Un hôtel 5 étoiles au Pré-Renard
Erich HAUSMANN
Traduit de l'allemand par Roselise SCHWOB
extrait de Hinéni -Souvenirs d'un pédagogue juif, pp. 161- 165
Edition Morascha, Bâle, 1996
Nous avions quitté le sol français alors que la guerre d'Algérie
faisait rage. Comme tout le monde, nous avions été impressionnés
par les attentats presque quotidiens en plein Paris. Des réfugiés,
chaque jour plus nombreux, arrivaient en France et en particulier des Juifs ;
les organismes d'entraide essayaient par tous les moyens de maîtriser
la situation. Au moment de l'Indépendance, en 1962, le flot de réfugiés
se fit torrentiel.
A Strasbourg, le Professeur
André Neher avait pris la tête d'un comité qui déploya
de gros efforts pour accueillir le plus chaleureusement possible ceux qu'on
appelait les "rapatriés" et leur faciliter ensuite une bonne
intégration. On ne voulait pas répéter les erreurs commises
jadis, lors de l'arrivée des réfugiés de l'Europe de
l'Est. Sous la direction de Neher, Strasbourg réalisa un travail de
pionnier dans ce domaine.
En été 1962, le Professeur Neher lança
un pathétique appel à l'aide pour les centres d'accueil.
Me sentant concerné, je répondis par lettre express : "Hinéni,
je me mets à votre disposition pour deux semaines au début des
vacances d'été afin de permettre à l'un ou à l'autre
des responsables de souffler un peu." En même temps, je demandais
quelques renseignements en vue de recruter des gens en Suisse. Je reçus
par retour de courrier une lettre très amicale ; le Professeur
Neher me proposait de diriger une colonie de vacances pour jeunes réfugiés
et, par la même occasion, il m'informait du
travail réalisé à Strasbourg et dans la région.
Cent cinquante familles entières avaient été accueillies
et une partie d'entre elles hébergées dans les salles du centre
communautaire ; mais il y avait aussi deux cents jeunes isolés
qu'il fallait caser dans les camps d'été existant déjà
ou dans d'autres à créer pour eux. Je publiai immédiatement
un appel dans les journaux juifs de Suisse ; quelques rares bonnes volontés
francophones répondirent.
Je bouclai ma valise et partis pour Strasbourg. Ma famille devait se rendre
directement à notre lieu de vacances. J'avais appris par des amis qu'il
existait entre autres, quelque part dans les Vosges, une colonie de jeunes
Algériens particulièrement durs ; je priais en silence
qu'on ne m'envoie pas auprès de ce groupe. A l'arrivée,
on m'invita à participer à la réunion quotidienne du
comité d'entraide ; j'y fus très impressionné par
le nombre et la variété des problèmes discutés
et aussi par l'autorité ferme et réfléchie du Président.
Tout à coup, celui-ci s'adressa à moi : "Et vous ,
Monsieur Hausmann, vous irez demain au Pré-Renard." Un point,
c'est tout ; pas de discussion ! Ma prière n'avait pas été
exaucée : il n'y avait plus qu'à serrer les dents.
Les Vosges - © M. Rothé
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Le lendemain matin, un ami me conduisit en voiture au lieu dit. La fin du parcours
était un chemin creux, très dangereux : on me désigna
l'endroit où, quelques jours auparavant, la voiture d'un visiteur avait
versé dans le fossé ; la passagère avait été
grièvement blessée. Finalement, nous sommes arrivés à
une verte prairie - "Le Plateau" - où se dressait un immense
marabout. L'aumônier des jeunes de Strasbourg, mon ami Jacquot Grunewald
nous salua et nous présenta les deux moniteurs qui s'occupaient du groupe,
le directeur précédent étant déjà parti.
On s'assit quelque part dans l'herbe pour me mettre au courant. La plupart des
garçons venaient d'arriver d'Algérie où ils avaient grandi
au milieu des frayeurs de la guerre d'Indépendance. L'un d'entre eux
portait d'ailleurs une cicatrice à la jambe, trace d'une balle qui l'avait
atteint. On me transmit une mallette contenant les couteaux à cran d'arrêt,
confisqués à l'arrivée ; je m'empressai de la glisser
sous le matelas que l'on m'avait attribué dans la tente. Derrière
celle-ci se trouvait la cuisine en plein air, tenue par la mère d'un
des
madrikhim (moniteurs), une pieuse femme d'Afrique du Nord. Il y avait
en tout vingt-trois jeunes, de quinze à seize ans, dont l'avenir
était encore tout à fait incertain. Leurs familles étaient
hébergées quelque part, dans l'un ou l'autre des centres d'accueil
où elles élaboraient des projets d'avenir.
(
)
En accord avec les moniteurs, je les partageai en deux groupes ; le programme
quotidien comportait beaucoup de sport et quelques
shiourim (leçons).
La plupart des garçons étaient issus de familles religieuses,
si bien que la
tefila (prière) quotidienne constituait un cadre
familier. Vendredi, pour créer une atmosphère shabatique, je décorais
la tente aussi bien que possible, au grand étonnement des jeunes. Un
beau matin, on me prévint qu'un garçon avait disparu ; s'en
aller ne présentait aucune difficulté puisque nous nous trouvions
en pleine nature. Je donnai immédiatement l'alerte à Strasbourg
d'où deux groupes partirent à la recherche du fugueur qui avait
simplement voulu s'amuser un peu. J'expliquai à Jacquot Grunewald que
le cadre, idyllique dans d'autres conditions, ne se prêtait pas à
une certaine discipline indispensable ; je souhaitais donc pouvoir déménager
avec toute mon équipe dans l'auberge attenante des E.I. dont le camp
d'été allait justement se terminer. D'autre part, je préconisais
l'organisation d'une grande balade dans les Vosges afin d'épuiser le
trop plein d'énergie de mes jeunes tout en renforçant la cohésion
du groupe, laquelle laissait à désirer. Mon premier souhait fut
tout de suite exaucé : le déménagement eut lieu dès
le lendemain. Mon second souhait aussi trouva un écho favorable et Jacquot
Grunewald me promit de prendre en main l'organisation de la ballade.
Le passage au bâtiment de la colonie de vacances avait donc été
mis à l'ordre du jour. Dès ma première visite des lieux,
je constatai qu'un grand nettoyage était plus que nécessaire.
Je constituai alors des équipes de nettoyage et les garçons
choisirent de plus ou moins bonne grâce les tâches qui leur semblaient
les plus utiles. Mais qui serait volontaire pour la toilette des toilettes ?
Vite fait, bien fait : je saisis seau et balais et me mis à l'ouvrage ;
l'un des garçons alors proposa de m'aider. En quelques heures, le nettoyage
de la maison et celui de l'espace par devant furent terminés. On s'installa.
Je rassemblai toute la troupe et j'expliquai que, comme tous le savaient sans
doute, je venais de Suisse ; or, en ce moment là-bas, la saison
touristique battait son plein : nous allions donc faire comme si nous
étions les hôtes d'un hôtel cinq étoiles, nous conduire
en tant que tels et les jeunes du service de table, par exemple, porteraient
une serviette sur le bras ! Cela prit et créa une excellente ambiance ;
à partir de ce moment, les diverses activités furent bien plus
faciles à organiser.
Quelques jours plus tard, un hôte de marque vint nous visiter :
le Professeur Neher accompagné d'un de ses étudiants ;
il constata que le maison n'avait jamais été aussi propre !
Peu après, arrivèrent des instructions précises concernant
notre camp volant dans les Vosges. Nous allions visiter le célèbre
château du Haut-Koenigsbourg, situé à une bonne distance
de chez nous ; l'effet de ce projet fut remarquable, comme prévu.
Quelques jours encore et mon "job" d'été se termina.
Dans mon discours d'adieu, j'expliquai aux jeunes qu'ils devraient s'efforcer
d'appartenir à l'élite de la collectivité juive et qu'un
jour, ils devraient prendre des responsabilités dans les communautés
auxquelles ils appartiendraient afin de participer à leur reconstruction.
Des années plus tard, le Professeur Neher remarqua dans un de ses discours
qu'un bon nombre de ces jeunes gens s'étaient révélés
comme des éléments particulièrement positifs et actifs.
L'auteur de ces lignes a dirigé la Maison
de l'OSE à Taverny de 1947 à 1957. A partir de 1950, il
lutte pour la formation d'enseignants du Judaïsme. En 1956, il fonde
l'Ecole Normale Juive et la dirige jusqu'en 1960. Il est ensuite professeur
à Zurich (où les vacances d'été ne durent d'ailleurs
que cinq semaines !)