Il convient de nuancer cette interprétation socio-économique,
par trop unilatérale, en soulignant d'une part le facteur psychologique
du "ressentiment", et d'autre part le facteur culturel.
En effet, durant la seconde guerre mondiale, le vin d'Alsace, très
prisé par les Allemands, s'est bien vendu ; l'occupant, ainsi que les
citoyens d'Outre-Rhin, en firent une grande consommation. Les bénéfices
ont permis le "décollement économique" d'une population
jusque là maintenue dans la pauvreté. L'effort de modernisation
des exploitations après la guerre, ainsi que l'orientation résolue
de l'encépagement vers une production de qualité, ont permis
de consolider cette relative prospérité. Certes, les frais de
production demeurent élevés, car la vigne pousse en coteaux,
ce qui rend les travaux pénibles, tandis que le fractionnement de la
propriété ne permet que difficilement le recours à la
motorisation. Il n'empêche que le vin d'Alsace, reconnu d'appellation
d'origine contrôlée depuis 1962, a trouvé sa place dans
la gamme des vins français, assurant ainsi l'aisance de la plupart
des habitants d'Oteheim. Des trois familles juives revenues dans le village
après-guerre, l'une est demeurée modeste, ajoutant à
la fonction de tailleur la vente de vêtements de travail et de tissus,
tandis que les deux autres connaissent, grâce au commerce, une relative
prospérité. Or, la population nouvellement enrichie d'Oteheim
entretient par "ressentiment" et avec la suffisance du parvenu,
le mythe du juif pouilleux et puant, tare que le bien-être des deux
familles de commerçants juifs, parées de tous les attributs
de la modernité, ne sauraient effacer ou camoufler. Et l'on peut, en
toute quiétude, affirmer sa supériorité en englobant
dans un même mépris ces loqueteux marginaux et honnis, les Bohémiens,
et ces juifs qui jouent un double jeu en essayant de faire oublier, par leur
respectabilité apparente, leurs menées néfastes, sinon
maléfiques.
On mentionne l'accoutrement des juifs, qui les rapproche des Bohémiens,
et leur saleté repoussante. Comme toute population pauvre, ils n'étaient
certes pas des modèles de propreté, mais les règles d'hygiène
imposées par le système religieux avaient eu pour conséquence,
dès le Moyen-Age, la moindre mortalité de la population juive
à l'époque de la grande Peste. Par la suite, tous les écrivains
qui ont décrit les Juifs des villages d'Alsace au 19ème siècle,
même les plus hostiles, comme E. Coypel, ont souligné leur mise
impeccable le jour du Shabath. La relative saleté due à la misère,
que dénoncent les vignerons aujourd'hui enrichis, permet à ces
derniers d'apporter en toute bonne conscience une explication rationnelle
aux injures traditionnelles : on les appelait "Schtengiger Jud"
("Juif puant") "parce qu'ils étaient toujours sales".
Cette expression injurieuse, présente jusque dans les comptines des
enfants, a des connotations qui vont bien au-delà de l'évocation
du physique des juifs ; elle évoque l'odeur méphitique attribuée
aux juifs dès l'époque médiévale, où elle
signifiait la perversion essentielle de ceux qui ont forfait à leur
salut et se sont voués à une entreprise maléfique : faire
échouer l'oeuvre rédemptrice du Christ.
Si la situation socio-économique qui prévalait jusqu'à
la seconde guerre mondiale peut expliquer, en partie, l'antisémitisme
de la population d'Oteheim, il n'en est plus de même en 1976, où
il ne reste que deux familles juives sur une population d'environ trois cent
personnes. Si le mythe du Juif exploiteur sans foi ni loi a perduré,
c'est également parce que certains éléments de la culture
traditionnelle de ce village d'Alsace l'ont entretenu. Il est arrivé
que le sermon de l'un des prêtres qui se sont succédés
à Oteheim, ou encore certaines de ses remarques, aient encouragé
le mépris du juif, digne descendant de Judas, le traître aux
trente deniers, et aient attisé la haine du "déicide".
Ce mépris du juif, enseigné par certains parents et certains
prêtres, se manifeste dans le fait que des gamins n'hésitaient
pas à "monter à la tribune de la synagogue pour y chahuter",
ou encore à se moquer des juifs devant le parvis de la synagogue au
"Lange Taj", au jeûne de Yom Kipour. D'autres habitants
du village, par contre, assistaient avec respect à l'office de la veille
du Grand Pardon, groupés dans les dernières stalles de la synagogue.
De même, on oppose constamment la fonction noble, celle du travail dans
les vignes et dans les champs, à la fonction méprisable et honnie
: "faire des affaires". Les juifs ne veulent pas se salir les mains,
et répugnant à l'effort, ils font faire des études à
leurs enfants pour qu'ils puissent "se lancer dans le commerce".
En fait, les juifs continuent à incarner, malgré leurs efforts
désespérés pour participer à la vie du village
(depuis leur activité au sein des Sapeurs-Pompiers jusqu'à leur
responsabilité dans le Conseil municipal), l'étranger au coeur
même de la cité. De même que la "rumeur" de traite
des blanches d'Orléans, d'Amiens, de Strasbourg ... mettait en cause
non pas des juifs immigrés, ayant gardé l'empreinte de leur
pays d'origine, mais des juifs assimilés, de même l'antisémitisme
d'Oteheim prétend démasquer des juifs qui dissimulent sous leur
apparente conformité aux normes du village, dans lequel ils se veulent
pleinement intégrés, une radicale différence. Derrière
leur apparence de "wie unser einer" ("comme chacun d'entre
nous") ils poursuivent la même entreprise d'exploitation que leurs
ancêtres. S'ils accordent une telle importance aux études c'est
que "n'ayant pas de vraie patrie, ils sont internationaux" ; d'où
l'importance également de l'étude des langues. Leur seule patrie
"c'est là où il leur est possible de faire des affaires",
et à cette fin ils sont prêts à brader, sans scrupules
ni gratitude aucune, la communauté qui les a accueillis. D'ailleurs,
ils se soutiennent tous et s'entraident quand il s'agit de tromper le chrétien
: "D'Juda schaffa séch enander énd Hand". Cette
vue manichéenne fait fi des tensions et rivalités qui prévalaient
à l'intérieur de la communauté juive, ainsi que des disparités
sociales qui se constituèrent progressivement.
En conclusion, il convient de souligner que la connaissance relativement
précise des surnoms familiers des juifs, de la composition de chaque
famille, des rites scandant les grandes étapes de la vie, des caractéristiques
des différentes fêtes religieuses, ainsi que de nombreuses
expressions en judéo-alsacien, témoigne d'une interpénétration
profonde au niveau du vécu quotidien, d'échanges informels
dans un réseau de sociabilité dense (2).
Mais le mépris réciproque - ne pourrait-on parler de "mépris
cordial" pour caractériser l'ambiguïté de ces rapports
- déformait systématiquement, selon la logique du préjugé,
la culture du groupe différent.
Le juif est à la fois dérisoire et inquiétant parce
qu'il est autre, Pour E. Drumont le juif dangereux "c'est le juif vague,
l'animal insaisissable". La différence la plus angoissante c'est
celle qui se voit le moins, c'est le péril qui ne se laisse pas identifier
comme tel. "Jamais mon racisme ne doit être si violent que lorsque
l'étranger est proche de moi, quand il vit avec moi, quand je ne
peux pas le discerner de moi ... Or, le Juif est précisément
de tous les autres, celui qui est le moins autre, de tous les différents,
celui qui est le plus semblable ... Il est certain que le juif est assez
différent du non Juif par sa culture et suffisamment identique par
sa nature pour posséder les deux qualités requises d'un "bon"
bouc émissaire"(3). On peut se demander avec
L. Poliakov (4) si, à une époque que caractérisent
d'une part l'uniformisation due à l'extension de la civilisation
industrielle, et d'autre part des changements brutaux, de plus en plus fréquents,
l'antisémitisme ne constitue pas une réaction contre l'indifférenciation
croissante et contre le déracinement de chaque génération.
Face à l'homogénéisation progressive (5)
et à l'instabilité permanente, la communauté se ressoude,
ou du moins crée une illusion d'unité, et restaure son prestige
singulièrement menacé, par la dénonciation d'un ennemi
commun, ici le Juif, ailleurs le Gitan, le Noir ou l'Arabe.
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