Le GBI se consacre comme on l'a vu presque exclusivement à l'étude de la Bible, l'optique étant essentiellement de faire connaître aux chrétiens la lecture juive de la Torah. Or cette démarche, qui paraît naturelle dans une perspective de dialogue entre deux religions qui partagent une partie de leurs textes sacrés, est assez peu évoquée par les textes. Elle est certes recommandée par le Vatican, mais rarement :
Du fait d’un si grand patrimoine spirituel, commun aux chrétiens et aux juifs, le Concile veut encourager et recommander entre eux la connaissance et l’estime mutuelles, qui naîtront surtout d’études bibliques et théologiques, ainsi que de dialogues fraternels (24).
Les textes protestants n'évoquent pas cette manière de dialoguer de façon claire et n'insistent de toute façon jamais dessus.
Quant aux textes juifs, on trouve un appel du Rabbin Yoffie :
J'aimerais lire la Bible hébraïque avec vous. Non parce que j'espère avoir votre accord ou votre approbation, mais parce que je veux que vous compreniez le judaïsme comme une religion vivante et dynamique. Par ces discussions, j'espère stimuler votre réflexion et je m'attends à ce que vous stimuliez la mienne (25).
Les travaux d'Armand Abécassis vont également dans ce sens. Il s'agit de faire connaître la lecture juive de la Bible hébraïque, éventuellement de donner naissance à une lecture juive des Evangiles et parfois aussi de découvrir la lecture chrétienne de la Bible.
La réticence de la part des chrétiens peut être expliquée par le manque d'adéquation entre les lectures juives et chrétiennes, et par le fait que l'étude commune doit être faite par des personnes suffisamment bien formées pour éviter la confusion, comme le disent les Notes de 1985 :
Il est vrai donc et il faut aussi le souligner, que l'Église et les chrétiens lisent l'Ancien Testament à la lumière de l'événement du Christ mort et ressuscité, et que, à ce titre, il y a une lecture chrétienne de l'Ancien Testament qui ne coïncide pas nécessairement avec la lecture juive. Identité chrétienne et identité juive doivent ainsi être chacune soigneusement distinguées dans leur lecture respective de la Bible. Mais ceci n'ôte rien à la valeur de l'Ancien Testament dans l'Église et n'empêche pas que les chrétiens puissent à leur tour profiter avec discernement des traditions de la lecture juive.
Ce problème de la formation est général pour toutes les formes de dialogue interreligieux allant au-delà de la simple rencontre fraternelle. Mais le GBI fonctionne avec un petit groupe de personnes instruites, ce type de rencontre obligeant à avoir de bonnes connaissances de sa propre tradition. Il faut rappeler à nouveau que ce groupe rassemble en fait des personnes engagées par ailleurs dans le dialogue judéo-chrétien et que ce cercle fermé nourrit certainement leurs autres activités qui sont davantage tournées vers la société, que ce soit au sein de la commission Eglise et peuple d'Israël, dans le Comité épiscopal pour les relations avec le judaïsme ou dans les autres associations de dialogue strasbourgeoises.
L'amitié judéo-chrétienne, première implantée à Strasbourg dans ce domaine, laisse un vide quant à des sujets accessibles par des chrétiens soucieux de répondre à l'appel de leurs églises à mieux connaître le judaïsme. C'est ce que va faire l'Association Charles Péguy qui, au contraire, se situe très exactement dans le schéma des directives chrétiennes, et surtout catholiques, tandis que l'Amitié peut répondre à des attentes de personnes qui voudraient une culture plus poussée sur des points de détail de l'histoire juive, souvent à la pointe de la recherche et de l'actualité.
L'Association Charles Péguy, quant à elle, se situe directement en référence aux textes fondateurs. Elle entend ainsi remplir le rôle d'éducation défini par les textes catholiques :
Nous considérons comme une tâche essentielle et urgente que les prêtres, les fidèles et tous les responsables de l'éducation, à quelque niveau qu'ils se situent, travaillent à susciter dans le peuple chrétien une meilleure compréhension du judaïsme, de sa tradition, de ses coutumes et de son histoire. (26)Cette association tournée vers les chrétiens est la plus fidèle aux textes fondateurs : elle s'adresse aux chrétiens et tente de les rendre attentifs au judaïsme tel qu'il se pratique aujourd'hui. Elle évoque les problématiques historiques liées au dialogue, elle conduit une réflexion approfondie et publique sur ce qu'est et ce que peut être le dialogue, elle évoque peu les questions proprement théologiques, mais cela lui permet certainement de rester accessible à un grand nombre de personnes. Enfin, elle permet des rencontres humaines et fraternelles entre chrétiens et juifs, sans oublier la dimension œcuménique du dialogue.
Il est curieux de constater que la dimension du dialogue sur laquelle les trois confessions s'accordent le mieux et sur laquelle elles insistent le plus à savoir la coopération sociale est aussi la moins représentée à Strasbourg. En effet, il n'existe pas à Strasbourg d'association à proprement parler interreligieuse à but social, caritatif ou de promotion de la dignité humaine. Il est surprenant de constater que cette solidarité éthique que tous appellent de leurs vœux n'existe pas de façon permanente et "institutionnelle", même s'il faut être conscient que cette solidarité intervient régulièrement, quoique ponctuellement, lors d'événements majeurs. Par exemple en avril 2002, lorsque l'extrême droite française passa le premier tour des élections présidentielles et que les partis démocratiques paraissaient en danger, le Grand Rabbin René Gutman, le président de l'ERAL Jean-Paul Humbert, le Président de l'ECAAL Marc Lienhard et l'Archevêque de Strasbourg Joseph Doré cosignèrent une déclaration qui fut très médiatisée au niveau local :
Choisir les valeurs fondatrices de la démocratie.Si le langage se veut républicain, l'appel se fait bien "au nom de la foi de chacun et de notre commune conception de l'homme", ce qui correspond tout à fait au but ultime du dialogue interreligieux tel qu'il est apparu au long des textes des trois traditions : défendre une même conception de la dignité humaine, née d'un même texte, dans une société qui se réclame certes de la culture judéo-chrétienne, mais dont les valeurs ont évolué depuis le début du 20ème siècle.
Les résultats du premier tour de l'élection présidentielle montrent une radicalisation des choix politiques et révèlent une crise profonde de notre société.
Soixante ans après une période où certaines dérives idéologiques et l'indifférence de tant de pouvoir ont contribué à rendre possible la Shoah, le génocide des tsiganes et tant d'autres atrocités, nous signataires, responsables des "cultes reconnus", appelons l'ensemble des électeurs de notre région à se ressaisir, à se prononcer clairement pour les valeurs fondatrices de la démocratie et, par conséquent, à dire non aux thèses racistes, antisémites et xénophobes.
L'avenir de notre région est inconcevable sans le maintien et le développement du lien à l'Europe, comme l'histoire nous le rappelle et comme notre position géographique elle-même nous y invite. Solidarité, tolérance, accueil de l'étranger et respect du plus faible sont des valeurs que l'Alsace a su cultiver. Y renoncer aujourd'hui serait lourd et grave de conséquences pour notre avenir. Les garder et les faire vivre au nom de la foi de chacun et de notre commune conception de l'homme sera à la fois notre honneur et notre liberté.
De plus, il faut noter que si les associations puisent largement dans le vivier local pour animer les conférences, elles n'hésitent pas à faire appel à des personnalités plus largement connues, et les thèmes évoqués sont quasiment indemnes de régionalisme. Si donc l'influence de personnalités locales est évidente, celles-ci sont influencées par des lectures et fréquentations plus larges qui font sortir ces associations de la sphère sociale locale, pour les inclure dans un espace mondial de réflexion. Elles sont donc bien le relais des textes que nous avons étudiés en première partie, mais ce de façon indirecte : l'étude directe des textes de dialogue est rare (27), mais c'est l'ensemble des activités des associations qui est influencé par ces textes.
Dans l'élaboration du questionnaire, nous avons cherché à mesurer l'impact des textes sur les fidèles : un protestant répondra-t-il d'une façon conforme aux textes protestants ? Qui sera le plus imprégné des textes de sa confession : les pratiquants ou les gens qui ont fait des études supérieures ? Les jeunes récemment encadrés par leur communauté, les actifs ? Quels sont les raisons qui poussent les croyants à dialoguer ? Des événements historiques qui les mettent en question, comme la Shoah ou la création de l'état d'Israël ? Ou des événements personnels ? Ou encore les efforts des autorités ecclésiastiques ? Et tout simplement, ces textes sont-ils connus ? Quel est l'impact des associations en dehors de leurs membres ?
Il a également semblé important de permettre à l'interviewé d'exprimer son point de vue de manière assez libre, avant de cibler les questions sur les thématiques relevées dans l'étude des textes.
Dans la sélection des personnes interrogées, a été établi un échantillonnage au niveau des âges (28), mais non des professions car cela ne nous a pas semblé avoir de sens pour cette problématique. Nous avons interrogé d'une part des gens actifs dans le dialogue, et d'autre part des gens pratiquants ou ayant reçu une éducation religieuse poussée, afin de voir si les religions transmettent par les vecteurs traditionnels leur message sur le dialogue, ou si les associations sont véritablement les relais essentiels dans ce domaine.
Le groupe est composé de seize catholiques, douze juifs et sept protestants,
de vingt-deux à quatre-vingt-six ans. Il y a neuf personnes de moins
de trente ans, dix personnes entre trente et cinquante ans et seize plus de
cinquante ans. L'ensemble de ces personnes s'identifient à une confession
religieuse, seuls un catholique et une protestante prennent des distances avec
leurs traditions, le premier en se disant non pratiquant, la deuxième
se définissant comme croyante sans paroisse. Sept catholiques se considèrent
pratiquants, réguliers ou engagés, et une se dit irrégulière.
Parmi les juifs, il n'y en qu'un qui emploie le terme d'israélite, seuls
deux se disent pratiquant ou engagés et il y a une catholique convertie
au judaïsme. Il apparaît dans le questionnaire qu'effectivement,
certains se situent moins que les autres en référence à
leur communauté. Chez les protestants, il y a deux pasteurs : une jeune
réformée et un luthérien plus âgé. Deux protestantes
se disent pratiquantes et une religieuse. Il y a également un prêtre
et plusieurs jeunes qui ont vécu en communauté catholique religieuse
ou en foyer religieux. On peut donc dire que l'on a à faire à
une population de personnes religieuses qui se positionnent en fonction de leur
tradition et ont eu un enseignement confessionnel poussé.
(...)
Comment et pourquoi le dialogue ?
Quel est l'impact de la position des textes sur ces questions ? Pour les textes
catholiques, on a vu que le dialogue est une nécessité avant tout
théologique, le dialogue avec le judaïsme permettant de mieux comprendre
les Evangiles et la Bible et d'appréhender le mystère de l'Eglise.
Cette nécessité théologique est apparue avec la Shoah qui
est le détonateur mais non le moteur du dialogue.
Qu'en est-il pour les catholiques que nous avons interrogés
?
Tout d'abord, il est intéressant de constater que les catholiques sont
sensibles à l'effort fait par leur Eglise pour pousser au dialogue :
sept d'entre eux se sentent soutenus, et seuls deux non, même s'il faut
remarquer qu'ils sont plusieurs à dire les limites de ce soutien au niveau
paroissial. De plus on a également remarqué de la part des catholiques
un intérêt quasi unanime pour le dialogue, qui peut même
parfois apparaître comme un intérêt de façade. Il
est ici clair que se proclamer intéressé par une telle démarche
relève actuellement du "catholiquement correct".
Toutefois, ce n'est presque jamais l'Eglise qui est à la source de leur
intérêt : une seule dame cite le Concile de Vatican comme facteur
déclenchant de son intérêt, trois citent des éléments
théologiques (filiation, racine, judéité de Jésus
…) et trois la Shoah ! Au contraire, c'est le facteur social, récusé
par l'Eglise, qui apparaît le plus souvent comme moteur. Cette image peut
être nuancée par l'étude de la réponse sur l'intérêt
et la spécificité du dialogue judéo-chrétien au
niveau théorique (question II A). Treize catholiques citent alors la
relation de filiation entre judaïsme et christianisme et le texte commun
comme moteurs du dialogue. La mixité sociale n'apparaît pas du
tout, et deux seulement citent l'histoire commune et la Shoah. On peut donc
dire que l'enseignement de l'Eglise sur ce sujet n'est pas suffisamment fort
pour susciter à lui seul l'intérêt pour le dialogue, mais
qu'une fois que d'autres facteurs l'ont suscité, la justification officielle
est parfaitement connue et assimilée. On peut se demander si le fait
qu'il y ait une large communauté juive à Strasbourg ne suscite
pas l'intérêt avant même que le message de l'Eglise ne soit
actif. Il faudrait voir si en l'absence d'une telle communauté, les textes
catholiques ne suffisent pas à susciter l'intérêt pour le
dialogue, ce qui est probable tant le message semble avoir été
bien transmis dans ce domaine.
Chez les protestants, on trouve également l'idée
que le dialogue est nécessaire pour des raisons intrinsèques au
christianisme, mais aussi à cause de l'histoire difficile entre chrétiens
et juifs ainsi que l'opinion que l'intérêt pour le judaïsme
est capital pour tout chrétien. Les différentes instances du protestantisme
tant nationales qu'internationales se sont beaucoup engagées dans ce
domaine tout au long de ces cinquante dernières années. Tous les
protestants interrogés sont sensibles à cet engagement, même
si la pasteur hollandaise regrette la différence entre le dynamisme du
dialogue au Pays-Bas et sa pratique à Strasbourg. Cet engagement est
donc même mieux perçu que chez les catholiques (29).
Toutes les personnes se disent également intéressées par
le dialogue avec les juifs. Le point de départ pour trois d'entre eux
est la mixité scolaire, pour le plus âgé la guerre et deux
disent être attirées depuis toujours. Toutefois, l'intérêt
personnel pour le dialogue est directement lié aux textes communs et
aux racines pour trois d'entre eux, et pour ce qui est de l'intérêt
théorique d'un tel dialogue, trois disent qu'il vient des racines communes,
et deux disent qu'il permet d'appréhender le Mystère de l'Eglise.
Si le petit nombre de personnes protestantes interviewées rend cette
analyse moins facile que pour les catholiques et les juifs, on peut néanmoins
dire que pour l'essentiel, le message protestant sur ce sujet est passé,
même si la Shoah semble moins importante pour les individus que pour les
textes.
En ce qui concerne les juifs, l'intérêt pour
le dialogue est finalement plus courant qu'on n'aurait pu le croire alors que
les personnes interrogées n'ont pas été sélectionnées
sur ce critère (même s'il est évident qu'accepter de prendre
le temps de répondre au questionnaire nécessite un minimum d'ouverture
d'esprit et d'intérêt pour ces questions). En effet, seuls deux
disent avoir un intérêt limité ou peu d'attirance pour ce
dialogue, tous les autres se disant intéressés. Pour les textes,
le dialogue est essentiellement justifié par l'évolution chrétienne
et le choc de la Shoah, ajoutée à des siècles de persécution,
qui interdisent de manquer cette occasion de troquer l'ancien bourreau pour
un partenaire de dialogue, et même en ami. Or pour six des interrogés
il dérive de la mixité sociale et pour quatre seulement des persécutions.
Aucun n'évoque l'évolution du discours des Eglises chrétiennes
sur les juifs et un seul une possible réflexion juive sur le christianisme.
Toutefois, quand il s'agit de donner des motivations théoriques au dialogue,
quatre évoquent le contentieux historique, deux l'évolution des
chrétiens et deux le lien de filiation entre christianisme et judaïsme.
On peut donc dire que les textes sont partiellement repris mais cela ne revêt
pas la même signification que pour les chrétiens, car les textes
juifs n'ont aucune valeur dogmatique ou normative, mais sont plutôt des
pistes de réflexion. On peut donc penser que dans ce cas, la réalité
vécue prend plus facilement sa place que pour les chrétiens, qui
font une construction entre leur expérience vécue et les enseignements
qu'ils reçoivent de leurs Eglises. Ces derniers semblent l'emporter sur
les premiers tandis que chez les juifs, la réalité vécue
semble primer, sauf chez quelques uns qui ont beaucoup lu et étudié
les écrits sur ce sujet, y compris les écrits chrétiens.
Les références du dialogue
En ce qui concerne les références du dialogue, on constate une
relative méconnaissance des textes de dialogue en dehors du clergé
et des membres actifs d'associations de dialogue. Les références
sont alors davantage les personnes, particulièrement médiatisées.
Pour les catholiques, six n'ont pas lu les textes, neuf en
ont lu un ou plusieurs et une ne répond pas. Nostra Aetate semble
être le texte le plus connu, mais les textes du COE apparaissent comme
connus par certains, apparemment grâce à un article dans La
Vie.
Les personnes les plus reconnues pour leur œuvre en faveur du dialogue
sont surtout des catholiques, avec Jean Paul II cité sept fois et Mgr
Decourtray
quatre. Seuls quatre catholiques citent des personnalités juives
et Jean XXIII n'est cité que deux fois. On a essentiellement des acteurs
actuels, puis quelques allusions à Vatican II et enfin à la guerre,
avec Jules Isaac. Aucun nom
protestant n'est cité par des catholiques.
De même, les juifs ne citent que très peu de protestants : seul le Pasteur Bernard Keller, actif à Strasbourg, est cité par une personne très engagée dans le dialogue. Jean XXIII et le Rabbin Gilles Bernheim sont les seuls à être cités deux fois, mais de nombreuses personnalités sont citées une fois : Maïmonide, Rosenzweig, Jules Isaac, Armand Abécassis, le rabbin Sirat, Jean Paul II, Mgr Doré, Bertrand Delattre, Mme Cuche et Dalil Boubakeur. La diversité est donc plus grande chez les juifs et les horizons plus larges : penseurs contemporains ou anciens, philosophes, rabbins, prêtres, associatifs.
Les protestants quant à eux citent des protestants et des juifs et ou des catholiques. Aucun ne se contente de citer des protestants et certains ne citent que des juifs. L'ouverture est donc là encore grande. Le seul à être cité deux fois est le Professeur Abécassis, tandis que sont cités une fois des protestants tels les Professeurs Lovski, Parmentier les pasteurs Trocmé, Boegner et Keller puis, parmi les juifs, l'écrivain Claude Vigée, le rabbin Warschawski, Emmanuel Lévinas et Shmuel Trigano. Enfin, chez les catholiques sont cités Mgr Elchinger, Jean XXIII et Jean Paul II, ainsi que les papes et la hiérarchie dans l'ensemble par le pasteur luthérien.
On voit donc que dans ce domaine, les catholiques semblent avoir un horizon plus étroit que les protestants et juifs, ce qui n'est probablement pas sans favoriser une meilleure intégration de la seule pensée catholique. Chez les juifs et les protestants, les influences sont plus variées, et les juifs semblent les plus sensibles à de véritables penseurs et philosophes, que les chrétiens connaissent et lisent moins, à l'exception des gens très intéressés par le dialogue.
Questions théologiques et ecclésiologiques
La question du déicide est emblématique de ces questions qui ont empoisonné durant des siècles les relations entre juifs et chrétiens, et qui ont été réévaluées au cours du 20ème siècle pour ne plus être aujourd'hui un obstacle au dialogue. Mais ces avancées ont-elles tout à fait été intégrées par les chrétiens et les juifs, quel est leur poids aujourd'hui sur le dialogue ?
Dans les textes catholiques, le terme déicide n'est
pas condamné comme tel dans Nostra Aetate, mais le concept est
nié :
Encore que des autorités juives, avec leurs partisans, aient poussé
à la mort du Christ (Évangile de Jean 19, 6), cependant
ce qui a été commis durant sa Passion ne peut être imputé,
ni indistinctement à tous les juifs d’alors, ni aux juifs de notre
temps.
En 1973, le mot "déicide" est définitivement condamné
par l'Eglise catholique (30).
Or seuls quatre catholiques disent nettement que non, la question du déicide
ne pèse plus sur le dialogue, deux disent que cela fait encore souffrir
les juifs et sept pensent que cette idée est encore présente chez
certains. Trois estiment qu'à un niveau inconscient et ou symbolique,
cette notion est toujours présente ! Soit il s'agit de pessimisme, soit
la réalité est tout à fait inquiétante. On note
tout de même que nul n'a dit penser personnellement que cette appellation
était fondée mais que chacun suppose que quelqu'un de moins instruit
ou de plus intégriste peut encore le penser.
Chez les protestants, la question est bien moins présente
que chez les catholiques, et le terme "déicide" n'apparaît
même jamais dans les textes utilisés ici. Néanmoins, le
concept est condamné en 1961 et la responsabilité de la mort du
Christ repose sur l'humanité pécheresse et non sur un peuple historiquement
acteur de la Passion (31).
Les réponses des fidèles ne représentent que partiellement
cette pensée : trois pensent que cette notion ne pose plus problème
et quatre qu'elle est toujours présente chez des fondamentalistes et
des gens "de la base". La raison de ces réponses surprenantes
peut être celle invoquée par cette professeur d'histoire catholique
: "Je pense que oui, en tout cas de la "base". Car cette question
a duré pendant 20 siècles ! On ne peut la balayer aussi rapidement."
On le sait, cette question a nourri un antijudaïsme plus ou moins latent
ou virulent selon les personnes et les périodes, et son simple règlement
théologique ne suffit pas à modifier la mentalité de bien
des gens :
Chez pas mal de chrétiens; c'est encore d'actualité, même
si moins qu'avant et même si on ose moins utiliser le mot de déicide,
dans les esprits, cela revient au même. C'est un problème énorme,
qui restera toujours, car il restera toujours que Jésus a été
condamné par quelques juifs, ce qui favorise l'amalgame. Il y aura toujours
entre juifs et chrétiens la question de la mort de Jésus. Mais
cela ne doit en aucun cas retomber sur les juifs d'aujourd'hui ni avoir d'incidence
sur le dialogue (32).
Comment les juifs perçoivent-ils cette question ? Ils sont nombreux à "espérer" que la question soit réglée ce qui montre qu'ils sont conscients des difficultés des chrétiens à éradiquer ces notions à ferments antijuifs, pourtant les premières traitées et modifiées par les précurseurs tels Jules Isaac. Il est cependant difficile, avec un tel questionnaire, de faire la part du fantasme et de la réalité notamment chez les chrétiens qui semblent très suspicieux et prêts à croire d'autres chrétiens encore sensibles à cette expression : s'agit-il d'un moyen d'exprimer ses propres réticences à l'égard de cette modification du regard porté sur les juifs, ou au contraire d'une grande vigilance à l'égard d'un antisémitisme peut-être renaissant ? Les juifs semblent finalement moins préoccupés par cette question que les chrétiens, probablement sous le coup d'un sentiment de culpabilité collectif. Comme le dit une dame juive de plus de soixante ans, "La majorité des juifs n'en ont rien à faire de savoir ce que pensent d'eux les chrétiens (et certainement réciproquement)"
Au contraire, les questions de l'Alliance et de l'Election ne sont pas encore tout à fait résolues par les théologiens chrétiens et leur traitement est encore tout à fait complexe. De même, quelques penseurs juifs se penchent sur ces problèmes depuis bien longtemps, dans la lignée notamment de Maïmonide. Les fidèles sont-ils au courant de ces débats et des positions existantes au sein de leur confession ? De plus, la problématique de la mission et du prosélytisme, que les Eglises traitent très diversement, est-elle connue du grand public ? Comment est-elle perçue ? Les juifs sont-ils conscients que ces questions ne sont pas résolues pour tous ? Est-ce que cela occupe encore leurs esprits ?
Chez les catholiques, la question est complexe : l'Eglise
ne renie plus la validité actuelle de l'alliance entre Dieu et le Peuple
Juif. Mais elle proclame que cette contestation réciproque de l'Eglise
et la Synagogue, qui professent deux voies de salut, avec le même Dieu,
promis dans un même livre sacré, ne trouvera sa solution qu'à
la fin des temps, par action divine. Pour l'instant, les conversions de juifs
ne sont pas à l'ordre du jour, sans être formellement condamnées.
La tension théologique est forte, qu'en est-il de la compréhension
par les fidèles de ces questions ? Dans l'ensemble, les fidèles
sont peu conscients de ces problèmes s'ils ne sont pas activement engagés
dans le dialogue : six n'y voient pas de problème soit par relativisme
(33),
soit par universalisme (34),
soit par fatalisme (35).
Deux parlent de mystère et ils ne sont que trois à y voir un problème
que seule la personne la plus engagée peut exprimer clairement (36).
Quant à savoir si le dialogue est une forme de mission, si la conversion
des juifs peut en être un but, les fidèles semblent encore une
fois peu au fait des avancées théologiques. Dans l'ensemble, ils
se contentent d'une condamnation du prosélytisme comme opposé
à l'esprit d'ouverture caractéristique du dialogue, sans pour
autant le lier à des considérations théologiques. On sent
néanmoins chez l'un ou l'autre que si le dialogue devait incidemment
faire venir un Juif au christianisme, il n'y aurait pas de mal : "Et dans
ce cas, il est probable que la vie de Dieu en nous puisse avoir quelque effet
autour de nous si nous sommes sincères, et pourquoi pas de faire réfléchir
autrui. Le changement des cœurs n’appartient qu’à Dieu,
je le crois." Il semble donc que chez les catholiques, le flou théologique
profite essentiellement à la tolérance religieuse générale
et généreuse, non basée sur un fondement théologique.
Très rares sont ceux à connaître la théologie actuelle
sur ce sujet, et ceux qui la connaissent la qualifient de "très
complexe".
Chez les protestants, la situation ne semble pas mieux connue : six répondent que ces notions ne posent pas problème. Parmi eux, trois sont en fait conscient des difficultés, mais les ont résolu de façon personnelle et plus ou moins orthodoxe. Quant à la question de la mission, les Eglises protestantes sont très partagées : l'accord se fait sur une mission de témoignage, mais ce témoignage n'est pour les uns qu'une forme d'honnêteté et de dévoilement, tandis que pour d'autres, il s'agit de susciter chez les juifs un intérêt pour le christianisme en vue de leur conversion. Cette conversion serait, pour ces gens qui ne conçoivent pas de salut hors du Christ, leur seul moyen de salut. Les autres pensent que les juifs sont fidèles à l'Alliance de Dieu, et n'ont besoin de rien d'autre pour être sauvés. Là encore, la question est mal connue à part par ceux qui s'intéressent véritablement au dialogue : trois refusent tout à fait la conversion des juifs et tous font la différence entre le prosélytisme, qui est unanimement condamné, et la mission que certains ne semblent pas désavouer. Les divergences internes au protestantisme semblent donc bien visibles à Strasbourg, même si ceux qui s'engagent dans le dialogue sont tous hostiles à la conversion des juifs : "Moi je dialogue avec les juifs, et je leur souhaite de rester juifs."
Enfin et pour conclure, la théologie apparaît-elle comme un frein ou comme un moteur du dialogue ? Elle apparaît en fait davantage comme un frein que comme un moteur. C'est indubitable au vu des réponses à la question ID, principalement pour les protestants dont il est vrai que le caractère parfois contradictoire de la théologie peut être un obstacle au dialogue. Néanmoins, trois catholiques et autant de juifs pensent de même, alors qu'il est indéniable que dans l'ensemble la théologie au cours de la deuxième moitié du 20ème siècle a beaucoup fait pour favoriser le dialogue et elle n'est jamais citée comme moteur. Il est probable que dans ce domaine, son passé déplorable pèse plus lourd que les dernières décennies d'avancées. La théologie a donc dans l'ensemble relativement mauvaise presse et est mal connue notamment des chrétiens, même si certains points étudiés depuis longtemps semblent assimilés par l'essentiel des chrétiens. Toutefois, le poids de l'histoire se fait largement sentir dans ce domaine, où les évolutions récentes ont du mal à faire oublier les déviances passées, ce qui semble discréditer la théologie chez certains chrétiens qui préfèrent s'en remettre leur propre bon sens, de façon parfois un peu superficielle et qui peut mener à un relativisme pernicieux.
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