Questions historiques
Les catholiques strasbourgeois interrogés ont dans l'ensemble à l'égard d'Israël un sentiment ambivalent : ils en reconnaissent la nécessité et même la légitimité, mais rejettent sa politique actuelle avec d'autant plus de fermeté qu'ils associent cet Etat à des attentes religieuses (38). Sa création est à la fois liée à la Shoah et à des facteurs religieux, et la violence exercée à l'égard des Palestiniens semble d'autant moins bien acceptée. On note qu'aucun catholique n'évoque la question des Arabes chrétiens de la région, qui fut pourtant longtemps l'un des principaux blocages aux bonnes relations entre le Vatican et Israël.
Pour les protestants, cette question est également davantage problématique du fait de fortes divergences entre certains, qui voient dans cet Etat la réalisation d'une prophétie biblique (idée minoritaire et non exprimée dans les textes), et ceux qui voient essentiellement la souffrance des Palestiniens. C'est cette dernière position qui l'emporte dans les textes, et l'idée que les chrétiens doivent comprendre les motivations religieuses juives en est quasiment absente. Or parmi les personnes interrogées deux font la distinction, comme les catholiques, entre la création de l'Etat considérée comme juste et sa politique actuelle, tandis qu'une évoque essentiellement les attentes juives de sécurité après des siècles de persécutions. Une autre se dit très perturbée par cette question, un autre se contente de dire que la question est capitale, l'une critique l'hypocrisie des Européens qui donnent un état aux juifs pour se donner bonne conscience au détriment d'un autre peuple, et en veulent après aux juifs de "ne plus se laisser massacrer". Une dernière exprime une position diamétralement opposée : "C'était une chose indispensable mais elle ne devrait pas signifier une extermination des Palestiniens". On voit que la question est loin de faire l'unanimité, entre ceux qui soutiennent l'Etat d'Israël pour des raisons semble-t-il historiques, religieuses et amicales et ceux qui soutiennent les Palestiniens pour des raisons morales.
Les juifs traitent peu ce sujet dans les textes, si ce n'est pour en souligner l'importance capitale dans l'histoire juive du 20ème siècle. Les textes montrent que les auteurs connaissent bien les raisons des réticences chrétiennes face au dialogue, mais mettent en avant une autre raison que les chrétiens n'évoquent pas : la contradiction de cet Etat avec la théologie de la Théodicée qui faisait de l'errance du peuple juif la marque de son erreur. Refuser l'Etat d'Israël laisse penser aux juifs que les chrétiens n'ont pas tout à fait résolu le problème du déicide et de la malédiction juive, ce que les questionnaires ne semblaient pas absolument contredire. Il est évident qu'aucun chrétien n'a justifié ainsi ses réticences à l'égard de l'Etat israélien, mais pour les juifs, le doute subsiste notamment quand des expressions et attaques antisémites renaissent en France. Dans les questionnaires, deux juifs mentionnent cette idée chrétienne : "La création de l'Etat d'Israël pose effectivement un problème aux chrétiens. Le peuple déicide se relève de ses ruines.". On peut là encore se demander quelle est la part de fantasme dans cette pensée ? Y a-t-il encore des chrétiens qui adhèrent à cette théologie ? Chez les jeunes éduqués après Vatican II, est-elle seulement connue ? Cela mériterait encore une étude approfondie par questionnaire et analyse de publications chrétiennes sur l'Etat d'Israël. La plupart des juifs interrogés voient dans la création de l'Etat israélien un acte politique, sans lien direct avec le dialogue, si ce n'est qu'il a favorisé une confusion israélien-israélite tout à fait néfaste au dialogue interreligieux.
La question de l'antisémitisme est, on l'a vu, relativement
bien assumée par les Eglises chrétiennes qui reconnaissent leur
responsabilité, même si ce mouvement est parfois tardif et fait
suite chez certains protestants à une lutte contre l'antisémitisme
perçu comme un moyen de séduire les juifs pour mieux les convertir.
Or chez tous les chrétiens interrogés, la responsabilité
des Eglises est reconnue et la relativisation d'une telle responsabilité
n'est le fait que de personnes âgées ou ayant fait des études
poussées en histoire. On peut donc dire que sur ce point, les fidèles
vont presque plus loin que les Eglises, en tout cas que le message est très
bien passé et que les positions antérieures ont été
balayées par les déclarations de repentance et de reconnaissance
de responsabilité.
Les textes juifs quant à eux portent rarement sur l'antisémitisme,
et la responsabilité chrétienne semble alors une évidence
qui n'est pas même discutée. Il en est de même dans les questionnaires
: cette question n'a rien de polémique et la réponse est nette
et sans rancune. Ils sont même nombreux à souligner les progrès
actuels dans ce domaine ou les exceptions historiques. La responsabilité
des Eglises chrétiennes dans l'antisémitisme semble bien être
une question résolue : les chrétiens reconnaissent leurs fautes,
les juifs de même et soulignent les exceptions, le tout sans animosité
de part et d'autre.
La question de la Shoah semble bien moins assumée par les partenaires : blessure encore vive chez les juifs et responsabilité mal assumée par les chrétiens, notamment les plus âgés. Les réticences juives sont assez mal ressenties par les chrétiens qui ont l'impression d'avoir fait beaucoup de pas vers leurs partenaires, sans que ceux-ci ne leur en soient reconnaissants, et avec un constant retour au point de départ. Les juifs reprochent aux chrétiens leur "récupération" de la Shoah, dans la droite ligne des textes juifs, et les chrétiens reprochent le caractère de "victime perpétuelle et intouchable" que la Shoah confère aux juifs, idée qui ne se trouve pas dans les textes. Dans l'ensemble, les textes chrétiens ont sur la Shoah un double regard : ils condamnent cette persécution des juifs et parfois se repentent de leur responsabilité (essentiellement les Eglises européennes), et reconnaissent que c'est la Shoah qui a permis de secouer les bonnes consciences et d'entamer le dialogue et la révolution des théologies. Les juifs quant à eux attendent une condamnation plus claire et une reconnaissance plus franche des manquements des Eglises dont le silence a marqué cette période, du moins au niveau le plus haut des hiérarchies : il s'agit bien là d'un point de blocage encore pas tout à fait résolu, malgré les dernières avancées très récentes sur ce sujet. On peut résumer le problème comme le fait le rabbin américain Yoffie :
Troisièmement, que les catholiques comprennent que les juifs ne peuvent pas se détacher de l'histoire de l'Holocauste, que nous continuerons d'étudier tous les aspects de l'histoire de la Shoah, y compris le rôle joué par l'Église et par Pie XII, que sur ce sujet l'histoire de la période et de l'Église est aussi notre histoire; que la vérité historique est la vérité historique, aussi importante pour les catholiques que pour les juifs, parce qu'il n'y a pas de sens pour les catholiques à se repentir s'ils ne savent de quoi ils se repentent.Et finalement, que les juifs comprennent que l'Holocauste ne peut être la seule question à l'ordre du jour des rencontres entre catholiques et juifs, qu'aussi importante que soit cette question elle ne peut être une obsession qui fasse barrage à tous les autres sujets qui réclament de façon si pressante notre attention commune.
Les questions historiques apparaissent aux personnes interrogées uniquement comme un frein à la question IIF, même si pour d'autres questions, notamment sur la Shoah, ils sont nombreux à y reconnaître le point de départ du dialogue.
Dialogue individuel et dialogue personnel
Il est flagrant, au vu de ces questionnaires, que si les gens qui vivent le
dialogue à un niveau associatif ou institutionnel (au sein de commissions
ecclésiales ou communautaires) lisent et étudient les textes,
il y a parmi les autres personnes, simplement engagée dans la vie religieuse
de leur communauté différentes positions à l'égard
de ces textes. Certains ne les lisent pas mais les connaissent ou en ont lu
des extraits dans la presse, souvent religieuse, d'autres n'en connaissent pas
l'existence et d'autres enfin récusent toute valeur à ces textes,
de même qu'au dialogue institutionnel. S'il ne faut par surévaluer
la part de ces personnes, ils représentent tout de même une partie
de la population interrogée, indépendamment de la religion, même
si les juifs et les protestants sont légèrement plus nombreux,
ce qui est normal étant donné le rapport à la hiérarchie
religieuse qui leur est commun (le refus d'intermédiaire sacré
et d'autorité centrale entre autre). Ces personnes revendiquent le caractère
individuel et spontané de leur pratique du dialogue. On peut se demander
si ce phénomène ne pourrait pas être rapproché de
l'évolution actuelle du sentiment religieux qui échappe de plus
en plus aux Eglises et institutions, pour relever de plus en plus d'une spiritualité
personnelle et hybride faite de bribes de différentes traditions religieuses
et philosophiques.
C'est tout de même surprenant de la part de personnes qui dans l'ensemble,
adhèrent justement tout à fait à leur tradition, fréquentent
les cultes, ont bénéficié d'un encadrement poussé,
au catéchisme ou au Talmud-Torah, en école religieuse, au sein
de communauté ou foyer religieux et en associations religieuses.
Quelques réponses sont emblématiques de cette opinion, en effet si une catholique très engagée exprime le rapport "normal" d'un catholique aux textes du Vatican : "Il faut toujours revenir à ces textes, ils constituent la doctrine définitive de l'Eglise. Ce n'est pas l'opinion d'individus, mais l'Eglise officielle (donc plus grande portée pour les juifs).", on a au contraire des personnes tout aussi catholiques qui disent "c'est plus une démarche personnelle qu'au sein d'une institution", ou "à ce niveau, je suis plutôt individualiste" une jeune catholique exprime même sa surprise quand elle ressent ce glissement dans sa propre pensée : "a priori, je pense au dialogue à un niveau individuel plus que communautaire, et plus à un dialogue entre des personnes qu’entre des institutions ou des représentants de niveau de hiérarchie élevée", ce qui a dû "biaiser" ses réponses selon son propre avis.
Chez les protestants et les juifs, on trouve des expressions
de ce refus des textes et des institutions exprimées de façon
bien plus claire et virulente : c'est ainsi qu'une protestante peut dire : "Je
ne crois pas que ces textes permettent au peuple chrétien ni aux frères
juifs une rencontre vraie et des progrès", ou un Juif "Je ne
crois pas qu'il puisse exister véritablement de dialogue lorsqu'on se
sent fort et prisonnier de son groupe. Le "je" nécessaire à
l'activité ne souffre pas d'un tel cadre. Il; s'agit d'une part sensible
de ma spiritualité aussi le clan n'aide plus. Il ne rajoute rien à
la sincérité des échanges" (…) "Le texte
sert soit à découvrir chez soi une résonance que l'on ignorait
jusqu'alors ou de média entre deux personnes qui se cherchent".
Le refus du groupe est clair, et le texte n'est qu'une "caisse de résonance"
à ses propres pensées, et non plus le moyen de connaître
une théorie qui ferait autorité. C'est tout à fait cohérent
avec le judaïsme, mais en ce qui concerne le christianisme, c'est plus
surprenant, notamment quand un pasteur, au fil des questions découvre
qu'il n'a jamais lu aucun des textes "ecclésiaux" alors qu'il
est passionné par le judaïsme et a étudié avec des
maîtres juifs et conclut "apparemment, je ne les ai pas rencontré",
sans paraître beaucoup plus interpellé par l'existence de ces textes.
On peut donc bien se demander quel sens donner à cette réalité.
Il est certainement possible de la mettre en parallèle avec la tendance
actuelle à la relativisation et à l'individualisme, notamment
en matière religieuse, où les individus désirent de moins
en moins sentir la cohésion d'un groupe, avec son discours, sa pensée
et ses dogmes, mais préfèrent vivre une expérience personnelle,
basée sur une recherche spirituelle ouverte à toutes les influences
religieuses et philosophiques.
Dans le judaïsme, en l'absence quasi totale de déclarations officielles
émanant d'instances représentatives et reconnues par les juifs
de France, nous avons dû nous appuyer sur des écrits de penseurs,
de rabbins et de philosophes qui se situent plus volontiers sur le plan de la
réalité historique et sociale que sur celui de la théologie.
Ces différences d'expressions traduisent également des divergences
d'interprétations dans le dialogue : pour la grande majorité des
juifs, ce dialogue est une nécessité historique et sociale, du
fait de la cohabitation et de la minorité numérique des juifs
en Occident ainsi que des persécutions dont ils furent longtemps l'objet
et dont ils sont toujours victimes aujourd'hui. La dimension théologique
et religieuse est secondaire et minoritaire, quoiqu'elle soit basée sur
les pensées déjà classiques de grands maîtres du
judaïsme. Au contraire, pour les chrétiens, il s'agit avant tout
d'une nécessité religieuse pour mieux connaître le contexte
de vie de Jésus, mais aussi pour mieux comprendre les notions problématiques
d'Alliance et d'Election qui touchent directement aux notions d'Eglise et de
Peuple de Dieu, et donc à la conception que les chrétiens peuvent
avoir d'eux-mêmes. Si la dimension historique du dialogue n'est pas négligeable,
notamment du fait de la responsabilité des chrétiens dans l'existence
de l'antisémitisme qui a débouché sur la deuxième
guerre mondiale et le silence des autorités chrétiennes lors de
cette même guerre, le dialogue doit permettre de racheter ce passé
tout en favorisant la mise en place d'une société davantage conforme
aux idéaux évangéliques.
Toute cette réflexion est néanmoins élaborée dans
des milieux très minoritaires et intellectuels et leur production n'est
pas nécessairement très accessible au grand public.
L'étude des associations strasbourgeoises a montré que dans ce domaine du dialogue, les actions peuvent être très différentes : l'association Charles Péguy a pour but de faire connaître le judaïsme aux chrétiens et de leur faire parvenir le message des autorités chrétiennes, tandis que le GBI, tout comme l'Amitié Judéo-chrétienne, s'adresse aux juifs de même qu'aux chrétiens. Ces associations se sont moins directement centrées sur ces textes, si ce n'est ponctuellement lors de la publication de tel ou tel écrit fondamental auquel elles ont pu consacrer une réunion. Finalement, le GBI a essentiellement pour but d'étudier ensemble la Bible, ce que réclament particulièrement les juifs et les chrétiens dans nombre de textes. En effet, l'une des raisons les plus évidentes de l'intérêt du dialogue est le fait qu'une partie des textes sacrés soit commune. Enfin, l'Amitié a pour but d'organiser des conférences, où juifs et chrétiens sont conviés, sur des sujets qui font l'objet de recherches universitaires. Tous ces groupes sont néanmoins proches : les membres du GBI sont proches des deux autres associations qui font souvent appel aux mêmes intervenants. Si ces associations, à l'exception de Charles Péguy, ne se référent pas forcement explicitement aux textes que nous avons étudiés, elles s'en inspirent toutefois et suivent tout à fait leurs objectifs principaux : favoriser la connaissance réciproque, l'amitié et la réflexion commune.
Au niveau des individus, nous avons vu que si les textes sont relativement peu lus, les associations locales sont bien connues de même que nombre d'acteurs plus ou moins médiatisés. Il est clair qu'une partie du message est passée : les chrétiens ont bien perçu le caractère nécessaire de ce dialogue, de même que les justifications officielles de celui-ci, même si les raisons individuelles sont en général bien plus personnelles et liées au contexte socio-historique que ce que les textes demandent. Mais même si les motivations divergent, l'intérêt est bien là. Chez les juifs il va même au-delà de ce que le textes évoquent. Certains points restent cependant mal connus et il est frappant que les personnes interrogées connaissent souvent mieux les réticences des autres traditions que celles de la leur en matière de dialogue. On constate également une certaine volonté, de la part de nombre de ces personnes de vivre ce dialogue au niveau relationnel et individuel. Le refus des textes et des théories peut être un choix volontaire et conscient, motivé parfois par le poids du passé, parfois par simple individualisme, par la volonté de n'être pas "piégé" par sa communauté. Alors que les personnes interrogées ont été choisies pour leur implication dans leur communauté, ce fait pose problème. On peut se demander si ce n'est pas un effet de l'évolution actuelle du sentiment religieux de plus en plus individualiste qui ne se fait pas aussi sentir chez des gens très insérés dans leur communauté religieuse, mais qui revendiquent une liberté personnelle dans certains domaines relativement nouveaux et encore peu maîtrisés par les cadres religieux locaux. Ce domaine que n'occupe pas la communauté religieuse locale, comme l'ont souligné plusieurs interviewés peut être pour eux un terrain de liberté, qu'ils revendiquent comme tel.
Le rejet volontaire de théories jugées intellectuelles et complexes se fait au profit de raisonnements plus simples et basés davantage sur le bon sens et sur des valeurs morales que sur une théologie construite. Dans ce domaine, la question de la conversion est révélatrice chez les chrétiens : la plupart proclament le respect de l'autre, absolu et nécessaire au dialogue au nom de la tolérance. Ils ne se demandent pas quelles implications cela peut avoir en regard de certaines théories chrétiennes auxquelles ils adhèrent par ailleurs, notamment celle de la centralité de la personne du Christ. On voit même des pasteurs et des prêtres choisir les citations bibliques qui leur conviennent pour appuyer leur vision du dialogue. Ils disent clairement quels passages bibliques ils préfèrent, et quels passage ne leur conviennent pas ! Sans souci de cohérence générale du message biblique.
A côté d'un dialogue associatif porté par les textes, on a donc pu constater l'existence d'un dialogue individuel très actif, peu étayé sur les textes, qu'il récuse même en partie. Il revendique n'être ni institutionnel ni formel, mais au contraire individuel, personnel et spontané, ce qui est certainement bien en adéquation avec l'évolution actuelle de notre société, et plus encore avec l'évolution du sentiment religieux en Occident. Les individus se plaisent de moins en moins à s'asseoir sur des institutions et préfèrent la recherche personnelle libre, qui s'accommode d'éléments piochés dans différentes traditions religieuses et philosophiques, pour constituer une spiritualité personnelle et originale.
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