Paris, Michel Houdiard éditeur ; 2009, 222 pages ; format: 15 x 24 cm ; 20 € ; Code ISBN: 978235692-016-4 - Code EAN : 9782356920164
Les émigrants juifs rhénans installés le long du Mississippi depuis quatre générations ont laissé des traces de leurs déplacements et de leur inscription dans la culture du Sud des États-Unis : enseignes de magasins, petites villes qui portent leurs noms, habitations et plantations, auberges et musées, synagogues et cimetières ruraux… Les jeunes pionniers s'initient, dès leur arrivée, au commerce le long du Mississippi pour rejoindre, une fois prospères, La Nouvelle Orléans. Ils font fortune dans l'industrie du sucre, du coton, du papier et du tabac. Quelques synagogues existent, créées préalablement par de riches marchands venus des Antilles. Cependant, jaloux de leurs origines et de leurs rites, les Alsaciens et les Palatins bâtissent leurs temples et adoptent, dès les années 1870, un judaïsme libéral proche du modèle protestant qui les environne.
Comment caractériser les Juifs du Sud ? Une manière d'être dans le monde rural ? Une capacité à se conformer aux usages locaux ? Un art du "Laissez le bon temps rouler" ? L'invention d'une cuisine cacher créole ? Une proximité avec le monde noir ? Les pionniers ont rêvé de liberté et d'égalité. Des premiers pas dans leur nouveau pays à leur engagement dans l'armée confédérée, ils n'épargnent pas leur peine pour être reconnus pleinement citoyens. Mais sont-ils réellement partie intégrante du Sud ?
Résultat d'une collecte de récits oraux auprès d'une centaine de familles et de l'exploration des archives, cet ouvrage restitue la parole et l'expérience singulières de ces aventuriers au plus près de la vie de tous les jours, soulignant leur vaillance, leurs exploits et leurs illusions.
L'implantation des juifs aux États-Unis est un phénomène bien connu, mais on ignore souvent qu'il y en eut aussi en dehors des grandes villes du nord et qu'on en trouve aussi sur les rives du Mississippi. Les juifs de New York ou Chicago sont arrivés dans les années 1880 chassés par les pogroms d'Europe de l'Est et se sont vite constitués en communautés. Les juifs de Natchez, Vicksbourg, Opelousas ou de La Nouvelle-Orléans, quant à eux, sont originaires des villes et villages de la frontière rhénane, très perméable entre France et Allemagne (et encore plus après 1870) : ce sont des juifs français et allemands qui ont cherché un sort meilleur, dès les années 1850, en s'installant de façon très dispersée dans le Sud américain.
Anny Bloch-Raymond livre ici le récit de cette migration moins connue. Elle analyse les conditions de départ, l'installation, le choc des cultures, les transformations sociales au cours des générations, mais organise l'axe central de son ouvrage autour d'une réflexion sur la judéité : comment être juif dans le contexte esclavagiste des États du Sud, avant et après la guerre de Sécession ? L'auteur nous propose un récit historique et ethnographique de cette diaspora et de son devenir singulier dans le contexte du Sud. Pour ce faire, elle est allée à la rencontre des descendants de ces familles, qui ont maintenant quitté les petites villes où s'étaient installés leurs ancêtres, le long du Mississippi et de ses affluents, et a recueilli leurs témoignages ; elle s'est appuyée sur des mémoires privés et des correspondances ; elle a resitué les événements dans les contextes socio-historiques caractérisant chaque époque, mais elle a aussi arpenté les rues de La Nouvelle-Orléans, examinant les enseignes des boutiques comme les inscriptions sur les tombes des cimetières.
Les raisons du choix, les modalités du départ, les conditions d'arrivée, l'implantation et les réussites sociales sont décrites à partir d'histoires de vie, souvent des success stories qu'expliquent le bon niveau d'éducation des migrants, leur volonté de trouver des débouchés économiques qui manquaient en Europe, comme leur dynamisme. La figure du "juif errant" s'incarne ici dans ces hommes qui se font colporteurs en suivant le commerce le long du grand fleuve, puis qui surent se saisir des occasions pour fonder des commerces prospères, acquérir des plantations, s'enrichir dans la canne et le coton.
Que devint leur judaïsme dans ce paysage social ? se demande Anny Bloch-Raymond. Dans le contexte chrétien du Sud américain, il ne pouvait que s'orienter vers une option libérale. Aux États-Unis, chacun est libre de pratiquer la religion de son choix, à condition d'en pratiquer une. Car pratiquer, en l'absence d'un État fort, c'est "appartenir" (belong) à une communauté qui permet de créer et d'entretenir des structures scolaires, charitables, hospitalières, etc. Dans ce contexte spécifique de bonne coexistence de nombreuses Églises, Anny Bloch-Raymond décrit une religion juive individualiste, qui tolère les choix de chacun, y compris au sein d'une même famille : "La religion est à la fois individualiste et pragmatique" [86].
Plusieurs chapitres sont consacrés aux aspects du métissage culturel, où l'héritage européen (notamment en matière d'ameublement et dont Royal Street, à La Nouvelle-Orléans, est aujourd'hui un exemple vivant avec ses boutiques d'antiquités), et français en particulier, s'est combiné aux traditions culturelles locales, notamment culinaires. Des passages savoureux sont consacrés à étudier les livres de cuisine casher créole qui connurent un immense succès, même si la cashrout subit quelques entorses avec la consommation répétée de crevettes et d'huîtres. En consommant des crustacés, comme en ouvrant son magasin le samedi, le juif montre qu'il veut s'intégrer dans la communauté des classes moyennes. L'auteur analyse les efforts des familles qui ont désormais réussi économiquement pour participer à la société américaine, par le biais d'associations diverses au sein desquelles les femmes jouent un rôle important. A côté de cette intégration réelle, elle ne sous-estime cependant pas la résistance à leur encontre, et les formes d'antisémitisme rampant ou ouvert, comme dans la dramatique histoire de Leo Frank (1), dans les années 1913-1914, qui affleure encore à la mémoire des enquêtés les plus âgés. Etre américain, certes, mais jusqu'où ? Le contexte de leur citoyenneté n'est évidemment pas banal, tant du point de vue de la situation de départ que du point de vue de la situation d'arrivée. Ces Français, ces Allemands vont changer de nationalité d'origine en raison de la guerre de 1870 puis de la Première Guerre mondiale, tandis qu'ils se trouvent confrontés à la guerre de Sécession. À qui prêter allégeance ? En étant fidèle à la terre qui vous a accueilli ? Mais quelle position prendre à l'égard de l'esclavage ? Quelle citoyenneté revendiquer au cours des deux guerres mondiales ? Autant de situations complexes et relativement inédites qu'Anny Bloch-Raymond détaille en exposant des cas de familles au sein desquelles les positions de chacun étaient parfois antagonistes.
Le dernier chapitre subsume les contradictions posées par cette migration : comment être juif dans un contexte rural colonial, américain, de petite ville ? Ces juifs rhénans sont venus chercher un avenir dans ce pays qui en proposait un aux travailleurs débrouillards bien formés. Or, les familles étaient extrêmement dispersées et isolées sur le territoire et il leur fallait s'y inscrire : une forme de judaïsme libéral prit donc sa place aux côtés des catholiques, épiscopaliens, baptistes et presbytériens et "les relations interreligieuses apparaissent tout à fait cordiales" |143], jusqu'à la fin du XIXe siècle. Contrairement aux juifs du nord des États-Unis qui se sont constitués en communautés, ceux du Sud ont intégré la société locale, comme le montre l'adoption de la pratique de l'esclavage parmi les commerçants et les planteurs juifs ayant bien réussi. Ici Anny Bloch-Raymond confronte aux données historiques la gêne et le déni de mémoire... qu'il faut replacer dans le contexte des années où l'enquête s'est déroulée (fin des années 1990-2005), qui voit une crispation des relations entre juifs et Noirs. Ce chapitre passionnant décrit ainsi, pour les périodes les plus récentes, les rapports fluctuants entre juifs et Noirs, la division des communautés juives à l'égard du mouvement des droits civiques. L'auteur sait donner à la mémoire sa juste place, pour aider à comprendre, sans appliquer une grille de lecture univoque et bien-pensante, ce qu'était cette société du Sud à laquelle adhéraient pleinement les juifs : " Il y avait alors une différence considérable entre les Noirs à cette époque (les années 1960) et l'élite blanche qui a forcé l'ouverture des portes de l'égalité. Ce fut un choc absolu du système culturel" [169], dit un interlocuteur habitant Jackson, qui explique aussi l'hostilité entre juifs du Sud à l'égard de ceux du Nord qui, eux, soutenaient les mouvements de déségrégation.
L'auteur ne manque pas de souligner les nouvelles tendances récentes qui se dessinent à l'égard d'Israël, de montrer un retour du religieux plus traditionnel dans ces familles dont la judéité couvre un très vaste éventail. De ce point de vue, l'ouvrage fera date dans l'étude anthropologique des religions.
On aurait peut-être mieux compris le fonctionnement de la reproduction sociale et religieuse si la question du mariage avait été traitée systématiquement, — c'est sûrement un manque de l'étude. Four le reste, on lira ces histoires de familles et de communautés comme une contribution importante aux débats sur les frontières, l'ethnicité, l'identité, ici sans cesse redéfinies, renégociées en fonction des transformations globales. Il a probablement fallu trois générations pour faire de ces juifs franco-allemands de bons Louisianais, mais les trois générations suivantes sont en quête d'une reformulation identitaire.