Un carnet de guerre
par Simone Cahen et Sonia Garrigue-Peress
Extrait de ECHOS UNIR n° 279 - avril-mai 2014


Paul Geismar
Il faut planter le décor, même s'il s'est révélé tragique pour certains, pour certaines surtout, quand on sait à quelle intuition de la vie et de la mort les femmes sont prédisposées. Céline Geismar vit en Alsace à Schlestadt (Sélestat), l'Alsace allemande de 1914, elle est également juive, c'est une citoyenne de nationalité allemande mais elle est née en France et a bénéficié de l'évolution de sa communauté dans le Reichsland.

Les juifs sont acceptés et deviennent des bourgeois à part entière. Bien sûr, les Allemands ont occupé sa province mais la civilisation germanique lui convient. Elle a de la famille à Bâle (peut-être partie en 1870 ?). Elle est bilingue, comme presque tous les juifs alsaciens qui parlent aussi le yiddisch daitch surtout à la campagne, dense et développée. Mais réaliste et angoissée, elle est consciente que la guerre que personne ne souhaite, même si les Français et les Allemands l'ont déclarée sans se rendre compte des conséquences, va bouleverser sa vie.

Elle a deux fils, Léon et Paul, qui sont en âge de partir au front. Quel front ? Léon, qui faisait des études en Allemagne, va porter l'uniforme allemand ; Paul est parti en France au moment de la déclaration de guerre. Il est "déserteur"; pour l'Allemagne.

Tous en Alsace nous avons vu "Les deux Mathilde" ; mais la lecture de ce modeste carnet ne déclenche pas l'attrait d'une fiction, mais une très forte émotion !

Céline, à travers son petit journal de bord manuscrit, nous fait revivre le passé douloureux des débuts de
la Grande Guerre. Son carnet a traversé les générations et je l'ai lu grâce à l'aimable attention de la famille du petit-fils de Céline Geismar.

C'est un "coeur israélite"; qui prie en français : "Que D. ait pitié denous et de nos enfants" ; elle respire chaque nouvelle donnée de proche en proche par des amis, de la famille, des voisins, des témoignages glanés sur les fronts.

Les cartes postales, quelques passages au foyer de Léon (du côté allemand, plus facile) la soulagent, mais elle est rivée à sa boîte aux lettres jusqu'au jour de joie du 7 septembre 1914 : Léon est prisonnier (!) des Français, il est "à l'abri" au camp de Clermont-Ferrand (en fait à Sarrebourg, il a délibérément rejoint les lignes françaises). Elle peut passer Rosh Hashana heureuse, attendant toujours des nouvelles de Paul.

Tous les courriers passent par la Suisse à Bâle, où Céline a de la famille proche et où elle peut même se rendre. A travers le courrier de Paul, elle pressent les difficultés de santé d'un soldat d'infanterie mais ce fils affec tueux donne des détails destinés à rassurer constamment sa mère.

Elle grignote le temps jusqu'à Pessah 1915 : Paul a la croix de guerre, "Que le Bon D. le préserve et le conserve". Les femmes, Céline et sa fille Leneli, envoient leurs photos aux garçons. Puis Céline apprend brutalement la mort de son fils Paul, le 30 juin 1915, tombé près d'Arras.
Alors elle recherche dans son livre de prières celle qui est dite sur "la tombe de son enfant" ; puis elle cesse d'écrire.

Certes, il y a eu 19 millions de morts dont 9,7 millions dans les armées et la souffrance de Céline et de Paul se perd dans cette catastrophe mondiale. Mais les destins individuels restent premiers et essentiels, et à cet égard le souvenir de ces vies est particulièrement riche durant la première guerre mondiale par l'échange de millions de lettres.

Le témoignage de Céline, d'une grande sobriété par l'élégance de l'écriture, angoissant et poignant, atteste d'une acceptation de la destinée décidée par D. dans un contexte historique particulier et de la figure de toutes les mères dont l'enfant est en danger.

Céline est une mère qui sait mais ne peut arrêter la tragédie.

 


© A . S . I . J . A .