Le coq à l'âme (suite et fin)


Le Rav-enquêteur voulait déguster lui-même son succès. (Il espérait une promotion). Il commanda un taxi, comme il sied à un Rav, et arriva aux poulaillers de Givat-Yéarim. Saadia Sharabi, le responsable des volailles le reçu avec le respect qui s'imposait. Malgré les explications tortueuses du Rav il avait du mal à comprendre ce qu'il voulait au juste. Peut-être à cause de l'accent aussi, bien que la prononciation yéménite soit assez proche de l'ashkénaze. Enfin il le laissa faire ne pouvant imaginer le trouble que le Rav allait causer.
Saadia resta à l'extérieur quand le Rav entra dans le poulailler. Il tenait sa poule en main et s'accroupissant dans la paille abondamment imprégnée, il hurlait: "Rebbetzen-Kapoure-Rebbetzen-Kapoure". Les volatiles habitués à une toute autre forme de discours et de mélodie s'effrayèrent et s'envolèrent dans tous les sens.
Saadia de l'extérieur se disait que décidément l'unité et l'unification des tribus d'Israël n'étaient pas pour demain. Il commençait aussi à craindre pour ses bêtes. C'était son seul revenu. Le Rav réessaya encore une dizaine de fois, criant de plus en plus fort, aucun coq ne daignait poser son regard sur cette poule d'un autre monde et qui ne parlait que le Yiddish. Il était déconfit."Si la méthode est bonne, (à dire sur la mélodie des études talmudiques) si la méthode est bonne, alors le coq n'est pas là, mais si elle est mauvaise alors encore faut-il en trouver une autre, ou alors le coq est là et a été saisi par ses mauvais penchants."

Saadia ne perdant pas le nord, demanda des dédommagements au Rav pour la frayeur qu'il avait semée dans son poulailler et la baisse du taux de ponte auquel il fallait s'attendre.
Le Rav l'implora de ne rien raconter à aucun prix, si ce n'est celui que Saadia demanda pour payer son silence.

Il fallait confirmer ou infirmer la méthode à Mizra. Le Rav s'enquit de l'identité de ce kiboutz. Jamais il n'en avait entendu parler; c'est tout juste s'il savait ce qu'était un kiboutz.

Horreur , catastrophe, blasphème, malédiction, enfer et damnation, Mizra s'avérait être le seul kibboutz sioniste à élever des cochons en Terre Sainte ! Dieu, quel dilemme ! Ne pas y aller (à ne pas dire sur la mélodie, il n'y a pas l'ambiance) c'est laisser le Rebbe éternellement angoissé, c'est pratiquement le pousser à démissionner, cela ne s'est jamais fait, y aller, collaborer avec ces goyim, ces ennemis d'Israël, Satan en personne, autant mourir, que de supporter la honte qui s'abattrait sur cette noble communauté.

Seul le Rebbe pourrait trancher.
Ah si seulement ils savaient que cette partie de l'histoire est absolument inutile à son dénouement, puisque nous savons, nous, le coq ailleurs, mais oh ! Combien instructive de par son contenu.

Le Rebbe voulait Son coq. Il ne pouvait l'affirmer trop fort. Il éplucha les textes, et arriva à formuler une rationalisation qui convainquit tout l'état major, sauf les plus vieux.

Les pourparlers avec le secrétariat du kiboutz furent laborieux parce que menés par des intermédiaires peu fiables et convaincus. Enfin on se mit d'accord. L'opération aurait lieu de nuit, le Rav s'habillerait en kiboutznik, short et chemisette largement ouverte, couvre-sous-chef, sandales. Problème des papillotes ? Il faudrait bien les rétrécir au minimum permis par la Torah et enfouir le reste le reste dans le chapeau. La barbe se porte bien dans tous les milieux. Personne ne devait être présent. Personne ne devait savoir. On parla aussi argent. Pas de reçu, pas de trace. Ni l'un ni l'autre ne tenaient à ce qu'apparaissent dans leur comptabilité de tels documents. Comme quoi la bonté n'existe pas, il n'y a que des coïncidences d'intérêts. Ce qu'on appelle se rendre service.

La volaille n'aime pas être dérangée la nuit. Elle dort. Celle-ci était encore moins motivée que n'importe quelle autre. Le fait est que les habitants de cette basse-cour prirent le Rav kiboutznik pour l'un des leurs. La première manche était gagnée. Mais quand il commença à hurler, tenant sa poule blanche dans les mains: "Rebbetzen kappoure-Rebbetzen-kappoure", là, le stratagème fut découvert. Cependant la poule étant charmante quand même, malgré ses origines, plusieurs coqs s'approchèrent et lui firent les yeux doux. Bientôt tous les coqs firent de même, les poules touchées dans leur amour propre, commencèrent à se fâcher verbalement puis les coups fusèrent. Notre poule ne savait plus où donner de la crête et du croupion. Le Rav non plus. Il n'avait pu distinguer clairement si un des coqs avait reconnu sa poule. L'échec était cuisant pour lui. Adieu promotion. L'exil serait son destin.

Mais Dieu venant en aide aux malheureux, il fit germer en lui une idée lumineuse, à laquelle personne n'aurait pensé même pas moi.
Même lumineuses, les idées comme les médailles ont leur envers. De celle-ci l'envers valait largement l'endroit, ce qui fit hésiter notre Rav quelques instants seulement car il ne fallait pas en perdre. Ces pérégrinations à travers le pays avaient déjà duré trois jours de trop.

frise

Le nom de Yosselé était tout ce qui restait à Yossef Eckstein de ce qu'il appellerait sa première vie. C'était entre Moussaf et Minh'a du Kipour 5743 (21) - de triste mémoire.
Comme ses camarades de yeshiva, il avait été surpris par la quantité peu commune de véhicules, surtout militaires, qui passaient dans les rues. Comme eux, il ne pouvait se convaincre : qui était ces mécréants sionistes qui désacralisaient volontairement le saint jour et proche de leur yeshiva pour encore plus les agacer ? Il osa, lui, s'approcher et demander. Il était connu pour sa témérité et son espièglerie. A dix-huit ans, il en avait fait voir des vertes et des pas mûres aux nombreux maîtres qui s'étaient succédé pour le garder dans les voies de Dieu. Son intelligence était son meilleur atout. Il savait décortiquer les passages les plus ardus du Talmud. Non seulement ses camarades, mais aussi des étudiants plus âgés, venaient lui demander son aide. Il la leur offrait de bon coeur. Pas rancunier bien que jalousé.

Il osa donc demander à un soldat qui passait dans les immeubles. Il apprit la terrible nouvelle : l'Égypte et la Syrie attaquaient Israël. La situation était grave, critique. Le danger de destruction était bien réel. Il courut vers le Rebbe de l'époque, le père du nôtre, et l'informa. "Nous devons prier tant et plus", telle fut la réponse : Dieu a décidé une fois de plus de punir son peuple pour ses fautes.

Non, Yosselé ne pouvait se contenter de cette réponse. Il fallait agir. Quand il est temps d'agir pour Dieu, même la Torah peut être modifiée. Il dit Minh'a à toute vitesse, courut vers le camp "Schneller", le seul qu'il connaissait, et pour cause (22). Tout le monde fut un peu surpris, et même agacé, quand il proposa ses services, en ces moments fatidiques pour le peuple juif. Sa chance, de son point de vue en tout cas, fut sa rencontre d'un étudiant de yeshivath-hesder (23) qui comprit sa demande dans toutes ses significations, et lui trouva quelque chose à faire dans l'immédiat.

A partir de là tout alla très vite. Ses papillotes se raccourcirent; ses prières aussi. Ayant dix huit ans il retourna au bureau de recrutement, mais cette fois pour exiger d'être intégré. Vu son parfait état physique, et son intelligence il fut enrôlé dans les parachutistes, comme il l'espérait. Cours d'officier, promu commandant de bataillon, il attendait à présent sa nomination de colonel.

Chez lui on avait pris le deuil.
Il avait essayé par des intermédiaires de reprendre contact avec ses parents et ses sept frères et soeurs. Ce n'est que quand son père tomba malade qu'il put enfin tous les revoir et assister à son enterrement.

Il fallait bien s'en remettre à l'évidence, seul Yosselé pouvait sortir le Rebbe de l'impasse où lui et toute la communauté se trouvait. En effet des bruits insidieux courraient dans les rues étroites du quartier, et des affiches aux allusions évidentes pour qui savait, apparaissaient sur les murs. La Honte, peut-être - qu'à Dieu ne plaise - la fin de la secte; sans Rebbe, elle ne peut que disparaître.

Yosselé devait faire vite et bien. Le Rav l'implora, en souvenir de son père, des siens, de son enfance - qu'à vrai dire, il regrettait parfois devant les conflits du monde laïque.

La condition de son acceptation était une entrevue préalable avec l'actuel Rebbe. Ce n'était pas évident. C'était risqué de compromettre encore plus le Maître. En fait, il n'y avait pas de choix. Passons sur les détails rocambolesques de cette rencontre nocturne. Elle fut courte ; Yosselé exigeait trois choses. La première que le Rebbe lui fasse part de ce qu'il avait dit au coq afin qu'il puisse vérifier par lui-même que c'était le bon coq quand il le récupérerait. La seconde, qu'une fois par an, tous les étudiants de dix-sept ans viennent visiter le camp où Yosselé servait. La troisième, et plus importante pour lui : que chaque étudiant donne une heure par semaine pendant trois ans de service civil dans un hôpital. Ce qui pourrait paraître simple et somme toute bénin pour les non initiés, était en fait énorme pour le Rebbe, et Yosselé le savait bien. Ce n'était pas une vengeance, loin de là. C'était l'expression de sa pensée profonde et des valeurs qu'il avait apprises chez ce même Rav.

Les conditions remplies, il reprit l'enquête du début.
Grâce à ses connaissances, il prit contact avec la Société de Protection de la Nature et apprit qu'effectivement un coq avait été remis à la volière quelques minutes avant Kipour et - Dieu soit loué - s'y trouvait encore.

Yosselé n'avait pas beaucoup de temps à perdre. Il trouva le coq discutant avec le perroquet des avantages réciproques de la religion et de l'athéisme. Il ne lui en fallait pas plus. Il demanda s'il pouvait aussi prendre le perroquet. Celui-ci n'ayant pas été réclamé depuis plus d'un an, la loi le lui permettait.

Un volatile sous chaque bras, Yosselé, en uniforme d'officier supérieur de Tsahal (24), marcha droit vers la maison du Rebbe. Tous les 'hassidim et toutes les 'hassidoth l'acclamaient cette fois quand il traversa la cour intérieure des Batei-hungarim (3). C'était une véritable libération. Un bon jour !

La rencontre entre le Rebbe et Son coq fut émouvante. Seuls Yosselé et le perroquet y assistèrent. Le Rebbe avait voulu chasser ce dernier, mais le coq s'y était formellement opposé, jurant qu'il n'ouvrirait le bec qu'en présence de son perroquet.

Le Maître s'enquit de savoir avant tout si le coq avait parlé. Avant même qu'il n'eût le temps de répondre, son ami le perroquet lui glissa à l'oreille de poser d'abord ses conditions; sinon il serait trop tard.
Ainsi fut fait. Le coq exigea que le Rebbe émit immédiatement une décision réglementaire et contraignante pour tout le peuple juif : que la pratique des Kaparoth soit abolie et remplacée par un acte de charité. Le Rebbe hésita, mais là encore, en fouillant bien les textes il sut trouver les justifications nécessaires à cet édit. De ce fait, le coq ne craignait plus pour sa vie. Par contre - et nous étions juste la veille de Hoshana Rabba (17)-, il fallait pour que le Rebbe soit absout, que le coq récite à haute voix toutes les fautes que celui-ci lui avait confessé dix jours plus tôt.

Le Rebbe exigea de Yosselé qu'il sorte avec le perroquet. Inutile précaution puisque tous les deux savaient. Par respect pour le Rav, il obtempéra et arriva même à convaincre le perroquet pourtant pointilleux sur les questions de censure.

Pour la seconde fois dans leur vie, les deux êtres se trouvaient face à face. Mais le Rebbe osait à peine le regarder.
Le coq commença alors avec lenteur et précision et fidélité la liste. Le Rebbe lui demanda de s'approcher plus près encore afin que seul lui l'entende. On pouvait craindre le pire. Effectivement, il fut le seul qui put entendre ce que disait le coq, comme seul le coq avait entendu ce que dit le Rebbe.

Quant à nous, nous en sommes réduits aux spéculations. Quoi que vous supposiez sera la réflexion de vos propres fautes ou de ce que vous pensez des Rebbes par identification projective, à savoir la même chose. Mais alors, laissez donc les coqs tranquilles et ne jouez pas les perroquets.

Dr. Jocelyn Hattab, Jérusalem.


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