Le 6 octobre 1973, jour de la fête de Yom Kipour, je suis allé animer une partie des offices dans le petit oratoire de Dornach proche de Mulhouse. Après la fin du jeûne, sans même prendre le temps de me restaurer, je suis allé begissen les quartiers de viande qui se trouvaient dans la chambre froide de Monsieur Grumbacher. Ce n'est qu'en rentrant à la maison, tard dans la soirée, que j’ai appris que la guerre de Kipour avait commencé…
Mais savez-vous ce que signifie begissen la viande ? Il s’agissait de mouiller les quartiers de bœuf après l’abattage rituel ; ceci permettait de prolonger de trois jours le statut "casher" de cette viande.
A cette époque, la she'hita (l’abattage rituel) se faisait encore aux Abattoirs de Mulhouse, où le sho’heth (sacrificateur), Monsieur Fhima, venait de Colmar pour gesheshte (sacrifier) les bêtes. Celles-ci devaient être ensuite vérifiées pour savoir si elles étaient propres à la consommation cashère, indépendamment du service vétérinaire.
Je me rappelle encore l’image de la vache que l’on amenait dans la salle où se faisait la she’hita : on lui ligotait les pattes avec une corde reliée à un palan fixé au plafond qui permettait ainsi de renverser l’animal en donnant la possibilité au sho’heth d’effectuer sa tâche, non sans avoir auparavant bien vérifié la lame du couteau sur son ongle afin d’être certain qu’il n’y avait aucun défaut dans le fil de la lame, ce qui aurait rendu la bête ainsi sacrifiée impropre à la consommation cashère (tareph). Je me souviens aussi du bruit sourd et mat de la bête qui tombait sur la dalle de béton après avoir été égorgée. Ensuite, elle était soulevée par le palan, la tête en bas afin de laisser le sang s’écouler, la consommation du sang étant prohibée pour les Juifs.
C'est alors que je voyais accourir des bouchers non-juifs avec des seaux, pour récupérer le sang qui s’écoulait afin d’en faire du boudin.
A Mulhouse, pour obtenir de la viande strictement cashère, il y avait deux solutions : ou bien on la commandait à la Boucherie Buchinger de Strasbourg, qui déposait le paquet à la gare de Strasbourg, et qui nous signalait l’heure d’arrivée du train, pour que nous puissions récupérer le colis en gare de Mulhouse le plus vite possible.
L'autre solution consistait à s’approvisionner chez Sylvain Grumbacher à Mulhouse, dont le magasin se trouvait rue de l’Arsenal. Dans cette boucherie il ne vendait que de la viande abattue rituellement, et la population d’origine maghrébine venait donc aussi s’approvisionner chez lui. Mais pour les familles juives orthodoxes de la ville, Monsieur Grumbacher préparait des paquets dans son étal de Dornach, sous la surveillance rabbinique de Monsieur Fhima.
Les quartiers de viande une fois débités, devaient être trempés à l’eau froide (begissen ) dans les trois jours qui suivaient la she’hita, comme je l'avais fait pour la dernière fois en cette fin de Kipour 1973. J'avais ensuite un certificat à l’intention de Monsieur Fhima, disant que tel et tel jour à telle et telle heure j’avais trempé tel et tel quartier de viande. Sur la foi de mon certificat, les paquets de stricte surveillance avaient été réalisés et marqués d’un sceau en plomb sur les paquets, pour les quelques familles orthodoxes de Mulhouse.
Après l'abattage rituel, la partie arrière des animaux (la meilleure !) était revendue aux bouchers non-juifs, parce qu'alors on ne savait pas la préparer selon les règles religieuses. Aujourd’hui en Israël, ce problème est résolu, car les sho’hatim venus d’Afrique du Nord, savent enlever comme il se doit le nerf sciatique, qui est considéré comme impur.
Après avoir acquis ces paquets de viante, les consommateurs devaient encore la tremper et la saler chez eux, afin de la rendre tout-à-fait propre à la consommation cashère.
Aujourd’hui ces notions sont tout-à-fait oubliées. L’industrialisation des systèmes d’abattage fait que toute la chaîne se fait de façon automatique (mis à part bien entendu l’acte du sho’heth et de la vérification des poumons et viscères).
Et comment effectuait-on l'abattage rituel des volailles ?
Dans l’ancien bâtiment de la communauté de Mulhouse, dans une petite salle au fond, se trouve sans doute encore une sorte de table avec des logements ronds, c’est à cet endroit que le sho’heth venait égorger les volailles. Les Juifs apportaient leurs propres bêtes, et c’est dans ces bacs ronds qu’étaient déposées les volailles la tête en bas, afin que leur sang puisse être évacué après la she'hita.
Cela se faisait dans beaucoup de petites communautés juives d’Alsace, où le ‘hazan, le chantre - parfois même le rabbin - étaient également sho’heth.
Dans les villages d’Alsace, Il était souvent de tradition de gaver des oies, ou plutôt une oie. Celle-ci aux alentours de Hanouka était soumise à la lame affûtée du sho’heth, ce qui permettait ainsi de préparer du confit d’oie (morceaux pris dans la graisse) pour les conserver souvent jusqu’à Pessa’h, tandis le foie « gras » était vendu à des ménages plus riches, ce qui permettait au gaveur de se voir rembourser le prix d’achat du volatile.