La période pascale a été longtemps marquée par une tension, pouvant dégénérer en violence et en pogromes, entre l'Église et les Juifs. Dés le 9e siècle, il était d'usage à Toulouse qu'un Juif se présentât, à Pâques, devant la porte de la Cathédrale, où l'évêque lui donnait un soufflet. Cette coutume, qui devait venger l'injure faite par les Juifs à Jésus lors de la Passion, provoqua en 1018 une scène dramatique. Un chroniqueur du temps, Adhémar de Chabannes raconte :
"Aymeri, vicomte de Rochechouart, ayant fait un voyage à Toulouse accompagné de Hugues, son chapelain, celui-ci fut chargé de la cérémonie de donner un soufflet à un Juif, à la fête de Pâques, comme il en avait toujours été d'usage. Le coup fut si violent qu'il fit tomber par terre la cervelle et les yeux du Juif, qui expira sur-le-champ. La "synagogue" de Toulouse enleva de la cathédrale de Saint-Étienne le corps du défunt pour l'inhumer dans son cimetière" (1).
Cet usage inhumain fut remplacé au commencement du 12ème siècle par un leude ou péage que payaient les Juifs versaient aux chanoines de Saint-Saturnin depuis la Toussaint jusqu'à la fin de novembre, et une redevance de 44 livres à la cathédrale de Saint-Étienne, somme qui était employée pour le cierge pascal (2).
"le jour des Rameaux, l'évêque montait en chaire et faisait un discours au peuple pour l'exhorter à tirer vengeance des Juifs, qui avaient crucifié Jésus-Christ. Il donnait ensuite la bénédiction à ses auditeurs avec la permission d'attaquer ces peuples et d'abattre leurs maisons à coups de pierres, ce que les habitants, animés par le discours du prélat, exécutaient toujours avec tant d'animosité et de fureur qu'il ne manquait jamais d'y avoir du sang répandu. L'attaque, dans laquelle il n'était permis d'employer que des pierres, commençait à la dernière heure du samedi avant les Rameaux et continuait jusqu'à la dernière heure du samedi d'après Pâques". L'usage ne fut aboli qu'en 1161. Guillaume, évêque de Béziers,
"honteux sans doute de ce que ses prédécesseurs avaient autorisé une coutume qui, pour être ancienne, n'en était pas moins blâmable, remit un acte authentique entre les mains du vicomte Raymond Trencavel, avec menace d'excommunier tous les clercs qui inquiéteraient dorénavant les Juifs et promesse de ne plus soutenir les laïques. Il reçut pour cela la somme de 200 sols melgoriens des Juifs de Béziers, qui s'engagèrent, de plus, à payer tous les ans, le jour des Rameaux, 4 livres de monnaie de Melgueil, pour être employés aux ornements de la cathédrale."
De leur côté, certaines communautés juives élaborèrent une liturgie spécifique dénonçant l'opprobre, valorisant la souffrance et témoignant de leur espérance dans le salut. C'est ainsi que les communautés du Comtat Venaissin dénommèrent le Vendredi Saint Yom Ha-Hésger (le Jour de l'Enfermement), et introduisirent des prières supplémentaires dans la liturgie transformant l'isolement et le mépris en signes d'élection. Cecil Roth (4) a traduit l'une d'elles :
"Comme une princesse recluse dans son palais, comme une belle jeune fille qui se dérobe aux regards, elle offre sa prière à Dieu — Lui dont le souffle anime toutes choses. Dresse Toi et sois à nos côtés, en cette fête de Printemps, jusqu'à ce que notre esclavage ait pris fin".Cecil Roth mentionne également un manuscrit catalan du 15ème siècle qui introduit à Pâques, avant la prière de Nishmath, un poème pour ce jour où les Gentils disent "voici le temps pour jeter des pierres" (Ecclésiaste 3:5) :
"l'Ame de ceux qui sont déportés, enchaînés dans l'esclavage d'Edom (la chrétienté) et d'Ismaël (l'islam), élèvera son chant, le jour où les ennemis assoiffés de vengeance s'apprêteront à lapider les pierres portant les noms des fils d'Israël" (Exode 28:21).
"L'âme de ceux qui sont forts au plus profond de l'oppression et comprennent l'aeuvre de Dieu élèvera son chant lorsque l'ennemi montera une embuscade et les attendra le sixième jour (le Vendredi Saint) et ils se prépareront ..." (Exode 16:5).
Dans toute l'Europe, la semaine pascale a été, il y a peu d'années
encore, l'occasion de nombreuses manifestations rituelles par lesquelles s'exprimait
l'agressivité, symbolique ou non, des chrétiens vis-à-vis de
Judas et des juifs en général. Le trait le plus constant de
la "Période des Ténèbres", c'est-à-dire des trois jours précédant
le dimanche de Pâques, c'est peut-être le vacarme, qui est souvent explicitement
associé à l'idée d'un châtiment infligé au Juif.
En voici quelques exemples, puisés dans le Manuel de Folkore
de Van Gennep.
En Roussillon comme en Cerdagne, on frappait avec des bâtons sur les
stalles et le pavé des églises, dans le but de "tuer les juifs"
; de même, on allumait douze cierges, qu'on nommait les "Douze juifs", et
on les "tuait" en les éteignant.
A Vernet-les-Bains, à la fin du siècle dernier, un observateur vit les ouvriers
des mines de fer, armés de pioches et de marteaux, les enfants et les
boutiquiers de petits maillets de bois, frapper les murs intérieurs
de l'église "pour massacrer les juifs et venger ainsi la mort de Jésus-Christ".
Dans une autre localité pyrénéenne, c'est toute la population
qui, armée de bâtons, défilait pour frapper des fers de
chevaux cloués sur la porte de l'église, "pour fustiger les
juifs". En Franche-Comté, pendant l'office du Jeudi saint, le prêtre
jetait son livre au sol, ce qui était le signal pour les fidèles de
frapper bancs et chaises, pour "tuer les juifs".
Ailleurs encore, c'est la crécelle elle-même qui
était nommée "le Juif" (5).
Le Vendredi saint, les enfants du village ramassaient du bois qu'ils entassaient sur la partie non bénite du cimetière, contre l'église, face à l'est. Ils faisaient également la tournée du village avec une charrette, et dans chaque ferme on leur donnait un fagot : le bûcher était impressionnant. On y jetait aussi les ossements, ordures ou vieilles couronnes mortuaires, que l'on avait ramassés sur le cimetière pendant l'année, et que l'on avait entassés à cet effet.
Le feu était allumé le samedi matin, avant le lever du soleil. Le curé enflammait un morceau d'amadou avec deux pierres de silex ; le feu était communiqué à du charbon de bois, puis au bûcher ; ce sont les enfants qui l'entretenaient. Par la suite, les cendres étaient répandues sur les tombes. Le cierge pascal était allumé à un tison provenant de ce bûcher. Les plus jeunes des enfants (7-8 ans) croyaient que l'on allait réellement brûler le Juif, censé être enfermé dans une caisse. Juste avant d'allumer le feu, le curé disait : "Il faut aller chercher la clé de la caisse". Les petits couraient chez le maire, qui ne l'avait pas. Lorsqu'ils revenaient, le feu brûlait déjà.
Depuis 1945 environ, on "brûle le Juif" devant l'église, à l'ouest, pour des raisons de commodité (il y a plus de place). Aujourd'hui, le cierge pascal est allumé avec des allumettes, le soir du Samedi saint, avant la veillée pascale. Telle qu'elle est pratiquée à Hohatzenheim, cette coutume comporte des éléments locaux, dont nous ne retrouvons la mention nulle part ailleurs : il en est ainsi de la caisse et de sa clé. Mais il s'avère également qu'on a abandonné dans ce village d'autres éléments, qui ont été conservés dans d'autres localités, ou dont une description ancienne conserve le souvenir. Ainsi, à Wiwersheim, un bonhomme de paille était promené le Vendredi saint par les enfants dans le village, puis brûlé le lendemain vers quatre heures du matin, devant l'église. Le bûcher était béni par le prêtre. Les enfants avaient revêtu de vieux habits, ce qui donnait à la cérémonie un côté burlesque et provoquait l'hilarité des gens rassemblés sur le parvis. A Littenheim on brûlait également un mannequin, qui représentait "le Juif". A Mulhouse, c'est une poupée de deux mètres de haut qui était brûlée ; elle était faite de vieux chiffons, par les femmes (6).
On jetait dans ces bûchers des objets très divers : de vieilles croix en bois (à Breitenau, on précise qu'elle ne peuvent être détruites qu'en cette occasion), le buis qui avait été consacré aux Rameaux l'année précédente (Dingsheim), des vieilleries diverses encombrant greniers et caves (à Mulhouse, ceux qui n'apportaient rien "se faisaient mal voir" (6), les restes de cercueil (Guebwiller), les tampons d'ouate ayant servi à essuyer les enfants lors de leur baptême (7), les vieilles planches du clocher (Roppenzweiller), les restes de cierge, les vieux vêtements et ornements d'église, les chemises abîmées des enfants de choeur (Ribeauvillé (8), ainsi que le coton utilisé pour les extrêmes-onctions (Masevaux (9).
Dans la plupart des cas, on ne se contente pas d'allumer le cierge pascal à ce bûcher, puis d'en répandre les cendres sur le cimetière, comme à Hohatzenheim. Dans la vallée de la Thuir, chaque habitant prend un tison pour le rapporter à la maison ; il sera placé dans le jardin, et recouvert de terre. L'année suivante, il sera repris pour former, avec une nouvelle bûche, un bûcher nouveau (10). A Ribeauvillé, les enfants plaçent les tisons dans l'étable, pour éloigner le mal (11), ailleurs, on les place dans le foyer, dans le potager (12).
"Il était d'usage ce jour-là (le Samedi saint), dans les pays catholiques, d'éteindre toutes les lumières dans les églises, puis d'allumer un nouveau feu, quelquefois au moyen d'un silex et de l'acier, quelquefois au moyen d'un verre ardent. C'est à ce feu qu'on allume le grand cierge pascal, qui sert alors à allumer toutes les lumières éteintes dans l'église. Dans mainte partie de l'Allemagne, on allumait aussi un feu de joie avec le nouveau feu, en quelque endroit en plein air près de l'église."
On le consacre, et les gens apportent des morceaux de bois de chêne, de noyer et de hêtre, qu'ils carbonisent dans le feu, puis emportent chez eux, où ils brillent alors certains de ces tisons dans un feu nouvellement allumé, en priant Dieu de préserver la maison de l'incendie, de la foudre et de la grêle.
Chaque demeure reçoit ainsi le "feu nouveau". On garde certains de ces tisons pendant toute l'année, et on les place sur le foyer pendant les gros orages, pour empêcher la foudre de frapper la maison, ou bien on les insère dans le toit, dans la même intention. On en place d'autres dans les champs, les jardins et les prés, en priant Dieu de les préserver de la nielle et de la grêle ... On touche aussi la charrue avec ces morceaux de bois carbonisés. On mêle avec la semence, lors des semailles, les cendres du feu de Pâques, en même temps que les cendres des palmes consacrées. On brûle quelquefois une effigie en bois appelée Judas dans le feu consacré, et même là où cet usage a été aboli, le feu de joie lui-même porte quelquefois la nom de "crémation de Judas" (13).
"Dans le pays messin, anciennement, le feu de l'âtre devait être entretenu jour et nuit jusqu'au Vendredi saint après-midi. Ce jour-là, on le laissait s'éteindre, on nettoyait l'âtre à fond, et on ramonait la cheminée. Le Samedi saint, avant l'office, les enfants apportaient les "paumes" (palmes) de l'année précédente, et en formaient un tas devant l'entrée du cimetière ou de l'église ; le prêtre allumait ce bûcher, dit "lo fu de Judas", et y allumait le feu nouveau. Le nom de Judas était d'ailleurs appliqué aussi à l'un des crécelleurs que ses camarades pourchassaient le dimanche des Rameaux dans l'église et au dehors. Ce raccord des deux dates sacrées est intéressant, et paraît spécial au pays messin" (14)."
(Tchécoslovaquie) le Jeudi saint à midi, pour la première fois, les enfants munis de leurs crécelles vont en cortège annoncer l'angélus, et ils le feront trois fois par jour jusqu'au Samedi saint à midi. Souvent ils accompagnent le fracas de leurs crécelles de différents couplets. L'une de ces formules dit : "Les juifs infidèles sont noirs, comme les chiens. Judas infidèle, pourquoi as-tu livré ton maître aux Juifs ? En punition, tu brûles maintenant en enfer, tu y demeures avec le diable".
Le Samedi saint, de bonne heure le matin, on va assister au brûlement des huiles sacrées, qu'on appelle "crémation de Judas", et chacun emporte quelques charbons, qu'on cache dans la toiture des maisons : la foudre n'y tombera jamais. En maints endroits, on fait bénir ce jour du bois dont on fait de petites croix, et le dimanche ou le lundi de Pâques, on les plante aux coins des champs pour protéger la récolte" (15).
Si l'on en croit L. Pfleger, la bénédiction du feu du Samedi saint est attestée pour la première fois dans les provinces germaniques au ville siècle. Elle y aurait remplacé une cérémonie archaïque, celle des "Notfeuer" ou "Willfire", feux d'alarme ou feux sauvages. Lorsqu'une épidémie décimait les hommes ou les troupeaux, on éteignait tous les feux domestiques. Puis, avant le lever du soleil, en présence de toute la communauté réunie, deux jeunes gens construisaient un bûcher qu'ils enflammaient en frottant du bois de chêne ou d'aulne. Tout le bétail défilait et traversait le bûcher ; on dansait autour du feu, on y jetait des offrandes. Puis, chaque chef de famille rentrait chez lui, muni d'un tison avec lequel il rallumait son foyer, et qu'il déposait ensuite dans l'étable (16).
Sans nier des analogies intéressantes entre ces "Notfeuer" et le feu du Samedi saint, il parait cependant difficile d'affirmer qu'il y a un lien de descendance directe de l'un à l'autre ; ces anciens feux germaniques étaient allumés lors de chaque grande épidémie ; or, le "bûcher du Juif" est allumé annuellement, à date fixe. Le point de vue de Van Gennep sur l'origine de cette coutume est, comme à son habitude, extrêmement nuancé et prudent. II y voit tout d'abord l'influence d'un rite d'origine hébraïque, qui aurait survécu
"avec sa prescription historique primitive puisque, même dans le rite romain recodifié, on doit obtenir ce feu avec un silex, tout au plus depuis le Moyen-âge avec une lentille de verre, jamais avec une allumette" (17).Van Gennep note la fréquence d'apparition de ces feux dans les pays germaniques :
"Il se peut, mais la preuve devrait en être donnée, que ces feux de Judas soient un souvenir atténué ou une imitation des grands feux et bûchers de Pâques (Osterfeuer) qui ont été relevés dans toute l'Allemagne septentrionale et centrale" (18).Mais en conclusion, il se refuse à y voir une coutume d'origine germanique et païenne :
"Les premiers mythographes germaniques ont fabriqué à leur propos une déesse "Ostara" d'où seraient venus les noms de Pâques (Ostern, Easter, etc.). Les critiques modernes ont éliminé la déesse, mais persisté à regarder les feux et bûchers de Pâques comme germaniques, pré-chrétiens, et des ethnologues comparateurs comme Mannhardt et Frazer ont adopté leur point de vue. Rien, sur le sol français, ne permet de l'admettre, même pas les données lorraines et alsaciennes, et je dirai même rhénanes, où la semaine de Pâques est dite Schwarze Woche (semaine noire) ou Judaswoche (semaine de Judas)" (19).
La question de savoir si l'origine de cette coutume est proprement germanique ou non, offre finalement un intérêt limité. Il est clair en effet que la "crémation de Judas" est plus particulièrement liée aux croyances et coutumes populaires germaniques, puisque c'est dans ces régions surtout qu'elle s'est implantée et perpétuée. Il est non moins vrai que l'aire culturelle germanique ne constitue pas un isolat, et que le bûcher du samedi saint, avec ses caractéristiques essentielles, se retrouve en d'autres points d'Europe. Mieux vaut donc, pour tenter d'éclairer certains de ces aspects, les replacer dans leur véritable contexte, qui est celui d'une culture rurale européenne et séculaire. De même, se demander si cette coutume est chrétienne, ou pré-chrétienne, conduit à une impasse : comme nous le verrons plus loin, de nombreux éléments y sont "païens", c'est-à-dire ruraux, paysans et autochtones, et ne doivent rien au christianisme ; mais comment nier qu'ils sont combinés à des notions proprement chrétiennes ? Le problème de l'origine perd d'ailleurs beaucoup de son acuité si l'on songe que, dans le dédale des influences celtes, germaniques, slaves ou méditerranéennes, il est bien rare qu'on puisse retrouver avec précision, dix ou vingt siècles plus tard, toutes les filiations, tous les héritages.
Page suivante |