Le site AKADEM a mis en ligne les interventions du symposium consacré au grand rabbin Joseph David Sintzheim, à l'occasion du bicentenaire de son décès (organisé par le Grand Rabbinat de France, il s'était tenu le 18 novembre 2012 à Paris) |
Voici la notice biographique que consacre à David Sintzheim le rabbin Hanannel Grazziadio Neppi, qui l'avait connu au Sanhédrin de Paris, lorsqu'il y siégeait comme député d'Italie. Sauf pour la date du décès qui se situe en 1812, les renseignements qui figurent dans cette note correspondent aux données que nous possédons.
Un rabbin fils de rabbin
David Sintzheim serait né à Trèves en 1745, où son père, Isaac Sintzheim était rabbin. La famille Sintzheim était une vieille famille allemande de notables que l'on retrouve à Vienne, à Halberstadt, à Mannheim et même à Londres. Ils sont parents ou alliés des présidents de communautés ou des rabbins (3). A l'inverse de la plupart des jeunes de son temps, qui allaient étudier au loin auprès des grandes autorités rabbiniques, David Sintzheim acquit toute sa science talmudique auprès de son père. Celui-ci le fit étudier systématiquement. Il insistait en priorité sur la nécessité d'accumuler des connaissances étendues et quantitatives, avant de se lancer dans les spéculations et les confrontations entre les commentateurs du Talmud et la littérature postérieure (4).
C'est cette connaissance encyclopédique des textes qui amène plus tard David Sintzheim à entreprendre l'oeuvre de sa vie, le Yad David, dont il ne put éditer que le premier volume. Il y cherche à mettre à jour et à compléter les ouvrages de références édités aux siècles précédents par Rabbi Haïm Benveniste (1603-1673) Kenesset Haguedola et par Rabbi Aharon Alfandari (1690-1774) Yad Aharon.
Installation en Alsace
En 1762, le rabbin Joseph Steinhardt quitta Niedemai pour le rabbinat de Furth, en Bavière. Isaac Sintzheim fut appelé à le remplacer comme rabbin des Terres de la Noblesse immédiate d'Alsace et s'installa à Niedemai. II était courant alors de faire venir des rabbins d'une communauté à l'autre du monde achkenaze et les frontières nationales n'étaient pas un handicap. Le fait qu'Isaac Sintzheim n'ait pas été alsacien ne l'empêcha nullement d'obtenir les lettres patentes indispensables à sa charge de rabbin officiel, Président du Tribunal Rabbinique. Mais il ne resta pas longtemps à son poste, car il mourut en 1767 à Niedemai, un an jour pour jour après son épouse (5).
Relation avec Cerf Berr
Joseph David Sintzheim était venu en Alsace avec ses parents. Sa soeur, (ou une de ses soeurs), avait épousé Selig Auerbach, rabbin de Bouxwiller, qui mourut la même année que son beau-père, en 1767. C'est vers 1765 que David Sintzheim épousa Esther Baer, soeur de Cerf Berr (Hirtz Berr de Medelsheim) et entra dans une des familles les plus riches et les plus influentes d'Alsace. Cerf Berr était, ou allait être, un des préposés généraux des Juifs d'Alsace. David Sintzheim s'installa à Bischheim, près de son beau-frère. Grâce à la dot de sa femme, qu'il avait placée dans les affaires de Cerf Berr, fournisseur en fourrage des armées du Rhin, Sintzheim put s'adonner uniquement à l'étude, en vivant confortablement de ses revenus. Par la famille de sa femme, il était évidemment au courant des affaires de la Medina, de la Nation juive et conseilla probablement plus d'une fois le Préposé Général. Cela explique pourquoi Sintzheim sera plus tard, au cours de la Révolution, un des porte-parole de la collectivité juive, bien avant l'époque impériale.
En 1784, David Sintzheim, qui n'occupait aucune fonction officielle, figure parmi les quatre rabbins mentionnés dans le recensement des Juifs d'Alsace et demeurant à Bischheim. A côté de lui, nous trouvons son neveu, Abraham Auerbach, né en 1762 et devenu son gendre (6). Cerf Berr semble avoir beaucoup apprécié son beau -frère, puisqu'il le désigne comme responsable du Conseil de gestion de la fondation qu'il institue en 1786 et comme directeur de la yeshiva qui en était un des éléments (7). David Sintzheim reste à la tête de l'école talmudique jusqu'à la Révolution. La transféra-t-il à Strasbourg lorsque les Juifs purent à nouveau habiter la capitale alsacienne, qui leur avait été interdite depuis la fin du 14e siècle, ou resta-t-il à Bischheim ? Tout ce que nous savons, c'est que cette yeshiva disparut lorsque les Cerf Berr perdirent une grande partie de leur fortune pendant la Révolution et se dispersèrent.
Antisémitisme en Alsace
David Sintzheim avait représenté les Juifs d'Alsace au moment des États Généraux. Exclus des trois ordres des députés, les Juifs avaient pu envoyer à Paris une délégation qui exprima, dans un mémoire, les doléances et les espoirs de la communauté juive. Sintzheim fut un des deux délégués d'Alsace. Il intervint également lors des incidents antisémites du Sundgau, à la suite desquels la Constituante prit sous sa protection les personnes et les biens des Juifs (8).
David Sintzheim, dont la femme mourut à l'âge de cinquante ans en
1793 (9), dut s'enfuir et se cacher lors des persécutions
antireligieuses de la Terreur et ne revint à Strasbourg qu'à
la fin des troubles (10).
Abraham Auerbach, son gendre, avait émigré après la mort
de sa femme et resta en Allemagne. De sa seconde épouse, il eut 16
enfants dont une dizaine lui survivront. Il mourut comme grand-rabbin
de Bonn en 1845 (11).
Rentré en Alsace après les excès de la Terreur au cours
desquels plusieurs rabbins avaient été jetés en prison,
Joseph David Sintzheim devint, de facto, le rabbin de la nouvelle
communauté de Strasbourg, aidé peut-être par Abraham Auerbach.
Reconnus comme citoyens par la Constituante en 1791, les Juifs purent s'installer dans toutes les localités de l'Alsace et les grandes villes, qui avaient refusé d'accepter les Juifs pendant des siècles, connurent à nouveau des communautés. Mais l'immense majorité des Juifs continuait à vivre dans les villages et ne cherchait guère à pratiquer les métiers qui leur avaient été interdits depuis le moyen-âge.
Les paysans alsaciens avaient acquis des terres et des biens d'émigrés et, pour les payer, avaient emprunté auprès de certains Juifs. Lorsqu'ils ne pouvaient faire face aux échéances, ces biens revenaient à leurs créanciers. De là se développa une campagne antisémite, dont le sommet se situera dans les premières années du 19e siècle. On ne parle guère des Juifs sous le Directoire et même sous le Consulat. Mais lorsque Napoléon passa par Strasbourg, au retour de la bataille d'Austerlitz, il fut assailli de plaintes contre l'usure des Juifs qui menaçait l'existence même de la population rurale. C'est alors que l'Empereur décida de résoudre le problème juif en France par des règlements concernant le culte et la vie de la communauté. Ces règlements compléteraient ceux du Concordat pour les catholiques ou les Articles Organiques des communautés chrétiennes.
L'Assemblée réunie par Napoléon
Le 30 mai 1806, l'Empereur ordonna de réunir à Paris une Assemblée de notables, choisis par les préfets parmi les Juifs les plus distingués de leur circonscription. Etaient concernés tous les départements de l'Empire, tant ceux de l'hexagone que les départements allemands du Rhin et ceux du nord de l'italie. Le nombre des délégués était proportionnel à la population juive du département et les préfets devaient désigner aussi bien des rabbins que des laïcs. Ces derniers devaient, dans la pensée de Napoléon, contrebalancer l'intransigeance des Docteurs de la Loi et par conséquent être choisis de préférence parmi les Juifs "éclairés", ouverts au progrès !
Sur les 110 députés environ qui furent désignés pour l'Assemblée des Notables, le Bas-Rhin en envoya 14, le Haut-Rhin 12. Mais alors que le Préfet de Colmar avait choisi 4 rabbins, celui de Strasbourg n'en nomma que 2 : David Sintzheim de Strasbourg et Jacob Meyer de Niedernai (12). C'est ainsi que Joseph David Sintzheim se retrouva à Paris et participa aux séances de l'Assemblée des Notables. Il y fut un des porte-parole (13) des "Allemands", les députés dont la langue était l'allemand ou le judéo-allemand (ils étaient plus de cinquante).
Les délégués des départements francophones étaient environ 25, comme les députés italiens. La personnalité de Sintzheim fit grande impression, non seulement sur ses collègues de l'Est de la France, mais aussi sur les rabbins italiens. il fut élu à la commission chargée d'étudier et de proposer les réponses à donner au questionnaire qu'avait soumis à l'Assemblée le gouvernement. Parmi les douze questions, certaines traitaient de problèmes de doctrine et de hala'kha (loi juive) : mariage mixte ou prêts à intérêts, obligations religieuses du Juif appelé sous les drapeaux. D'autres concernaient l'attitude que le judaïsme adoptait face à l'État : droits et devoirs civiques, relations entre les Juifs et leurs concitoyens chrétiens. Il était aussi question de l'organisation des communautés, du rôle et du pouvoir des rabbins.
La réponse proposée à chacune des douze questions fut minutieusement élaborée, puis discutée par l'Assemblée plénière qui lui donna sa forme définitive. Les débats furent parfois âpres entre certains députés très "libéraux" et les conservateurs, qui soutenaient la position des rabbins. La science, l'expérience et la diplomatie de David Sintzheim aidèrent à aplanir bien des écueils et à résoudre les problèmes soulevés par certaines questions piège du gouvernement impérial. A l'occasion de l'anniversaire de Napoléon, le 15 août 1806, David Sintzheim fut un des trois rabbins qui parlèrent à la Synagogue. Il prêcha en allemand, tandis qu'Abraham Andrade de Bayonne parla en français et Sègre en italien. C'est peut-être ce sermon, qui exaltait les vertus et la grandeur de l'Empereur, qui provoqua la promotion de Sintzheim et le fit désigner comme "Nassi", président du Grand Sanhédrin.
Car Napoléon, pour donner aux décisions de l'Assemblée des Notables un caractère halakhique d'obligation religieuse, convoqua à Paris une nouvelle assemblée, composée cette fois d'une majorité de rabbins. 25 membres laïcs de la première assemblée furent désignés comme membres de ce Sanhédrin, qui devait comporter 71 membres, comme le Haut Tribunal de l'époque du Second Temple. Pour parvenir à ce nombre il fallait faire venir à Paris en plus des 17 rabbins, déjà membres de l'Assemblée des Notables, 29 rabbins supplémentaires. On en désigna cinq pour le Bas-Rhin, trois pour le Haut-Rhin, un seul pour la Moselle et deux pour la Meurthe (Nancy) (14).
GRAND SANHEDRIN DES ISRAELITES
DE FRANCE Emile Vernier. Lithographie imprimée par Lemercier d'après le tableau d'Edouard Moyse. Hauteur : 30 cm, Largeur : 46,5 cm. Paris, 1868 ( détail ). Cette lithographie fut exécutée d'après l'important tableau, présentépar le peintre nancéen, au Salon de 1868. Elle représente l'assemblée du Grand Sanhédrin réunie par Napoléon, présidée par le rabbin David Sintzheim. Les réunions se tinrent dans une ancienne chapelle désaffectée, attenante à l'Hôtel de Ville de Paris et durèrent du 9 février au 9 mars 1807. Les membres étaient vêtus d'un habit spécial (longue robe noire avec ceinture et rabat). A droite, le président David Sintzheim est reconnaissable à son chapeau dit "bonnet d'Aaron". Au premier plan, un des deux personnages, tête découverte, pourrait être Abraham Furtado, Président de l'Assemblée des Notables. Il faisait partie des 26 membres laïcs qui participèrent à cette assemblée. Collection particulière. |
Les débats furent fastidieux. Chaque texte devait être traduit en allemand et en italien, car la plupart des rabbins venus de l'Est ou de l'Italie ne comprenaient pas le français. Par ailleurs, certaines réponses étaient l'objet de controverses. Parmi les membres laïcs, il y en avait qui étaient déjà très assimilés et qui renonçaient aux exigences de la loi juive pour satisfaire les souhaits de l'Empereur et montrer que rien n'empêchait l'Israélite de se fondre totalement dans la société française. De l'autre côté, les députés traditionalistes et la plupart des rabbins insistaient pour des réponses bien plus catégoriques, qui exprimaient la hala'kha dans sa forme la plus lapidaire. C'est là que la diplomatie de David Sintzheim et de certains de ses collègues permit de nuancer le texte des réponses, sans abandonner quoi que ce soit de la législation du Shoulhan Aroukh. Ainsi le Grand Sanhédrin put-il accomplir sa tâche sans braquer l'Empereur.
Les Consistoires
L'Assemblée des Notables, avant même la convocation du Sanhédrin, avait élaboré un projet de règlement du culte israélite. C'est ce projet que Napoléon adopta, avec quelques nuances, le 17 mars 1808. D'après ce décret, la France était divisée en consistoires départementaux, ayant à leur tête un Grand-Rabbin et plusieurs membres laïcs. Ces consistoires étaient responsables du culte et désignaient rabbins, ministres officiants et mohalim (circonciseurs), ainsi que les administrateurs des synagogues. Les chefs-lieux de ces consistoires, après la chute de l'Empire, se trouvaient à Paris, Bordeaux, Marseille, Nancy, Metz, Wintzenheim (puis Colmar) et Strasbourg. Plus tard des consistoires furent installés à Bayonne, et vers 1850, à Lyon.
A la tête de ces consistoires, et responsable devant le Ministère de l'administration des organismes régionaux, se trouvait un Consistoire central, composé de trois grands rabbins et de deux ou trois membres laïcs. Les membres du consistoire central étaient nommés et assermentés par le ministère des cultes. C'est le consistoire central qui nommait ou confirmait les nominations des grands-rabbins régionaux. Ces grands rabbins devaient être désignés en priorité parmi les membres du Grand Sanhédrin (15). Joseph David Sintzheim, Grand Rabbin de Strasbourg, fut nommé grand rabbin du Consistoire central, ainsi qu'Abraham de Colona de Mantoue et Sauveur Sègre de Vercelli. Ce dernier mourut peu après et fut remplacé par Emmanuel Deutz de Coblence après le désistement de Asser Lion, qui refusa à la fois le Grand Rabbinat de Metz et le poste de grand rabbin du Consistoire central.
Fin de vie à Paris
C'est donc à Paris que David Sintzheim acheva sa carrière. Les difficultés
se multiplièrent rapidement entre les responsables laïcs de la communauté
qui désiraient introduire des réformes modestes dans le culte, et
le Grand Rabbin Sintzheim. Il est probable que son influence sur la communauté
parisienne était nulle, car le Consistoire de Paris était indépendant
du Consistoire central pour la gestion régionale.
Il nous semble que le rôle essentiel de David Sintzheim dans les dernières
années de sa vie, consista à continuer et à parfaire son oeuvre
littéraire et à échanger une correspondance halakhique avec les
rabbins les plus éminents d'Europe occidentale. Il n'avait pas eu de fils
à qui il put transmettre sa science et il ne parle pas des disciples qu'il
aurait réunis à Paris. Sa santé était fragile et sa situation
matérielle n'était guère brillante. Il suffit de feuilleter la
liste des objets mobiliers qu'il laissa après sa mort pour s'en rendre
compte. Il mourut à Paris le 9 décembre 1812, (6 Kislev 5573), âgé
de 68 ans.
La vie de David Sintzheim fut évoquée dans des oraisons funèbres prononcées un peu partout après sa mort. Celle du Hatam Sofer de Pressburg et celle du Rabbin Lôb Karlburg de Krefeld ont été publiées il y a quelques années. Elles soulignent la personnalité, la science profonde de l'auteur du Yad David. Mais on y relève aussi le courage de celui qui eut la charge de défendre la tradition juive face au pouvoir et qui sut, sans compromis, exprimer la voix de la halakha face à un monde nouveau qui s'ouvrait pour les Juifs de France (16).
Destin de ses manuscrits
Pendant un siècle et demi, David Sintzheim est resté dans l'histoire le Président du Sanhédrin napoléonien, hiératique dans son costume de cérémonie immortalisé par un peintre de l'époque. Son oeuvre littéraire énorme avait passé dans la famille de son gendre Abraham Auerbach et les manuscrits avaient disparu avec la bibliothèque du séminaire de Berlin, lors de la dernière guerre. Grâce au Makhon Yeroushalayim, une grande partie du Yad David, plusieurs volumes de correspondance et d'autres ouvrages ont été retrouvés à travers le monde et en partie publiés. Ils font revivre une personnalité exceptionnelle, une des dernières parmi les rabbins achkenazes.
La redécouverte de David Sintzheim nous amènera probablement à rechercher les ouvrages d'autres maîtres du 18e siècle en Alsace. Combien existe-t-il de manuscrits enfouis dans les bibliothèques et écrits par les élèves de Rabbi Yonathan Eibeschutz et du Shaagat Arié de Metz, ou de Rabbi Wolf Reichshofen de Bouxwiller ! Ils constituent un maillon égaré ou oublié de la chaîne de la Tradition occidentale du Judaïsme allemand. C'est à nous qu'il appartient de les tirer de l'oubli ! (17)