Structure du parler judéo-alsacien
par Paul LÉVY
Revue trimestrielle du FSJU-Strasbourg, Octobre 1954, N°9 3ème
année, 1954
Le judéo-alsacien est le parler dont se servent, ou se sont servis,
dans la vie quotidienne, au sein de leur famille et de la communauté,
les Juifs habitant l'Alsace. Comme tel, il est partie intégrante d'un
corps plus vaste, le jiddish occidental. Ce dernier, bien entendu, n'est qu'une
parcelle du jiddisch commun qui est, lui-même, un rameau, il est vrai
très particulier, des parlers germaniques.
Qu'est-ce qui distingue notre judéo-alsacien local, d'une part du
jiddisch général (1), d'autre part de l'allemand
tout court ? Pour bien comprendre causes et nature des différences,
il convient de remonter un instant dans un lointain passé.
Causes historiques qui expliquant le caractère propre du judéo-alsacien moderne
On signale la présence de Juifs dans nos contrées dès l'époque romaine ; ils y ont survécu aux bouleversements des 4e et 5e siècles, on les y retrouve sous les Carolingiens et plus tard. Ils se servaient alors du parler de leur entourage ; par exemple, les noms qu'ils portaient à cette époque étaient allemands, non hébreux.
Mais, à partir du 13e siècle, notamment depuis le Concile de Latran
(1215), la situation change totalement devant l'hostilité grandissante
des populations chrétiennes, de vastes migrations se déclenchent
qui apportent et emportent des éléments linguistiques divers.
De l'Ouest de France, affluent en Rhénanie et en Alsace en particulier
de nombreux éléments francophones, et il se crée cette
situation étrange qu'une partie notable des juifs soi-disant allemands
parlent français. Nous verrons plus loin que plus de six siècles
n'ont pas réussi à effacer les traces de cet état de choses.
D'autre part, et à la suite de nouvelles persécutions, d'autres éléments juifs pénètrent dans nos contrées venant cette fois-ci de l'Est, de Souabe et de Franconie. Et dans ce cas également, dans la prononciation de certaines voyelles par exemple, les traces de ces apports sont encore nettement perceptibles dans le judéo-alsacien actuel.
Enfin, immigrants de l'Ouest et de l'Est et Juifs indigènes eux-mêmes sont de plus en plus retranchés de la vie de leur entourage, enfermés dans les ghettos ou refoulés des centres urbains vers quelques campagnes isolées. Contraint de vivre sur ses propres ressources, leur parler n'évolue plus à la mesure de la langue ambiante, en garde des tournures et des termes désormais désuets ailleurs, vieillit et se rétrécit, ou encore, en cas de nécessité, se complète d'éléments étrangers, hébraïques notamment.
Établissement et maintien durable d'un noyau de Juifs en terre de parler allemand, immigrations de l'Ouest et de l'Est, enfin séparation progressive de tous les éléments juifs d'avec la population non juive voici les principales causes historiques qui expliquent le caractère propre du judéo-alsacien moderne.
Eléments germaniques
Sous l'angle linguistique, trois sources lui ont fourni, en proportions inégales, ses éléments constitutifs : l'allemand, l'hébreu, le français. Examinons-les dans l'ordre.
Tout comme le jiddisch commun, le judéo-alsacien est d'abord un parler d'essence germanique. On a calculé qu'environ 65 à 70 pour cent du vocabulaire sont empruntés à l'allemand. Leur emploi est régi par les lois phonétiques, grammaticales et stylistiques, à la fois de la langue commune et des patois alsaciens. Notre judéo-alsacien suit par exemple fidèlement les limites de l'inflexion vocalique en employant
gût,
schuhl, hût dans le nord du pays, mais
gütt (alémanique
guë),
schülle,
hütt dans le centre et dans le sud du pays.
D'autres traits du vocalisme judéo-alsacien rappellent encore qu'en plein moyen âge une partie considérable a immigré de Souabe, comme la prononciation de au pour o (cf. braut = brot ; haule = holen ; grauss = gross, etc.). Ou la prononciation de o pour a (hot = hat) qui a déteint même sur des mots d'origine hébraïque (pônem = pânim). Enfin eï pour all, ê (meï = mehr ; stein = stehn ; geïn = gehn ; weïh = weh, etc.).
Parmi les termes anciens - perdus ou très modifiés en haut allemand - qu'un isolement séculaire a permis de conserver, citons : einikl = m.h.a. eninkel (n.h.a. enkel) ; snur de m.h.n. snur (bru) ; ette de v.h.a. atta (= père, cf. Attila = petit père) ; griëwe de v.h.a. griubo ; godl'kum de m.h.a. sî gote willekume. Plus facilement accessibles : harle (grand-père) et frawle (grand-mère) ainsi que Harjet (Herrgott) gardent pourtant également un cachet fort ancien.
Il y a d'autres particularités et subtilités du judéo-alsacien que nous ne pouvons qu'effleurer ici. Ainsi anzinde et entzinde, ce n'est pas du tout la même chose, le premier étant du domaine profane (le poêle, la pipe), le second réservé aux pratiques religieuses de veille de fêtes. De même anbeissen, dans la bouche d'un bon juif, ne signifie nullement et simplement "mordre". On a même pu relever des différences dans le parler de l'homme et de la femme : dans certains cas, ils n'emploient pas les mêmes mots pour désigner la même chose ou activité.
Ces traits germaniques du judéo-alsacien n'ont pas varié depuis des siècles. Nous les trouvons même souvent sous la plume d'auteurs non-juifs qui s'en servent pour exciter la haine ou, plus innocemment, faire rire. Donnons un exemple en quelque sorte classique le poète Henri-Léopold Wagner, né à Strasbourg en 1747, ami et commensal du jeune Goethe et l'un des piliers du "Sturm und Drang", publie en 1775 une pièce Die Reue nacht der Tat (Repentirs après le crime), dans laquelle il introduit un personnage présenté simplement sous le qualificatif "ein Jud". Bien que l'action soit censée se dérouler à Vienne, les répliques du "Jud" sont bien caractéristiques pour le parler de "chez nous". Citons : "das tut weïh" , ou "ich hab' noch em... g' frogt", "ich glab", "ich kaf ", etc.
Même quand il se sert d'éléments allogènes - français ou hébraïques - le judéo-alsacien les traite "à l'allemande" . Il décline, conjugue, modifie tranquillement par ex. le radical hébraïque par le truchement des désinences germaniques.
De shassyon (boire) on dérive l'infinitif shaskene et on poursuit : du shaskenst, er shaskent..., er hot geshaskent, etc.
De hébr. kowet on a dérivé unkowet (comme Ehre : Unehre) et même bekowet, voire unbekowet avec préfixes allemands be et un, et t terminal du part. passé (cf. geehrt).
Même évolution dans hébr. ta'am (goût) vers unbetaamt.
De yom tôbh on fait dériver jonteftig, avec suffixe ig comme dans artig.
De shikzo on forme le diminutif shikzele (= lein) comme gretelee.
On n'hésite même pas à réunir des mots hébraïques et allemands, en des composés d'un effet inattendu : chain (= charme) + mensch = cheinesmensch ; schlimm + massel (chance) font schlamassel (malchance, malheur). Sheiker-sager, chaser-kopf, mazze-knöpfle et tant d'autres se passent de commentaire étymologique.
Sources hébraïco-araméennes
Mais voici que nous avons déjà largement empiété sur le deuxième élément constitutif du judéo-alsacien, à savoir ses sources hébraïco-araméennes. Elles frappent le plus l'observateur puisque - fait linguistique rare - elles introduisent dans un ensemble indo-européen (germanique et roman) des éléments sémitiques qui lui sont totalement étrangers. Nous venons de voir comment il les a partiellement assimilés et résorbés, sans leur faire perdre, pour autant, leurs forme et caractère premiers.
Donc, personne ne se trompera sur la provenance de pônem = pânim
(visage) ; kalle = kallâ (fiancée), maukem
= makom (ville) ; meilech = melekh (roi), shee =
saâ (heure), et d'innombrables autres dont le total atteint environ
20 % de tout le vocabulaire jiddisch (2).
Sources d'essence romane
Restent à examiner les 10 à 15 % du vocabulaire qui ne sont ni
allemands ni hébraïques, mais d'essence romane. Il n'est pas facile
de faire dans chaque cas la part exacte du français, de l'espagnol, voire
du latin d'église. Il convient encore de distinguer l'apport ancien de
l'apport récent. Car il est évident que le judéo-alsacien
a fait siens aussi les éléments français qui ont pénétré
depuis un siècle en alsacien commun (par ex. vélo, auto, radio,
gare, garage, etc.)
(3).
Ce qui nous intéresse ici, ce sont les éléments anciens,
preuves et vestiges des migrations du moyen âge, ces éléments
qui, linguistiquement parlant, ont été entièrement intégrés
au jiddisch bien qu'ils soient encore nettement discernables, enfin ces éléments
que les autres dialectes alsaciens ne connaissent pas. Citons
preien (inviter)
de "prier" ;
frismel de "vermicelle" ;
chalet de v.fr. "chaloir"
(avoir chaud) ;
del(enterrement) de "deuil' ;
pilzel (servante)
de "pucelle"
(4), etc.
Remontent manifestement au latin
notre
ôr(e)n (prier Dieu) de
orare ;
memer(e)n (penser aux morts), de
memorare ;
planchene(n) (pleurer), de
plangere ;
bentche(n), de
benedicere, etc.
Inutile de souligner que ces éléments "français" se déclinent et se conjuguent également "à l'allemande" : er benscht ; er hot gebenscht.
Mentionnons brièvement que les immigrants venus de l'Est ont apporté au judéo-alsacien aussi quelques termes, dont les polonais presque intraduisibles : hotche de chociac et newich de niebez. Almem'r descend d'un mot arabe.
Si notre parler local est ainsi composé d'éléments venus de tous les horizons, il a inversement aussi influencé les parlers qui l'ont entouré. De lui viennent probablement, par l'entremise des nombreux juifs alsaciens émigrés "à l'intérieur", des mots comme yit ou choule de l'argot français. Il a contribué aussi à la vogue, en alsacien encore plus que dans d'autres patois allemands, des mots comme schofel, scharchern, schächten, dalles, pleite, etc.
L'avenir du judéo-alsacien
Après avoir brièvement rappelé les origines historiques
et linguistiques du judéo-alsacien, après avoir esquissé
son caractère présent, il convient de consacrer encore quelques
mots à ce qui semble être son avenir. Cet avenir, il faut bien
le dire, se présente sous des auspices bien sombres. Le judéo-alsacien
recule, se rétrécit : chacun le sent et le constate autour de
lui. Restent à déceler les causes et à fixer l'ampleur
du mouvement.
Première constatation : le judéo-alsacien a assez mauvaise presse,
même parmi ceux qui l'utilisent encore, à plus forte raison parmi
ceux qui l'ont abandonné, et enfin et surtout parmi tous ceux pour qui
il a toujours été un corps étranger, un parler incompréhensible
et de ce seul fait suspect. L'antisémitisme n'a cessé de le stigmatiser
de langue ésotérique destinée à tromper le non-initié.
De larges milieux juifs eux-mêmes, depuis longtemps, le considèrent
comme trivial, en tout cas comme moins "chic" que le français.
Un inspecteur des écoles juives, il y a plus d'un siècle déjà,
ne l'a-t-il pas appelé "un jargon ridicule et grossier
, reste
honteux d'une antique barbarie" ? à mesure que la langue nationale
progresse, elle "grignote" lentement mais impitoyablement le judéo-allemand.
Cependant, les raisons "sentimentales" ou "mondaines" n'expliquent pas tout. Il y a d'autres causes : politiques, économiques et sociales, celles-ci, dont l'efficacité, de nos jours, est autrement pertinente. Si le ghetto et l'exclusion des cités ont favorisé sinon provoqué l'éclosion d'un parler spécifique judéo-allemand, leur disparition lui ont enlevé son premier élément de cohésion et dans une certaine mesure sa raison d'être. De son côté, l'égalité civique octroyée par la France a facilité l'assimilation, non pas tant religieuse que sociale et - conséquence inéluctable - linguistique.
Mais, parmi toutes les causes qui ont entraîné le recul du judéo-alsacien,
il y en a une qui se résume en quelques chiffres. Malgré l'imperfection
de nos statistiques, ces chiffres sont d'une singulière éloquence.
Ils nous apprennent tout d'abord que si, en 1871, il y avait encore 32.292 juifs
en Alsace, il n'y en avait plus que 20.202 en 1931, bien que, dans le même
laps de temps, d'une part la population totale de nos deux provinces ait augmenté
de plus de 20 %, et que de l'autre l'élément juif ait profité
encore d'un apport considérable - désormais tari - d'immigrants
orientaux.
En soixante ans, de 1871 à 1931, la proportion des juifs est tombée
de 3,4 % à 1,9 %, dans le Bas-Rhin, de 2,7 % à 1% dans
le Haut-Rhin. On sait, même à défaut de statistique précise
et récente, que guerre, exode et persécutions n'ont fait qu'accélérer
ce recul. Un simple calcul montre qu'à cette allure, en 2054, il n'y
aurait plus un seul juif, partant plus de judéo-allemand dans notre province.
C'est là, bien sûr, une vue de l'esprit, et d'ici là... Mais il y a un autre mouvement, plus immédiat et tout aussi funeste au judéo-alsacien, mouvement dont l'évolution rapide ne laisse aucune illusion sur le résultat linguistique final. Nous parlons de la migration intérieure, de la fuite des campagnes, du "
Zug nach der Grossstadt". Le voici dans toute sa nudité statistique :
-
Au dénombrement du 1er décembre 1905, on a relevé dans
:
- le Bas-Rhin, 16.033 israélites dont 7.081 = 44,2 % à Strasbourg
;
- le Haut-Rhin, 8.314 isr. dont 5.877 = 70,9 % à Colmar et Mulhouse ;
- l'Alsace, 24.347 isr. dont 12.958 = 53,2 % dans les trois grands centres.
- Un quart de siècle plus tard, le 8 mars 1931, on a recensé :
- Bas.Rhin, 14.538 is. dont 9.583 = 65,9 % à Strasbourg;
- Haut-Rhin, 5.664 isr. dont 4.588 = 81,1 % à Colmar et Mulhouse ;
- Alsace, 20.202 isr. dont 14.171 = 70,1 pour 100 dans les trois grandes villes.
Ainsi donc, il y a un siècle, l'immense majorité, il y a cinquante
ans, encore presque la moitié (46,8 %) des juifs alsaciens habitaient
la campagne. En 1931, les "campagnards" ne représentaient même
plus le tiers (29,9 %). En l'an de grâce 1954, sont-ils encore 20 % ou
même 15 % ? Si le rythme se maintient, théoriquement en 1975, les
communautés rurales ne seront plus qu'un
souvenir,
c'est l'évidence même.
(5)
Or c'est là que se pratiquait, que se maintenait le parler spécial; dans les grandes villes, il s'estompe. La première génération l'utilise encore, la seconde le comprend, pour la troisième il est perdu. Nous l'avons vu déjà - dans des circonstances évidemment quelque peu différentes - parmi ceux de nos coreligionnaires qui, après 1870, ont émigré en France, et dont les petits-enfants, dans la quasi-totalité, n'ont plus la moindre notion du judéo-alsacien des ancêtres. Sauf revirement imprévisible et improbable - et d'ailleurs peu souhaitable dans l'intérêt humain et social de nos descendants - cette évolution ne peut que se poursuivre.
S'il y a une leçon pratique à tirer de ces constatations, difficiles à réfuter, nous semble-t-il, c'est qu'il serait temps de recueillir, d'enregistrer le vocabulaire, la grammaire, la phonétique, par le disque et par le livre. Tâche délicate, mais tâche intéressante pour un jeune savant alsacien, tâche d'autant plus nécessaire que, contrairement au jiddisch oriental, le jucléo-alsacien n'a pas produit des uvres littéraires de premier plan qui survivraient grâce à leur valeur intrinsèque.
En dépit de ce que ces conclusions peuvent avoir de pessimiste, voire
de désolant, il ne nous semble pas moins honnête et indispensable
de les énoncer - avant qu'il ne soit trop tard.
Notes :
- Pour ce dernier, nous renvoyons à
notre récente étude : Aperçus sur le jiddisch, parue
dans Les Cahiers de l'Alliance Isr., Univers., numéros 32
et 83, avrIl et mai 1954. Elle permettra de mieux "situer"
la place particulière du judéo-alsacien dans le cadre général
du jiddisch que nous ne saurions le faire dans ce court exposé. Retour
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- La liste la plus récente, sous
le titre Vocabulaire hébreu dans le parler judéo-alsacien,
dans le Bulletin de nos communautés, numéros 17
du 28 août 1953 et suivants. Retour
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- Voir à ce sujet notre livre La
langue allemande en France, tome II, pp. 241 et suivantes. Retour
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- Dans une lettre spirituelle, M. Lucien
Reiss, ingénieur à Metz, nous a récemment suggéré
une autre étymologie pour pilzel. Les deux "bonnes"
du patriarche Jacob s'appelaient Bilhah et Zilpah ; joignez
les deux syllabes initiales, et vous trouverez Bilzil. C'est très
ingénieux ; toutefois, des arguments - trop longs à, exposer
ici - militent toujours en faveur de l'étymologie traditionnelle. Retour
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- Voir aussi les statistiques établies
par le docteur Revel, aux pages 24 et 25. Retour
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