiration de soi ni dans la volonté à tout prix d'être comme les autres. La distinction exige le savoir. "lm eïn da'ath, havdala minayine ?", "S'il n'y a pas de savoir, comment pourrait-il y avoir de la distinction ?" dit la tradition juive.
Savoir discerner, ce n'est pas affirmer sa supériorité, c'est permettre à l'individu de s’orienter, de maintenir vivant le sens : "... dessiller les yeux de ceux qui, tentés par le nihilisme de l'équivalence des valeurs (...) avaient perdu la possibilité d'appeler bien le bien et mal le mal. Apprendre aux hommes à discerner, à séparer, c'est enseigner qu'un monde soumis à la règle de l'équivalence est un monde insensé car tout y revient au même, tout est indifférent" (3).
Notes :