Le juif français de 1780 et de 1850
Max Nordau

Extrait de La Tribune Juive, 10 juillet 1936

Chargé par la Société des amis de Nordau et de Marmorck, M. Baruch Hagani vient de publier (à la librairie Lipschutz Paris) les Ecrits sionistes de Max Nordau. Disciple et partisan du célèbre écrivain, M. Hagani, réunissant dans ce volume les nombreux essais que le chef sioniste avait fait paraître dans les différentes revues de langue française, a eu l'heureuse idée de nous off)rir aussi les articles du maître qui n'ont jamais paru en français et d'autres qui ne figurent pas dans le recueil allemand de ses écrits. Le lecteur pourra donc se faire une idée exacte de l'activité sioniste de ce brillant polémiste qui s'est voué avec un désintéressement complet à la cause juive. Inutile de recommander au public de la Tribune Juive un livre qui porte le nom de Max Nordau.
Nous en reproduisons le chapitre consacré aux juifs alsaciens.

Le jeune juif qui vivait vers 1780 et se trouvait placé devant le choix d'une carrière n'avait pas beaucoup à hésiter. Il savait qu'il n'avait qu'à suivre la carrière de ses parents, car de père en fils depuis des temps immémoriaux, le juif n'avait qu'un seul terrain où il pouvait s'employer et on il pouvait glaner quelques fruits de la vie. C'était le commerce.

Quand il était riche, il entreprenait le grand négoce ; quand il vivait dans des conditions médiocres, il était petit marchand, voire colporteur. Le premier avait pignon sur rue, un magasin sinon beau, mais spacieux et rempli de marchandises, souvent de provenance lointaine; l'autre portait son baluchon sur ses pauvres épaules, partait de chez lui le dimanche matin, faisait le tour des villages et des hameaux et revenait le vendredi soir avec un gain toujours maigre, quelquefois misérable, pour vivre trente-six heures d'une vie intime qui devait le dédommager des avanies et des peines qui l'attendaient dans ses migrations de trafiquant.

Telle était la vie du juif à ce moment, telle était aussi la vie que devait se promettre le jeune juif. Les carrières supérieures n'existaient pas pour lui. Les carrières libérales lui étaient fermées.

Le gros de la famille juive était en Alsace et en Lorraine qui, celle-ci depuis une génération, celle-là depuis un siècle faisaient partie de la patrie française. Ces juifs connaissaient toutes les restrictions qui dataient du temps du Saint-Empire. Des impôts spéciaux, humiliants, les assimilaient au bétail et aux choses. Il leur était interdit de passer la nuit dans certaines villes comme Strasbourg et par conséquent, ils ne pouvaient pas habiter ces villes. Ils supportaient des péages doubles pour les ponts et chaussées, enfin mille petites vexations leur rappelaient qu'ils étaient considérés comme des étrangers malfaisants, haïs et méprisés et dont la présence était tolérée avec impatience.

Au point de vue intellectuel, le juif alsacien s'il y a quatre générations avait déjà atteint un assez haut degré de culture générale. Il possédait d'abord sa culture propre, car les études bibliques et talmudiques fleurissaient, l'Alsace produisait de grands savants comme Sinzheim dont le nom est resté glorieux dans nos annales. Même dans de petits villages perdus, il y avait des lettrés juifs, des talmudistes de premier ordre, des rabbins vénérables dont la renommée et l'autorité rayonnaient an loin et qu'on venait consulter de l’Allemagne du Sud et jusque du Hanovre. La vie intellectuelle était encore intense à cette époque dans l'Europe occidentale.

Beaucoup de juifs alsaciens avaient déjà été touchés par le grand courant et la pensée du siècle pour savoir qu'il se préparait quelque chose de nouveau et pour pouvoir suivre de leurs vœux la marche des lumières qu'à la suite du mouvement encyclopédiste le monde recevait de la France.

Le jeune juif de 1850 ne se distinguait en rien, ni dans sa conscience, ni dans la conscience de ceux qui l'entouraient de tout autre jeune Français protestant, catholique ou libre-penseur de l'époque. C'était un citoyen jouissant de tous les droits, de tous les privilèges, de toutes les nobles libertés du pays de la grande révolution.

Lorsqu'il se demandait quelle serait sa carrière, il se répondait ce que tout autre jeune homme de la même classe sociale et de la même situation de fortune aurait pu se dire. Était-il de parents aisés, il se destinait aux carrières libérales et ne se doutait nullement que dans ces carrières libérales il ne remportât tous les prix auxquels ses capacités, son zèle, son talent lui donnaient droit. Jamais l'idée ne se présentait à son esprit que le judaïsme qu'il professait pouvait constituer pour lui un obstacle dans la vie professionnelle ou sociale.

Il ne pensait plus qu'il était juif et il était justifié par les circonstances de ne pas penser. Il vivait au moment précis, où le judaïsme connut des jours « alcyoniens » (!).

C'était très beau à un certain point de vue, mais la médaille avait son revers. C'est que le jeune juif de bonne foi, ne se sentait plus aucun besoin d'une solidarité plus intime, plus étroite, plus familiale avec les autres juifs, ayant autour de lui la magnifique solidarité du peuple français. Il était sorti de la communauté étroite mais chaude pour entrer dans une collectivité plus large, plus glorieuse, héritière d'une des plus belles histoires du monde. Il était convaincu d'avoir sa part dans cet héritage et il lisait avec la même émotion les récits des guerres gauloises de Jules César, les gestes de Charlemagne et des preux de la Table Ronde, que son père ou son grand père avaient lu l'histoire de l'exode d'Egypte et les hauts faits consignés dans les meguiloth (2).

Il vivait de la vie française et il comptait avec assurance y trouver toutes les satisfactions matérielles et morales d'ambition et de sentiments qu'il était en droit d'attendre de l'existence.

Un prolétariat juif n'existait pour ainsi dire pas. Le commerce juif n'était plus gêné et se fondait dans le commerce universel, prenait même la tête de ce commerce par les qualités innées de sobriété, d’honnêteté, de zèle laborieux, d'habileté professionnelle du commerçant juif.

Il y avait une élite qui entrait dans les carrières libérales et qui fournissait rapidement de grands administrateurs jusques et y compris des ministres, des magistrats, des présidents de Chambre à la Cour de cassation, des écrivains qui devenaient presque des académiciens et qui en tout cas étaient académisables, de grands médecins, de grands artistes, des officiers qui dans l'armée arrivaient jusqu'aux étoiles du général et faisaient honneur par leurs brillants états de service à leur nom individuel comme à la race d'où ils étaient issus.

Le juif français pouvait donc se dire heureux.

Notes
Les notes sont de la Rédaction du site
  1. Relatif à l'alcyon, au martin-pêcheur.Les "jours alcyoniens" sont sept jours avant et sept jours après le solstice d'hiver, pendant lesquels les latins disaient que l'alcyon fait son nid et que la mer est ordinairement calme.
  2. Livres bibliques des Hagiographes, en particulier le Livre d'Esther.

Judaisme alsacien
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