A la veille de la Révolution, l’Alsace comptait 20 à 25 000 Juifs
répartis dans 200 villages et bourgades. C’était sans doute la population la
plus misérable de France; sauf une poignée d’industriels et fournisseurs des
armées, ils vivaient au jour le jour de petit commerce, colportage et prêts
d’argent. La situation s’était un peu améliorée au point de vue légal grâce aux
ordonnances de 1784; mais ils
auraient été condamnés à végéter longtemps dans l’ignorance et la
pauvreté si l’Empire n’avait entrepris d’accélérer leur évolution par des
mesures autoritaires. En l’espace d’une génération une communauté de parias
était intégrée civiquement à la société française.
Cet abîme apparut dans toute son ampleur quinze ans plus tard, lorsque Napoléon 1er entreprit, par le décret du 17 mars 1808, de réduire les droits des Juifs, sous les réclamations incessantes de la population alsacienne et de ses porte-paroles contre les Israélites, et surtout contre les agissements de ceux d’entre eux qui exerçaient le prêt à intérêt. Malgré tout ce qui a été écrit contre cette mesure arbitraire et malgré le fait qu’elle est incontestablement contraire aux principes de la démocratie, elle avait des aspects et elle eut des effets bienfaisants. En imposant des restrictions draconiennes à une partie des citoyens en raison de leur appartenance ethnico-religieuse, elle voulait les défaire de certaines habitudes acquises, nuisibles à eux-mêmes autant qu’à autrui. Bonaparte avait l’esprit unificateur et n’hésitait pas à forcer les structures qui y résistaient. Mais, du moins en ce qui concerne la place des Israélites dans la société française, c’est, sous le rapport de l’avenir, un service que l’empereur a rendu aux Juifs.
Le seul argument qu’on peut valablement opposer à ces considérations, c’est que sans coercition, la même évolution se serait produite tout de même. La question reste alors de savoir si le gain d’une génération valait les vexations subies. Nous penchons pour l’affirmative. Toujours est-il que cet acte impérial mit durement à l’épreuve le statut nouveau et fragile des Juifs de France. En confiant aux conseils des villages où habitaient la plupart des Israélites en Alsace, le droit de décider qui obtiendrait l’autorisation de s’adonner au commerce, les autorités fournissaient l’occasion d’exprimer toutes sortes d’opinions et de sentiments. C’est en effet ce que nous révèlent les dossiers des patentes du département du Bas-Rhin.
Les préjugés à l’égard des Juifs se manifestent évidemment un peu partout, soit pour des raisons d’intérêt — pour se débarrasser de concurrents gênants — soit par conviction plus ou moins sincère de l’infériorité des Juifs, conviction si répandue dans le monde chrétien et apparemment justifiée par les dehors souvent sauvages et insolites de nos ancêtres à cette époque. Toutes les accusations classiques contre la «race maudite», sa paresse, sa cupidité, sa fourberie, figurent en< bonne place dans les observations des conseils municipaux (1).
La protection de la Loi |
Par contre, nous avons de nombreuses preuves de l’existence d’une tendance opposée chez un nombre appréciable de non-Juifs. L’expression la plus marquante de cette attitude se trouve dans les lettres circulaires des «magistrats de sûreté», juges affectés à la direction de la police, et notamment de celui de l’arrondissement de Strasbourg, Loyson. Ce dernier, dans sa circulaire imprimée du 1er juillet 1808, adressée à tous les juges de paix, officiers de polices. maires adjoints, etc., expose sa position sans la moindre équivoque dans les termes suivants : «M. le Procureur général en la Cour de Justice criminelle du département du Bas-Rhin, informé que dans quelques communes du ressort on s’appuie sur le décret impérial du 17 mars dernier pour exercer des vexations contre les sectaires de la loi mosaïque, me charge de prendre toutes les mesures nécessaires pour neutraliser une pareille malveillance et atteindre ceux qui, abusant des dispositions bienfaisantes dont le seul but est de réprimer l’usure et de réparer en partie les maux qu’elle a causés, se permettent d’attenter à la sûreté individuelle que la loi assure à chaque sujet de l’Empire... Lors même qu’un Juif n’obtiendrait pas la patente que l’article 7 du décret lui rend indispensable pour continuer son commerce, il ne perd point par là son droit à la protection que la loi assure à tout Français... »
Répondant
à la même invitation du Procureur général, le magistrat de sûreté de
l’arrondissement de Sélestat, Beaudel, écrit dans sa circulaire .
« S’il était
vrai (comme M. le Procureur général me fait l’honneur de marquer l’avoir appris
avec inquiétude) que l’exécution du décret impérial du 17 mars dernier ait dans
quelques communes de cet arrondissement été le prétexte de certaines menaces
et vexations contre les Juifs, je vous prie de me faire parvenir de suite les
procès-verbaux que vous avez dû dresser ou que vous dresserez dans la suite
contre les ennemis de l’ordre qui ont osé ou oseraient sous quelque prétexte
que ce soit, se permettre de le troubler.
Si l’ignorance ou la méchanceté avaient insinué que les sectaires de la loi de
Moïse pouvaient plus impunément être molestés que tout autre citoyen, empressez-vous
de détruire cette impression aussi absurde en répondant que les Juifs n’ont
pas plus cessé que nous d’être citoyens français et sous la sauvegarde des
mêmes lois. Celle du 17 mars dernier, loin d’autoriser le moindre genre
d’oppression contre les Juifs, montre, au contraire, la bienfaisante intention
de notre auguste Empereur d’amener cette portion de son peuple à un sort
meilleur.
Quant à nous, Messieurs, nous ne devons jamais faire attention à l’espèce de religion
que professe celui qui réclame justice, nous la devons également et en vertu
des mêmes lois provoquer pour tous, et accorder même dans nos fonctions
d’officiers de police judiciaire une protection encore plus spéciale à ceux de
nos concitoyens qui se trouveraient dans des conditions à en avoir
momentanément un besoin plus particulier.»
Rigueur et libéralisme |
Nous possédons aussi de remarquables témoignages de considérations pour les Juifs de la part de membres de conseils municipaux.
L’un des plus impressionnants est constitué par les observations du maire de Sarre-Union, Petermann, au bas de la liste des Israélites proposés pour la patente. En voici la teneur : «Le conseil municipal a voté eu faveur de 16 Juifs, dont 6 encore garçons. En général, on ne peut rien dire ny contre les uns ny contre les autres parce que leur fortune ne leur permettrait pas de faire un commerce brillant, et que tous ont de la peine à vivre, mais le conseil municipal a donné l’exclusion à 18 autres plus fortunés. Le Sieur Maire ne connaît pas les motifs secrets qui ont décidé la majorité, mais il croit que dans le nombre l’on aurait pu accorder des patentes à (ici, le nom de 13 Juifs). Ceux-ci n’ont pas contre eux la généralité de l’opinion publique. Quant à (ici, le nom de 5 Juifs), ceux-ci sont tarés et prévenus d’usure. Mais en partant du principe général émis par plusieurs membres que, puisque Sa Majesté Impériale a accordé un délai de dix ans pour la conversion (2) des Juifs, le conseil municipal aurait dû au moins voter pour un an en faveur de tous (ceux-ci) indistinctement. Alors connaissant la conduite que les uns et les autres auraient tenu pendant cette année, il aurait pu à la prochaine séance se décider en connaissance de cause, et alors refuser la patente à celui qui aurait abusé de celle qui pour la première fois lui aurait été accordée. Le Sieur Maire observe au surplus qu’il est dans l’intérêt de la ville de favoriser le marché aux bestiaux qui s’y tient de quinzaine en quinzaine. Il n’est fréquenté que par des Juifs, les uns amenant des bestiaux, les autres les achetant et les transportant dans l’intérieur du département. Les Juifs de Sarre-Union qui, avant le décret du 30 mai 1806, faisaient le commerce d’argent se sont adonnés du (sic) depuis au commerce des bestiaux. Ils cherchent leurs chevaux dans les Ardennes et audelà, ils nourrissent le marché et en vivent. Si donc on leur refuse la patente, alors le marché n’étant plus approvisionné tombera et avec lui la fortune de la plus grande partie de nos cabaretiers, et conséquemment l’estroi municipal. Cette perte ne sera pas la seule, le boucher, le boulanger, le sellier, le tanneur, etc., y seront privés des approvisionnements que l’on faisait chez eux et ainsi l’industrie générale de la ville sera réduite de moitié. Si à ces considérations l’on ajoute que les Juifs sont hommes et pères de famille, Monsieur le Préfet, convaincu que l’Etat qui les a accueillis leur doit cette protection, permettra au Sieur Maire d’émettre le voeu d’accorder des patentes pour la première année à tous les Juifs indistinctement, sauf au bout de l’année à les refuser à ceux qui se seraient rendus indignes de ces principes philanthropiques.»
De
même, le maire de Marmoutier (Mauremùnster), ajoute au bas de la liste des
patentés :
« Le soussigné... est entièrement d’avis que les 23 Juifs portés (sur
la liste des Juifs proposés pour l’admission à la patente) en sont dignes,
mais qu’encore, parmi les 17 déclarants auxquels on a refusé les certificats,
il se trouve douze à quinze qui sont chargés d’enfants et qui n’auront aucun
moyen de s’entretenir ; qui, depuis qu’ils sont instruits de refus viennent
d’un moment à l’autre à la mairie, tantôt avec leurs vieux père et mère, tantôt
avec leurs enfants à pleurer, à crier et à lamenter, parce qu’ils voyent le
premier juillet comme leur premier jour sans pain.
Le
soussigné croit que c’est un devoir de l’humanité de faire ces observations »
Le conseil municipal du chef-lieu fit preuve aussi dans cette affaire, sinon de sympathie pour les Juifs — nous en sommes loin, et cela n’a pas lieu de nous étonner, si nous nous souvenons de la politique constamment hostile de la municipalité strasbourgeoise depuis l’affaire de l’autorisation de séjour de Cerf Berr à la fin de l’Ancien Régime et pendant toute l’époque révolutionnaire — du moins de respect pour les droits de l’homme à leur égard. Cela ressort clairement du préambule qui figure en tête de la décision d’accorder la patente à certains Israélites de la ville, du 28 juin 1808, et de nouveau dans le préambule de la liste complémentaire du 12 mai 1809.
Dans le premier de ces textes, on lit notamment : «Le conseil municipal, pénétré de l’importance de l’opération qui lui est déléguée, laquelle sortant du cercle de mes attributions ordinaires le constitue dans les fonctions délicates de jury moral et politique à la fois, considérant que dans le travail dont il est chargé il cherchera à remplir dignement les vues du gouvernement, qui sont de réprimer la corruption et le vice opiniâtre, mais qui sont aussi d’encourager ceux des Juifs qui, sous l’influence de sa protection et des progrès de la civilisation, ont ouvert les yeux à la dignité de citoyen et ont consacré à l’avantage de la société et des moeurs leurs travaux, leur industrie et leur fortune ; qu’en établissant cette distinction en leur faveur, il croit agir avec l’impartialité rigoureuse dont le gouvernement lui-même a donné l’exemple dans son décret impérial, où il a honorablement classé les Juifs de Paris, de Bordeaux et autres lieux... ; et qu’il doit croire, de son côté, que les Juifs de Strasbourg ne tarderont pas à se rendre dignes, à leur tour, de la même exception.», etc.
Les directives préfectorales |
Dans le deuxième de ces textes, le conseil réforme favorablement, à titre provisoire pour un an, une décision antérieure à l’égard de quelques candidats, considérant «que les nouveaux renseignements puisés sur leur compte... sont généralement plus en leur faveur aujourd’hui ; qu’il en résulte dès lors la preuve que la mesure sage adoptée par le gouvernement atteint successivement son but qui était de les arracher à des habitudes vicieuses et nuisibles et de les rapprocher de plus en plus de la civilisation moderne» (3).
Cependant, ce ne sont pas toujours les maires qui sont plus tolérants que les autres membres des conseils municipaux. Ainsi, à Balbronn, le conseil avait décidé, le 4 juillet 1808, d’accorder le «certificat de non-usure» à tous les Juifs de la localité, et c’est le maire et son adjoint qui s’y opposent. Toutefois, ils reconnaissent eux-mêmes, à la fin de leur protestation, qu’il ne convient pas d’enlever aux Juifs le pain de la bouche, si bien que leur opposition est peut-être plus théorique que pratique.
Des différences assez nettes subsistent d’un individu à l’autre, même entre deux hauts fonctionnaires, comme le sous-préfet de Sélestat et celui de Saverne. On le voit en comparant les rapports de l’un et de l’autre sur les réclamations nombreuses et justifiées qu’avaient soulevées les arrêts non motivés de plusieurs conseils municipaux. Alors que Reyss, le sous-préfet de Saverne, déconseille vivement d’examiner de trop près les décisions des autorités locales, ce qui d’après lui causerait trop de complications, Cunier, son collègue de Sélestat, tient absolument à sauvegarder la justice.
Il avait adresse au préfet dès le 1er juillet 1808 un rapport circonstancié précédé par des considérations de style ampoulé sur la grandeur de l’impérial législateur et sur les tribulations du peuple d’Israël au cours des âges. Au sujet des Juifs dont les requêtes sont repoussées en bloc, il s’exprimait en ces termes : «Ceux qui composent cette dernière classe se trouvent dans la position la plus cruelle. Des habitudes de toute la vie ne se changent pas en un instant, des hommes qui ont existé pendant bien des années que dans l’exercice d’une industrie, d’un commerce ou d’une profession, qui ne possèdent aucune propriété rurale, ne deviennent pas en un jour des agriculteurs et des journaliers. Un grand nombre de familles voyant tarir en un moment la source qui les alimentait, mis aux prises avec les plus pressants besoins, l’Administration ne les verrait-elle pas avec inquiétude placés entre le désespoir et le crime ? » Cunier propose en conséquence d’envoyer sur place des enquêteurs pour tirer au clair les cas contestés. Le préfet se rangea au second avis. Les consignes qu’il donne sont sans équivoque : il s’impose de juger chaque individu à part, et il ne faut lui refuser le certificat qu’en spécifiant les griefs qui sont élevés contre lui. Bien plus, ces griefs seront communiqués à l’intéressé, et il lui sera loisible d’y répliquer. Le dossier ainsi constitué sera déféré au préfet, qui décidera souverainement. Jusque-là, l’autorisation d’exercer son commerce sera rendue provisoire à l’appelant.
Il ne faut donc pas s’étonner de constater que plusieurs conseils municipaux, comme ceux de Dauendorf et de Mutzig, après avoir refusé en bloc toutes les patentes aux Juifs et s’être faits réprimander pour ce fait, aient fait complètement volte-face et accordé, au cours d’une nouvelle délibération, l’autorisation à tous les candidats.
De même, en 1812, en marge d’une pétition de quatre Juifs de Soultz-sous-Forêts, qui demandaient vainement la patente depuis 1808, le préfet écrivait : «Si le conseil municipal persiste dans son refus, il devra le motiver, autrement, je passerai outre. Ici tout arbitraire serait forfaiture.»
Dans quelle proportion les municipalités ont-elles répondu aux demandes d’une façon positive ? Nous connaissons les chiffres de l’année 1809 grâce au Document Consistorial, qui fournit les indications suivantes :
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Inutile
d’ajouter quoi que ce soit, le tableau est d’une clarté aveuglante. |
Les conditions de l'entrée des |
Il serait fastidieux d’analyser encore de nombreux documents, surtout pour montrer ce qu’ils ne contiennent pas, à savoir des préjugés antisémitiques. Mais quiconque a l’expérience du matériel antérieur à la Révolution (4) et de celui qui lui est postérieur, reconnaîtra que, même dans les textes les plus venimeux contre les Juifs, on ne rencontre plus, sous Napoléon, d’argumentation de principe, notamment de caractère religieux — qui est justement la sorte d’argumentation qu’il est impossible de récuser. Quand on repoussait les Juifs parce que leur «race est maudite», c’était là une proposition à laquelle il était difficile de répliquer, s’agissant d’une question de foi. Désormais, les ennemis d’Israël devaient fonder leurs accusations sur l’imputation précise d’escroquerie ou d’usure; il devenait possible du même coup de les contredire.
Dans le même sens, il y a lieu de souligner combien les autorités civiles étaient soucieuses d’obtenir des Juifs qu’ils se distinguent dans trois domaines l’adoption de métiers où ils n’étaient pas représentés auparavant, leur participation au service militaire et l’achat par eux de biens immobiliers. Le gouvernement impérial insistait pour que les citoyens de religion juive rompent avec la routine et pénètrent en force dans ces trois catégories d’activités, qu’il considérait comme la garantie de leur identification avec la patrie française. Les documents sont si nombreux à attester cette politique qu’il n’est pas même besoin de mentionner particulièrement tel ou tel d’entre eux. Or, ces trois domaines étaient justement parmi ceux qui, avant la Révolution, étaient expressément fermés aux Juifs la plupart des métiers manuels et des professions libérales leur étaient strictement interdite, nul n’envisageait même d’admettre un fils d’Israël sous les drapeaux; il était défendu aux Israélites de posséder aucun bien foncier, à l’exception de la maison où ils habitaient. Autant ces restrictions mettaient la communauté juive au ban de la nation, autant leur abolition était-elle destinée à les y faire entrer de plein droit.
Les obstacles à la fraternité |
Quelles sont les raisons de ce bouleversement ? Robert Anchel attribue une grande importance à la politique anticléricale l’Eglise s’opposant aux conquêtes de la Révolution avait vu faiblir son influence, qui auparavant s’employait notamment contre les mécréants. Toutefois, il semble que ce facteur soit secondaire, surtout dans une région comme l’Alsace où la foi catholique est restée constamment vivace jusqu’à nos jours. On assiste plus simplement à une évolution de la société vers des cadres rationnels. Les principes révolutionnaires de Liberté - Egalité -Fraternité, en détruisant le système de l’ancien régime, liquidaient également un antisémitisme séculaire. Il est tout naturel dans ces conditions de considérer que les efforts conjugués de l’ancien persécuteur et de l’ancien persécuté pour balayer tous les obstacles à la fraternité seront tôt ou tard couronnés de succès.
Du côté juif, cette transformation a aussi un aspect sentimental. Certains voient dans divers gestes du gouvernement napoléonien —comme l’apparat dont s’entoure l’Assemblée des Notables, puis celle du Sanhédrin — une campagne calculée de flatteries, un piège pour ébranler la résistance des dirigeants du judaïsme. Mais on peut soutenir, au contraire, que les autorités désiraient sincèrement faire de la France un Etat un et indivisible et à cet effet mettre tous ses habitants sur le même plan. Une preuve de cet esprit peut être décelée dans le fait que les communautés juives étaient devenues destinataires, au même titre que les paroisses chrétiennes, des fréquentes circulaires ordonnant des prières de reconnaissance pour les victoires de l’Empereur. Bien sûr, ce n’était pas la première fois qu’on faisait dans les synagogues des prières pour le souverain de la France. Nous possédons divers textes d’oraisons prononcées en l’honneur de Louis XV et de Louis XVI, particulièrement pour demander au Tout-Puissant de les sauver d’un danger. Mais le roi considérait plutôt qu’il faisait une grâce aux Juifs en les autorisant à prier pour sa personne. Nul ne songeait à la moindre équivalence entre les prières juives et chrétiennes. Aussi peut-on comprendre la satisfaction des communautés israélites à recevoir des circulaires identiques à celles de la religion dominante. Et tel document imprimé, même non signé, leur faisait goûter la saveur de l’égalité.
Pourtant, comme on sait, le judaïsme n’était alors qu’une confession reconnue et non officielle, différence qui se manifestait notamment par l’absence de participation du Trésor au budget des synagogues. Mais le processus engagé était irréversible peu à peu, l’égalité devait s’étendre à tous les domaines. Et, en effet, le principe de l’entretien des institutions religieuses du judaïsme par 1’Etat, au même titre que celles du catholicisme et du protestantisme devait être admis en 1831 par la monarchie de juillet qui, par l’ordonnance du 25 mai 1844, réglementa également toute l’organisation du culte israélite. Dans ces conditions, il n’est pas étonnant que les Juifs élevés dans une telle atmosphère aient éprouvé à l’égard de la France, le premier pays du vieux monde à les avoir délivrés de leurs chaînes, un amour sans limite. Et ce sentiment n‘était pas réservé aux seuls Français, mais partagé par beaucoup de leurs frères du dehors, qui voyaient dans l’exemple français la garantie de leur propre émancipation dans l’avenir.
La gratitude qui les animait se portait en tout premier lieu vers l’idéal de liberté de la Révolution Française ; et même les plus rigoristes, suivant les traces de Moses Mendelssohn, n’hésitaient pas à s’identifier avec le peuple au sein duquel ils vivaient et avec une philosophie de tolérance qui ne leur paraissait nullement contraire à leurs idées religieuses.
D’autre part, évidemment, l’attitude favorable ou du moins équitable des Français chrétiens vis-à-vis de leurs compatriotes juifs, en renversant toutes les barrières qui les séparaient, non seulement du point de vue légal, mais aussi du point de vue social, ouvrit largement la porte à ceux qui pouvaient être tentés, de plus en plus nombreux, de fuir la foi de leurs ancêtres. C’est là un aspect des choses que nous espérons évoquer par la suite quand nous ferons le bilan de nos recherches sur la vie privée, intellectuelle et religieuse des Israélites du Bas-Rhin sous Napoléon Ier. Dès maintenant, toutefois, nous pouvons le dire aucun pays n’a comme la France supprimé les discriminations fondées sur l’appartenance confessionnelle; aucun pays n’a poussé au même point que la France l’assimilation de ses éléments juifs. Mais il serait abusif de reprocher en quelque sorte au peuple français d’avoir donné à Israël un baiser de mort. Celui-ci doit lui être reconnaissant pour son baiser, et c’est des Juifs seuls qu’il dépend qu’il soit de mort ou de vie. C’est à eux qu’il appartient de choisir, aujourd’hui encore, entre le suicide dans les flots d’une civilisation attirante, et l’enrichissement du patrimoine ancestral par le contact avec autrui, dans le cadre d’une nation pluraliste.
NOTES |
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