Depuis 1989, la France est entrée dans l'ère des anniversaires.
On a célébré la grande Révolution, le Débarquement,
la Libération. Les dirigeants de l'État ont rompu le tabou qui,
depuis le 25 août 1944, jetait un voile pudique sur Vichy et son régime.
Jacques Chirac, président de la République en 1995, Lionel Jospin,
Premier ministre en 1997, prennent la parole pour reconnaître la responsabilité
de Vichy et stigmatiser sa politique anti-juive. Voici que, le 30 septembre
1997, à l'orée des fêtes de TiShri, l'Église catholique
de France publie une longue Déclaration de repentance, sur son comportement
devant la tragédie juive de 1940-1944.
Dans ce texte qui frappe par sa minutie, on peut distinguer plusieurs parties. D'abord, la volonté affirmée d'apurer un passé qui est souvent sans gloire. Il convient de reconnaître les "fléchissements" d'hier pour aborder, la conscience nette, le troisième millénaire. Au nombre de ces défaillances, l'Église compte d'abord l'attitude d'observation silencieuse adoptée devant "l'entreprise d'extermination du peuple juif par les nazis, événement majeur de l'histoire du 20ème siècle". Elle se livre à un examen de conscience sans indulgence, "sans hésiter à reconnaître les fautes commises par ses fils".
Or, dès les premières manifestations de persécution, les autorités spirituelles "empêtrées dans un loyalisme et une docilité allant bien au-delà de l'obéissance traditionnelle au pouvoir" se sont cantonnées dans une attitude de conformisme et d'abstention qui revêtait les apparences d'une approbation. En dépit de nombreux gestes de solidarité et d'entraide, les pasteurs de l'Église n'ont pas saisi la portée du drame planétaire qui se jouait, non plus que l'ampleur du génocide nazi. "Elle ont laissé le champ libre à un engrenage mortifère". Elles ont gardé le silence, alors que leurs fidèles attendaient des paroles courageuses imprégnées de l'Évangile. Ainsi, on est arrivé à une situation où les intérêts de l'Église ont primé sur les commandements de la conscience. Comment en est-on arrivé là ?
Après le Statut d'octobre 1940, Vichy, avec le concours de sa police, lança rapidement des rafles de Juifs, d'abord étrangers, puis français. En février 1941, 40000 Juifs se trouvaient dans les camps d'internement français, privés de leurs droits d'hommes aussi bien que de leurs droits de citoyens. Les Évêques ferment les yeux. Pourquoi ?
La Déclaration pose sans détour le problème des "origines religieuses de cet aveuglement". Il est évident que, dans l'attitude du haut-clergé, l'antijudaïsme, prêché depuis l'Antiquité, a pesé lourd. Mais, en regard, l'Église comptait, au nombre des siens, des "prophètes", tels Jacques Maritain et Mgr. Saliège qui, soulignant l'importance des racines juives du christianisme, préconisaient un tout autre regard sur le judaïsme et les Juifs. Leurs discours ne trouvèrent guère d'audience.
On identifie sans peine la source de la haine. La majeure partie des pasteurs
du peuple chrétien, dit notre texte, poursuivit "l'enseignement du
mépris" que stigmatisa Jules Isaac. Haine et mépris imprégnèrent
l'enseignement chrétien. Si bien que la tentative d'extermination de
la collectivité juive, loin d'apparaître comme une tragédie
qui se situait au premier plan des préoccupations évangéliques,
devenait "un enjeu secondaire". Partout, on voyait les Juifs français
privés de leurs droits, les Juifs étrangers privés de
leur liberté. Et l'on se taisait.
Dans leur majorité, les autorités spirituelles ont observé,
vis-à-vis de Vichy, un loyalisme conforme à la tradition de
l'Église, accentué par la crainte de représailles contre
oeuvres et mouvements de jeunesse catholiques. Dans une société
disloquée, qui cherchait des repères, elles n'ont pas mesuré
quel serait l'impact d'un message qui serait conforme à l'esprit de
l'Évangile. Fait grave : les évêques signataires de la
Déclaration constatent que, sur tous les plans, les intérêts
de l'Église l'ont alors empiété sur les commandements
de la conscience. Ainsi, face aux violations caractérisées des
droits des Juifs, les pasteurs de l'Église, dans leur grande majorité,
ont fermé les yeux, gardé le silence.
Pire encore : devant l'instauration d'une catégorie de Juifs-parias qui étaient les Français et l'internement des Juifs étrangers, promis les uns et les autres aux camps de la mort, les évêques, par leur silence, ont semblé "donner leurs acquiescements aux violations flagrantes des droits de l'homme et laisser le champ libre à un engrenage mortifère".
Voilà pourquoi les évêques signataires, qui sont une trentaine, concluent : "Cette défaillance de l'Église de France et sa responsabilité historique envers le peuple juif font partie d'elle-même. Nous confessons cette faute. Nous implorons le pardon de Dieu et demandons au peuple juif d'entendre cette parole de repentance".
La repentance s'est étendue à d'autres groupes sociaux. Après les évêques, un syndicat de policiers, puis l'Ordre des Médecins, ont exprimé leurs regrets de leur attitude sous Vichy et demandé pardon à la collectivité juive.
Devant la démoralisation générale, l'effondrement de toutes les institutions, les parlementaires qui votèrent les pleins pouvoirs au maréchal Pétain, savaient exprimer les sentiments de l'écrasante majorité des Français. C'est à bon droit que Henri Amouroux a intitulé le livre qu'il consacre à cette époque Quarante millions de pétainistes. L'époque symbolise l'apparition d'un véritable culte de la personne de celui qu'un habile appareil de propagande appelle désormais le Maréchal. Partout, on le présente comme le vainqueur de Verdun qui a su, en 1916, sans dilapider le sang de ses soldats, retourner une situation militaire très compromise. L'adhésion des Français va au Chef militaire, non à son gouvernement, encore moins à sa politique.
Or, le Maréchal est, en 1940, un grand vieillard, très atteint par la décrépitude de l'âge. Son entourage où domine l'extrême-droite maurassienne, construit le dogme de son infaillibilité : qui peut prétendre savoir mieux que lui ce qui est bon pour la France ? En juin 1940, les combattants ont retrouvé un moment d'espoir en apprenant qu'il entrait au gouvernement. Lorsqu'il a accepté de conclure l'armistice avec Hitler, c'est que, sans doute, on ne pouvait faire mieux. Tous les Français sont émus d'entendre dire à la radio qu'il fait à la France le don de sa personne.
Edouard Drumont, en 1886, avait expliqué, dans son pamphlet La France juive, qu'un Juif même baptisé, reste Juif. Il diffusait largement " l'enseignement du mépris" que dénonça Jules Isaac. A partir des données d'une "race" juive imaginaire, il soulignait - et bien des adeptes avec lui - les "tares" des Juifs : culpabilité dans la crucifixion de Jésus, lâcheté, incapacité à s'assimiler, inclinaison à la trahison, propension à l'infamie. Toutes les calomnies étaient présentées en bloc comme les caractéristiques de la "race juive".
En juillet 1940, c'est un politicien retors, Pierre Laval, qui avait débuté à l'extrême-gauche, qui mit à Pétain le pied à l'étrier. La politique du tamdem Pétain-Laval qui détenait le pouvoir, était axée sur la collaboration avec l'Allemagne nazie. Elle fut concrétisée le 24 octobre 1940 par la main tendue de Pétain à Hitler lors de la rencontre de Montoire. Il va de soi que la collaboration avec Hitler entraînait l'institution d'un antisémitisme d'État. C'était la doctrine préconisée par l'Action française.
L'Action française, formation d'extrême-droite qu'inspirait Charles Maurras, écrivain athée qui se réclamait du catholicisme lorsque la conjoncture permettait d'en tirer profit, réclamait sans répit une action énergique contre "le virus juif" qui, selon elle, infectait la France. Le désastre militaire de 1940 amena au pouvoir, à Vichy, ses idées et ses hommes. En première ligne, Raphaël Alibert, Garde des Sceaux de Pétain-Laval. Dès le 1er juillet, il disait à Charles Pomaret, Ministre du Travail, qu'il préparait contre les Juifs "un texte aux petits oignons". Ce fut le Statut des Juifs du 3 octobre 1940 que le Journal Officiel publia le 18 octobre.
Ce n'est pas le lieu, ici, de donner une analyse détaillée de ce texte. Il représente la racine d'une véritable lignée politique. D'octobre 1940 à septembre 1941, le Journal Officiel publia 26 lois, 24 décrets, 6 arrêtés et un règlement visant les Juifs.
Le Statut du 3 octobre 1940 introduit une notion totalement inconnue de la loi française : celle de race. Il définissit le Juif en ces termes : est regardée comme juive : toute personne issue de trois grands-parents de race juive ou de deux grands-parents de la même race, si son conjoint est lui-même juif. Toutes les activités qui revêtent une fonction importante dans les rouages de l'État, l'accès aux Grands Corps tels que Conseil d'État, Cour de Cassation, l'Enseignement, l'Armée, la Presse, étaient interdites aux Juifs.
On estime à 300000 le nombre de Juifs vivant en France en 1940. Les deux tiers à peu près sont des immigrants de fraîche date. la loi vichyste évoque la "race" juive ; comme cette notion est inconnue, elle se rabat sur la religion pour définir la race.
Pour les spécialistes, tel André Kaspi, trois causes peuvent
expliquer l'élaboration de ce Statut :
D'abord, la comédie de l'exlusion des responsables de la défaite.
la France vient de connaître le plus grand désastre militaire
de son histoire : pour en éviter le renouvellement, il faut exclure
les Juifs d'où vient tout le mal.
Ensuite la conjoncture internationale. Point n'est besoin d'être grand
clerc pour deviner que l'Allemagne hitlérienne va demander des mesures
antisémiters. Les hommes de Vichy croient être habiles en devançant
ses exigences. Il ne s'agit pas de théorie juridique : dans la "zone
occupée", les Allemands ont publié fin septembre une ordonnance
sur l'"aryanisation", c'est-à-dire la spoliation des biens
juifs. Vichy veut vite préserver sa part de gâteau : voler le
maximum de biens juifs.
Enfin il s'agit, comme l'a montré l'historien allemand Eberhard Jäckel,
de préparer le proche avenir. C'estàtdire de s'intérer
dans une Europe dominée par Hitler où tous pratiquent l'antisémitisme
d'Etat.
Le Satut du 3 octobre 1940 reçoit un complément avec celui du
2 juin 1941. Ce texte est l'oeuvre de Xavier Vallat, vétéran
de l'antisémitisme. Il donne une définition plus précise
du Juif et ajoute de nouvelles interdictions professionnelles. Il se fait
l'auxiliaire actif de l'internement et de la déportation des Juifs,
étrangers d'abord, français ensuite. Les camps d'internements
- Drancy, Pithiviers, Beaune-la-Rolande, pour ne citer que les principaux
- ne sont pas des lieux de villégiature : rapidement, ils deviennent
des réservoirs où les Allemands puisent pour remplir les trains
à destination d'Auschwitz.
Ces camps s'emplissent régulièrement au moyen de rafles. Les rafles sont des arrestations massives opérées à l'improviste, généralement à l'aube. Il s'agit de ramasser un maximum de Juifs qu'on déportera vers les chambres à gaz. Au début, en 1940-41, Vichy laisse le travail aux Allemands, puis au fil des mois, de plus en plus de policiers y participent. La rafle la plus importante, sur laquelle Valéry Giscard d'Estaing a porté un témoignage accablant est celle du Vel d'Hiv à Paris, les 16 et 17 juillet 1942. La police municipale a fait là de son mieux: elle a arrêté 12884 juifs. Les scènes tragiques deviennent banales dans la vie quotidienne. Ainsi, une femme juive devenue folle est transportée attachée sur un brancard ; une autre s'applique à tuer son enfant; une autre coupe à son enfant les veines des poignets. Femmes, enfants, malades nul n'est épargné.
Malgré les actes de résistance accomplis par des fonctionnaires et des particuliers, on pense, d'après les estimations les plus modestes, que 75000 Juifs déportés de France, furent assassinés à Auschwitz. Devant un telle boucherie, le silence des Évêques apparaît comme une faute au regard de la morale évangélique. Sans nul doute, les évêques auraient dû protester haut et fort : leur influence suffisait à arrêter la machine de mort. Mais, depuis 1940, Vichy a multiplié les gestes de bienveillance envers l'Église catholique. C'est la mise en valeurs des fondements de la foi, c'est aussi l'aide matérielle apportée aux institutions catholiques.
Lorsqu'en novembre 1940, le Cardinal Gerlier, Primat des Gaules, s'exclame
: "Pétain c'est la France, la France c'est Pétain ", il exprime
le sentiment de tout le haut-clergé français.
Le Maréchal joue, sur tous les plans, la comédie du restaurateur
de la religion et remporte, dans ce rôle, un net succès. Les
relations entre la hiérarchie catholique, de toute évidence
séduite, et le régime semi-clérical de Vichy sont tout
à fait honnêtes. Mais, le culte du Maréchal n'emporte
pas l'adhésion aveugle à sa politique.
Lors de la promulgation du Statut des Juifs, on ne s'en est guère ému. Les Français, bouleversés par le séisme de 1940, se préoccupaient de trouver à manger, de trouver du travail, d'améliorer, si faire se pouvait, le sort de deux millions de prisonniers qui croupissaient dans les camps allemands. La situation changea lorsque les rumeurs de plus en plus insistantes firent état d'arrestations, de rafles, d'internements et de déportations de Juifs.
Avec beaucoup de prudence et de discrétion, les Evêques catholiques font entendre leur voix. Les Cardinaux et Archevêques, réunis à Paris, le 22 juillet 1942, écrivent à Pétain qu'ils "ne peuvent plus étouffer la voix de leur conscience". Mais cette lettre n'est pas publiée : l'opinion publique ne la connaîtra jamais.
"Dans notre diocèse, des scènes émouvantes ont eu lieu dans le camp de Noé et de Récébédou. Les Juifs sont des hommes, les Juives sont des femmes. Les étrangers sont des hommes, les étrangères sont des femmes. Tout n'est pas permis contre eux, contre ces hommes, contre ces femmes, contre ces pères et mères de familles. Ils font partie du genre humain : ils sont nos frères comme tant d'autres. Un Chrétien ne peut l'oublier. "
Depuis le début du procès Papon, on discute à perte de vue sur la légitimité et la représentativité du gouvernement de Vichy. René Cassin, juriste éminent, vice-président du Conseil d'État, a contesté que l'Assemblée du 10 juillet 1940 ait disposé du droit de déléguer ses pouvoirs constituants. La controverse fait rage. Dans notre optique, cette controverse est oiseuse : Vichy, en fait, disposait de tous les pouvoirs et en a usé à des fins criminelles.
Sur le plan de la politique extérieure, Vichy a trahi la France. Un gouvernement qui affichait un projet ultra-nationaliste s'est mis, sans réticence, au service de l'Allemagne hitlérienne. Sur le plan intérieur, Vichy a voulu abattre tous les groupes dont l'activité reposait sur les principes de 1789 : syndicats, sociétés secrètes, école laïque. Mais, par ses coups meurtriers, il n'a visé que les Juifs contre qui il a mené une politique de persécution d'abord, d'extermination ensuite. L'indignation croissante de l'opinion publique a porté le gouvernement Pétain-Laval, non à arrêter, mais à masquer la persécution.
Le clergé a manisfesté une indignation sincère. Mais l'Église Réformée disposait de moyens trop faibles pour influencer Vichy. Quant au haut-clergé catholique, il a manifesté son indignation sous une forme collective, mais trop discrète pour atteindre l'efficacité souhaitée. Il comptait des évêques courageux au grand coeur : mais leur action fut trop dispersée, manquant de coordination, pour paralyser un gouvernement criminel qui n'aurait reculé que devant une condamnation publique et massive. De là le sentiment qui s'est fait jour, de plus en plus vif, que I'Eglise a péché par son silence devant un devoir impérieux de conscience. La Déclaration de repentance, le 30 septembre 1997, est sans précédent dans l'Église qui a derrière elle vingt siècles d'existence. Elle vaut, certes, pour le passé, mais devant la résurgence du racisme et l'agressivité d'un parti ouvertement antisémite, cette Déclaration sera jugée à l'aune de l'action de l'Église dans le monde de demain.
Nous lisons dans le Sermon sur la Montagne : "Vous êtes la lumière du monde" (Matt. V, 14). Cette lumière, les évêques le confessent, est restée vacillante durant les années de Vichy. C'est le retour au message évangélique pur et à une lumière éclatante que le monde attend de l'Église du troisième millénaire.
Les prêtres ayant participé au
sauvetage des Juifs sur notre site :
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