Stéréotype du juif dans un village d'Alsace en 1976
Extrait de la Revue des Sciences sociales de la France de l'Est, Université des Sciences humaines, Strasbourg N°222 avec l'aimable autorisation de l'auteur. Les sous-titres sont de la rédaction du site
Nous avons effectué en novembre 1976, avec l'aide de quelques étudiants en sociologie, une enquête dans une petite commune du vignoble alsacien (environ 300 habitants, presque exclusivement catholiques), afin de dégager le portrait du Juif qui prévalait dans l'imaginaire collectif de ce village, où ne résident plus, à l'heure actuelle, que deux familles juives. Or, ce qui a caractérisé pendant longtemps ce village, c'est la présence d'une importante communauté juive, au point que juifs et chrétiens l'appelaient non pas Oteheim (c'est le nom fictif par lequel nous le désignons) mais "Juteheim", le "village des Juifs". Cette population juive, qui s'était multipliée par dix au cours du 18ème siècle, représentait en 1781 près d'un tiers de la population totale (103 individus sur 355). Elle ira en s'amplifiant dans la première partie du 19ème siècle, pour diminuer progressivement après 1870. En 1910, elle représente encore un quart de la population.
Précisons encore que l'enquête a été effectuée auprès de personnes âgées de plus de 65 ans qui se rappelaient bien cette présence juive importante dans le village. Plusieurs d'entre elles se sont récusées, ne voulant "rien avoir affaire avec ces histoires là", d'autres se sont enquis au préalable sur la religion des enquêteurs et ont demandé s'il n'y avait pas des Juifs derrière tout cela ("D'Juda schteka dronder"). Nous avons respecté strictement l'anonymat de nos informateurs ; nous avons, par la suite, interrogé des juifs originaires d'Oteheim mais n'y résidant plus, ainsi que les deux familles qui y sont encore établies, sur les rapports entre les deux communautés, catholique et juive, dans le passé et dans le présent. A la suite de quoi, nous leur avons fait part des résultats de l'enquête et nous leur avons demandé d'en commenter les résultats. Il s'agissait pour nous essentiellement de comprendre comment se constitue et comment perdure un stéréotype, en l'absence même de tout facteur objectif qui le justifierait, alors que la victime a presque disparu. Il était intéressant également d'étudier le travail de la mémoire chez cette dernière, et d'analyser les motivations présentes qui l'amènent à reconstruire un passé mythique, ainsi qu'à nier la précarité de sa condition présente.
Les résultats de l'enquête
Couvercle de tabatière avec représentation
antisémite de juifs - 18ème siècle, ivoire - Collection
Prof. Freddy Raphaël
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Il convient de faire état, en premier lieu, des résultats de
l'enquête. La présence importante de juifs à Oteheim est
attribuée à la situation privilégiée du village,
au centre d'un ensemble de bourgs dans lesquels se tenait chaque jour de la
semaine, à tour de rôle, un marché. Les professions exercées
par les juifs relevaient toutes du commerce ou de l'artisanat, car "ils
ne voulaient pas travailler dans les champs". Le seul but de "Feissel",
l'ancien colporteur devenu boulanger, du "Winsteinjud", qui achetait
le tartre déposé au fond des cuves pour le revendre à
une teinturerie, du "Lumbajud", qui récupérait chiffons
et peaux de lapin, de tous ces porteurs de balle qui arpentaient les villages
voisins avec du tissu, des épingles, de la laine et du fil à
coudre, c'était "de faire des affaires". C'est cela aussi
qui intéressait exclusivement le marchand de bestiaux qui battait la
campagne bien avant l'aube, le boucher qui, le jour du Shabath, demandait
à un jeune chrétien de lui pousser la charrette, tandis que
lui-même marchait à côté, le "Judeschnieder",
le tailleur juif qui rapiéçait et arrangeait habilement les
pantalons, l'épicier qui ouvrait son magasin le Shabath, mais n'arrachait
pas les cornets du clou ce jour-là. C'est encore l'intérêt
et la soif de profit qui amènent tous les enfants juifs à apprendre
à lire et à écrire, et à ajouter la connaissance
du français et de l'hébreu à celle de l'allemand. "La
plupart du temps les enfants chrétiens ne font que des études
primaires, puis ils vont travailler dans les champs et les vignes. Par contre,
les parents juifs inscrivaient leurs fils dans des écoles privées
et des collèges pour leur permettre d'obtenir un diplôme et de
se lancer dans le commerce. Pour faire des affaires, il faut savoir, au minimum,
lire et écrire... D'autre part, les juifs n'ayant pas de vraie patrie,
sont internationaux, cosmopolites. Ils voyagent d'un pays à l'autre,
s'établissant là où il leur est possible de faire des
affaires, d'où la nécessité de savoir parler plusieurs
langues".
Les juifs se rencontraient au café le Shabath, y côtoyaient les
chrétiens, mais préféraient rester entre eux. "Ils
venaient boire un café, et ne consommaient que très rarement
autre chose. Ils discutaient des heures durant autour d'une tasse vide, des
affaires des uns et des autres, se donnaient des conseils ou des renseignements".
Ce qu'on reproche aux juifs, c'est avant tout la pratique de l'usure. "Avant
1920 toutes les familles chrétiennes étaient très pauvres.
Elles avaient toutes des dettes auprès des juifs. Le processus du prêt
était le suivant. La seule récolte que les paysans pouvaient
vendre était celle des vendanges, les autres (pommes de terre, maïs,
seigle...) suffisant à peine pour leur consommation personnelle. Il
arrivait très souvent que ces récoltes soient inférieures
à celles espérées. Ne possédant pas l'argent nécessaire
pour payer les denrées de première nécessité qu'ils
achetaient à l'épicerie, ils faisaient inscrire toutes leurs
dettes dans un cahier tenu par l'épicier. Ce dernier, pour chaque somme
non réglée immédiatement après les achats, rajoutait
deux "Pfennig" au total. Le remboursement devait s'effectuer après
la récolte des vendanges. Mais très souvent celle-ci était
tout aussi mauvaise que la précédente, et ne permettait pas
aux paysans de rembourser leurs emprunts. Leur créancier juif leur
demandait alors une hypothèque sur un champ ou une vigne. Les paysans
ne pouvaient s'acquitter de leurs dettes. La vigne ou le champ étaient
finalement vendus au profit du juif. Un autre exemple illustre ce système
de prêts qui s'était établi entre juifs et Chrétiens.
Un paysan devant se séparer d'une vache (malade ou trop vieille) allait
la vendre à la boucherie. Le paysan, ne possédant pas la somme
nécessaire, ne pouvait s'en procurer une autre. Le marchand de bestiaux,
apprenant son cas, lui proposait une autre bête qu'il devait payer à
crédit, le taux d'intérêt étant toujours très
élevé. Après un certain laps de temps, le paysan étant
toujours débiteur du juif, se voyait reprendre la vache".
C'est ainsi que s'expliquerait la dépendance des paysans à l'égard
des Juifs. On reproche également à ces derniers l'insistance
dont ils font preuve pour écouler leur pacotille, ainsi que leur avarice.
"Les juifs étant pour la plupart, commerçants ou colporteurs,
se rendaient dans toutes les maisons du village, soit pour acheter (chiffons,
bétail, produits de la terre), soit pour vendre leurs marchandises
(étoffes, denrées alimentaires, bestiaux). L'exemple du "Winsteinjud"
est significatif de l'avarice des juifs. Il proposait toujours le minimum
pour la marchandise (cinq à dix "Pfennig"). Il mettait un
long moment à trouver ces pièces dans son porte-monnaie, et
quand il les avait dans la main, il les retournait plusieurs fois avant de
les donner. Par ailleurs, quand un colporteur entrait dans une maison, il
ne repartait jamais sans avoir vendu une partie de sa marchandise. D'ailleurs
un proverbe dit : "
Wan a Jud es Huss heri kommt fer der ebs verkeufe,
ond du schmiss ne hinus, geht ar s'Huss herom ond kommt henda weder heri"
("Quand un Juif pénètre dans ta maison pour te vendre quelque
chose, et que tu le mets à la porte, il fait le tour de la maison et
rentre par derrière").
Une autre anecdote illustre ce "sans-gêne" ("Frachheit")
des juifs : Un jour que toute la famille de M. J. était à table
en train de manger (le repas consistait en pommes de terre en robe de chambre),
une juive, Caroline, colporteuse en étoffes, vint proposer sa marchandise,
sans s'excuser du dérangement qu'elle pouvait provoquer. A la vue des
pommes de terre, elle s'empara de quelques-unes sans que personne les lui
ait proposées, et resta debout à les manger. Très souvent
les villageois leur achetaient quelque chose, de guerre lasse, parce que "c'était
le seul moyen pour s'en débarrasser". "D'Joda se getreva
fer d'geschafter" ("Les juifs sont rusés en affaires").
S'ils ont quitté progressivement le village après 1870, c'est
parce que la création des Caisses Mutuelles Agricoles ("Raiffeisenkassen")
ne leur permettait plus de s'enrichir à bon compte sur le dos des paysans,
et aussi parce que les Allemands, qui "les connaissaient bien",
ne les estimaient guère.
Par ailleurs, les juifs se faisaient un malin plaisir de séduire les
jeunes filles chrétiennes, se vantaient de leur succès, mais
n'épousaient que des filles juives. Ils étaient laids et repoussants,
d'où l'injure "
Schtengiger Jud" ("
Juif puant")
et étaient accoutrés d'une façon bizarre : "
Se
wara angeleit we Tsiginer" ("Ils étaient habillés
comme les Bohémiens"). Sous leur misère apparente, ils
cachaient une grande fortune : n'a-t-on pas trouvé des pièces
d'or dans la cheminée d'une maison du haut du village qui avait brûlé
? Ils ne se mariaient pas à l'intérieur du village, car ils
n'étaient intéressés que par l'argent et le montant des
dots n'était pas assez élevé. Alors qu'ils trompaient
sans scrupule les chrétiens, ils s'entraidaient, soit pour mieux exploiter
leurs victimes ("
D'Juda schaffa sech enander end Hand") ("les
Juifs sont de mèche pour nous rouler"), soit pour aider celui
des leur qui était dans le besoin.
Leurs coutumes religieuses sont décrites avec une relative précision
par les personnes enquêtées, mais on dénonce l'hypocrisie
de ceux qui ne respectent que formellement le Shabath, car il leur parait
impossible de renoncer à faire de l'argent, et on insiste sur le caractère
bizarre de certaines coutumes. On se gausse à bon compte. Il suffit
que les jJuifs érigent une cabane lors de la fête d'Automne pour
qu'il se mette à pleuvoir : "
Ke Wonder dass es raft, d'Juta
ha Laubhüte-fecht" ("Pas étonnant qu'il pleuve,
c'est la "fête des cabanes" chez les juifs"). S'ils ne
recouvraient pas leurs tombes d'une pierre, c'est qu'ils craignaient de ne
pas réussir à s'en échapper, "
Se hatta Angst
as se nem arus kenne".
Quant aux conséquences de la dernière guerre, les témoignages
recueillis insistent sur le fait, qu'en fin de compte, les juifs en ont été
les principaux bénéficiaires, à condition bien sûr
qu'ils en aient réchappé. "Pendant la deuxième guerre
mondiale, tous les juifs ont été obligés de quitter le
village. Ils ont été mis en camp de concentration, ou encore
évacués vers le Sud de la France. Quatre juifs sont morts dans
les camps. Les villageois ne savaient pas où les juifs étaient
transférés et ne connaissaient pas l'existence des camps de
concentration. Mais ils n'ont manifesté aucun regret, ni aucune tristesse
quant à leur départ. Certains habitants semblent même
contents de ne plus les voir. Ils les considéraient comme des exploiteurs
: "
s'esch gut gekannt g'se, danss se d'andera usgenontzt ha".
Pendant la guerre, les Allemands ont réquisitionné leurs maisons,
vendu leurs meubles. A leur retour, les juifs ont récupéré
les meubles dans les différentes maisons. Pendant cinq ans, ils n'ont
pas payé d'impôts. Leur condition de déportés a
valu à tous ceux qui ont échappé à la mort de
nombreux avantages, dont ils bénéficient toujours".
Les vieillards se rappellent avec un réel plaisir les nombreux tours
qu'ils ont joué aux juifs. En voici quelques uns. "Au début
du siècle les cours des fermes n'étaient pas encore séparées
de la rue par un portail. Le WC se trouvait généralement dans
cette cour et était visible de la rue. L'un des Juifs du village avait
l'habitude de ne jamais fermer la porte du WC quand il s'y rendait, ce qui
écoeurait les passants. Quelques villageois décidèrent
de lui donner une leçon. Une nuit, ils décrochèrent la
porte du WC, qui selon eux n'était d'aucune utilité, vu le comportement
du juif en question, et l'accrochèrent au sommet du grand tilleul,
qui est toujours planté au milieu du village". Un autre bon tour
prit pour victime un marchand de bestiaux, qui devait livrer une charrette
remplie de fumier à un paysan d'un village voisin. "Quelques villageois
ayant remarqué la charrette pleine de fumier eurent une idée.
Ils vinrent la nuit à plusieurs, déchargèrent le fumier,
démontèrent la charrette, la remontèrent entièrement
dans un grenier situé en face de la maison d'habitation et finalement
y rechargèrent tout le fumier. Le matin venu, il découvrit sa
charrette dans le grenier. Il ne lui resta plus qu'à suivre le processus
inverse des plaisantins. Malgré toutes ses recherches il ne découvrit
jamais les noms responsables".
C'est l'abatteur rituel, le "Scharrer", qui est la victime de la
plaisanterie suivante : "Il habitait au premier étage d'une des
maisons du haut-village, le rez-de-chaussée servant de cave. Un escalier
escamotable menait à l'appartement. Une nuit, il fut réveillé
en sursaut par quelques hommes du village. Une bête était en
train de mourir. Il fallait qu'il vienne d'urgence abattre l'animal, pour
que la viande de ce dernier puisse être déclarée "kascher".
Le juif, en chemise et caleçon, se précipite hors de l'appartement.
Dans sa précipitation, il ne remarque pas que l'escalier avait été
enlevé, et il tombe dans une grande cuve remplie d'eau, placée
juste en-dessous du palier". La dernière "plaisanterie",
enfin, serait récente et concernerait le tailleur juif. "Pendant
la guerre tous les juifs avaient été évacués vers
le sud de la France ou déportés dans les camps de concentration.
Après leur retour dans le village, ils vivaient tous dans un état
perpétuel d'angoisse. Un matin quelques hommes, qui avaient la quarantaine
à l'époque, réveillent le tailleur juif à grands
coups de poing contre les volets. Ils lui enjoignent de ne pas sortir de sa
maison, car une bombe était accrochée à la porte d'entrée.
Le tailleur affolé saute par la fenêtre et court avertir les
gendarmes. Après avoir examiné l'engin de loin, ils avouent
leur impuissance. La bombe peut exploser à tout moment. Il fallait
attendre. Le tailleur terrorisé imagine déjà sa maison
démolie. Malgré les supplications du juif, les gendarmes restent
inactifs, invoquent les risques qu'ils prendraient en essayant de décrocher
la bombe. Finalement, ceux-ci lui avouent la plaisanterie. En fait, la bombe
n'était qu'une simple bouteille de bière remplie de chaux vive.
Les villageois avaient prévenu les gendarmes et ceux-ci contribuèrent
de bon coeur à cette plaisanterie. Ce même tailleur avait retrouvé
un jour son WC dans le verger situé derrière sa maison".
Analyse de ces témoignages
Quel jugement pouvons-nous apporter quant à la véracité de ces témoignages ? Certains des faits mentionnés relèvent de la pure affabulation, ou bien transforment avec tant de fantaisie un événement réel, qu'ils constituent un précieux document sur la distortion que les préjugés font subir à la réalité. Ainsi, il est exact qu'au début de la seconde guerre mondiale les Allemands ont saisi les biens des juifs et les ont vendus aux enchères. On oublie, cependant, de mentionner le fait que certains habitants "se sont servis" au préalable, ont pillé des demeures juives ; seul un petit nombre d'entre eux a rendu ces biens à leurs voisins juifs lorsque ces derniers sont rentrés. Ce qui relève du mensonge caractérisé, c'est l'affirmation selon laquelle les Juifs qui sont revenus après guerre "n'ont pas payé d'impôts durant cinq ans", et d'après laquelle leur condition d'ancien déporté "leur a valu de nombreux avantages, dont ils bénéficient toujours". En somme, certains juifs ont eu le mauvais goût de survivre à un génocide dont ils sont les principaux bénéficiaires : le mythe du juif profiteur, tirant avantage de toutes les situations, s'en trouve conforté.
D'autres témoignages contiennent nombre de détails exacts, mais qui sont intégrés dans une image d'ensemble volontairement biaisée. Il est exact qu'il y avait une femme juive, que nous avons appelé "d'Caroline", qui faisait preuve d'un grand "sans-gêne" et avait des manières grossières. Mais lorsqu'on en fait le prototype de l'effronterie ("d'Frachheit") des juifs, on oublie de mentionner qu'il s'agissait d'une malade mentale, qui vivait avec ses deux frères célibataires, eux aussi quelque peu demeurés, et qui, après avoir mis le feu à sa propre demeure, s'était pendue.
Pour expliquer la baisse de la population juive à Oteheim qui s'amorce dès 1870, on mentionne comme facteur principal la création des Caisses Mutuelles Agricoles ("Raiffeisenkassen") qui prêtent de l'argent à un taux moindre que les juifs, dont "le pouvoir se trouve amoindri", et en second lieu le fait que les Allemands (plus clairvoyants que les Français) n'estimaient guère les juifs. On omet la raison principale, à savoir le libre choix de nombre de juifs qui, sans y être contraints, optent pour la France et vont s'établir au-delà des Vosges, par fidélité pour le pays qui, le premier au monde, les avait émancipés.
Quant aux bons tours que l'on prétend avoir joués aux juifs, ils constituent la geste héroïque du village, le récit épique du triomphe de l'intelligence et de l'astuce gouailleuse des habitants sur la ladrerie, l'effronterie et la couardise des juifs. La nuit permet de prendre la revanche sur les vexations subies dans la quotidienneté, de donner une bonne leçon à ceux qui s'affichent ostensiblement et à couvrir de ridicule la rapacité juive, telle la hâte - intéressée bien sûr - du sacrificateur, qui n'hésite pas à se précipiter "en chemise et en caleçon" pour abattre une bête. La plupart de ces histoires constituent, en fait, des versions magnifiées, transformées par les aspirations refoulées des narrateurs, d'épisodes minimes, qui furent "embellis" pour grandir le prestige de leurs auteurs et de la collectivité qu'ils représentent. Nous avons pu étudier la genèse de l'une d'entre elles, celle qui relate la peur et la lâcheté du tailleur poltron, à qui on a fait croire qu'une bombe accrochée à sa porte risquait d'exploser à tout moment. En fait, lorsqu'il est rentré au village après guerre, on a pendant plusieurs semaines lancé chaque nuit de grosses pierres contre ses volets. Le tailleur sortait alors de sa maison et poursuivait en vain ses agresseurs qui s'enfuyaient dans les vignes. Le spectacle pitoyable du tailleur tonnant contre des attaquants invisibles a été à l'origine du récit, oh combien enjolivé, que l'on relate comme un exploit à Oteheim.
Réactions des juifs de Oteheim
Les juifs, à qui nous avons mentionné ces récits, haussent les épaules en ramenant les faits "à leur justes proportions", en les niant ou en les minimisant, en haussant les épaules comme s'ils ne prêtaient pas à conséquence. Ou bien encore ils les acceptent comme une fatalité en déclarant : "Ils s'amusaient à bon compte". Ce qui est significatif, c'est que ces histoires sont encore transmises aujourd'hui par les villageois aux jeunes générations, qu'on encourage ainsi à se moquer des juifs et à les mépriser, et chez qui on entretient par le même nombre de stéréotypes négatifs.
La réaction des juifs ayant habité autrefois à Oteheim, ou y résidant encore, nous paraît tout à fait significative. Dans un premier temps, ils nous ont tous fait un récit idyllique des relations qui prévalaient dans le village, tant avant la seconde guerre mondiale qu'au lendemain de celle-ci, et aujourd'hui encore, entre catholiques et juifs. Ils ont exalté le vert paradis des amitiés enfantines, qu'aucune ombre ne venait ternir. Le "Béch a träk Jud !" ("tu es un sale juif !") qui venait ponctuer certaines disputes, "ne prêtait pas à conséquences". Les juifs étaient invités aux communions comme aux mariages, et l'un d'entre eux siégea pendant un quart de siècle au conseil municipal. La montée du nazisme de l'autre côté du Rhin n'avait pas altéré ce climat idyllique, et lorsque la guerre avait éclaté, certains voisins avaient caché, non sans prendre des risques, des biens appartenant à des juifs, et ils s'étaient empressés de les leur rendre à leur retour.
Lorsque nous avons communiqué à ces Juifs les résultats de notre enquête, cette plaisante construction s'effondra progressivement. Il leur fallut d'abord des coupables, car localiser le danger c'est le minimiser et le désamorcer. C'était sûrement un tel qui avait dit cela, car il est "royaliste" et n'a jamais caché ses sentiments antisémites, ou bien tel autre qui a refusé "de nous rendre notre service de table à notre retour". Puis, en remontant le fil du temps, le tableau prend un éclairage radicalement autre : on se rappelle que certains habitants s'étaient réjouis lorsque les juifs avaient dû partir en exil ("espérant bien ne plus nous revoir"), et que d'autres avaient mis à sac des demeures juives et incendié la synagogue, après en avoir volé les lustres, les coupes et tous les biens "récupérables". On évoque aussi "les sentiments mélangés" d'une partie de la population lors du retour des Juifs ("ils n'étaient pas enchantés de nous revoir") et tel chant antisémite lors d'une réunion récente du "troisième âge".
Que penser de ces témoignages contradictoires formulés par les
mêmes personnes ? Les divers éléments qui participent
du premier ne sont pas inexacts, mais leur assemblage constitue un tableau
d'ensemble biaisé, répondant à de multiples besoins :
nostalgie d'une enfance villageoise et de la densité d'une vie sociale,
qui excluait tout isolement pour certains, intérêt bien compris
pour d'autres. On fait semblant de croire aux mensonges de ceux qui affirment
qu'ils ont abandonné par peur les biens qui leur ont été
confiés car, après tout, ce sont des "clients" ; volonté
aussi de minimiser le fossé réel et de conjurer, en se terrant,
le danger potentiel : le tailleur n'a eu que ce qu'il méritait, il
n'avait qu'à se tenir tranquille derrière ses volets clos, en
attendant que les lanceurs de pierres se lassent de leur petit jeu. On se
rassure à bon compte : "S'ils avaient du "Rechess"
(mot judéo-alsacien désignant l'antisémitisme) ils ne
viendraient pas s'approvisionner chez moi. C'est un bon signe, non ?"
affirme ce commerçant qui oublie qu'il est l'unique épicier
à plusieurs lieues à la ronde. En fait, le juif isolé
dans la campagne, d'une part accepte la précarité fondamentale
du "Goles" (mot judéo-alsacien qui signifie l'exil,
la dispersion) et d'autre part, marqué par le cauchemar du génocide,
il tente de se convaincre que cela ne sera plus jamais possible, et de parier,
malgré tout, sur l'homme.