III. L'iniquité de la sentence
L'iniquité de cette horrible sentence sautera aux yeux quand nous aurons exposé les moyens de défense des prévenus.
Et d'abord les contradictions et les défaillances de la prévention
et les irrégularités de la procédure.
Rien ne prouve, dans les pièces que nous avons sous les yeux, que la
justice ait cherché à s'éclairer sur l'existence même
du crime ? Etait-il vrai que la veuve eut été liée, maltraitée,
volée ? Pouvait-elle établir la présence d'une forte somme
d'argent chez elle ? Etait-elle véritablement blessée ? Où
étaient les effets que les voleurs auraient emportés, et les avait-on
recherchés chez les accusés ou ailleurs? Il semble que la justice
ne se soit occupée d'aucune de ces questions.
Dans l’émotion de la première heure, la plaignante avait
accusé formellement, devant le prévôt son fils, les trois
prévenus Hirtzel, Menke et Lang ; elle fit de même devant le cavalier
de la maréchaussée, mais devant le brigadier de la maréchaussée
elle dit qu'elle ne connaissait pas les coupables mais elle supposait que c'étaient
les trois prévenus précités.
Enfin, lorsqu'elle fut confrontée avec les accusés en présence
du bailli, elle déclara qu'elle avait l'esprit troublé et qu'elle
n'était en état de reconnaître aucun des accusés
; elle se serait, à ce moment, désistée de la plainte,
si le bailli, intervenant peut-être à tort, ne lui eut fait entrevoir,
comme conséquence de cette résolution, une condamnation à
payer les frais du procès et peut-être une amende et des dommages-intérêts.
Du reste, s'il est vrai que, suivant la veuve, les coupables avaient eu la figure
masquée, on se demande comment elle aurait pu les reconnaître;
mais ce détail appartient peut-être à la légende
du crime.
Le témoignage de la servante était en contradiction, sur un point
important, avec celui de sa maîtresse. Celle-ci prétendait que
Hirtzel avait été le principal auteur des violences qu'elle avait
subies, tandis que, d'après la servante, Hirtzel se serait tenu tout
le temps auprès de cette servante, pour la maintenir et lui imposer silence,
pendant que ses complices commettaient le crime et maltraitaient la veuve.
En outre, la servante disait qu'elle avait été attachée
à sa maîtresse ; celle-ci ne savait rien de cet incident.
Enfin, si les deux femmes avaient été liées par les voleurs,
qui donc avait dénoué leurs liens et les avait remises en liberté
?
Ni le bailli, ni le Conseil supérieur ne s'étaient posé
ces questions. "L'on ne trouve que trop de ces hommes, dit Des Essarts,
qui, par un fanatisme proscrit par la religion, ne se feroient ni peine ni scrupule
de coopérer, par des voies illicites à la ruine et même
à la mort d'un juif faussement accusé. (p.166)"
L'imagination populaire aidant, on trouva encore quelques témoins à
charge.
Une femme de Wedelsheim, nommée Marie Keller, qui avait été
condamnée autrefois, pour vol, par le tribunal de Saverne, à être
marquée du fer rouge et bannie pour cinq ans, prétendit que la
femme de Menke lui avait promis de l'argent, si elle voulait témoigner
qu'elle avait vu Menke à Wedelsheim, à onze heures du soir, dans
la nuit du 25 au 26 kislev (9 au 10 décembre). Cela ne serait pas impossible,
puisqu'en réalité, comme nous le verrons plus loin, ce témoignage
ainsi sollicité aurait été conforme à la vérité.
Un certain Peter Bayer, de Ribeauvillé, également condamné,
le 12 septembre 1753, par le Conseil supérieur, à cinq ans de
bannissement, déposa que le mardi 10 décembre, entre cinq et six
heures du matin, il avait rencontré, entre Ribeauvillé et Ostheim,
un homme à qui il dit le bonjour et qui lui répondit et qu'il
crut reconnaître la voix de Lang. Un portier de la ville de Ribeauvillé
disait avoir vu Lang sortir de la ville le 9 décembre, à dix heures
du matin et qu'il ne l'avait pas vu rentrer.
Enfin, deux paysans envoyés le matin du 10 décembre à Colmar
par le prévôt de Hauzen, pour avertir la maréchaussée,
dirent que, entre quatre et cinq heures du matin, ils rencontrèrent sur
la route de Schoppenwihr deux personnes qui s'éloignèrent à
leur approche. Ils prétendirent qu'ils avaient reconnu, dans ces deux
personnes, Hirtzel et Menke (malgré l'obscurité de cette heure
matinale) (16)
Un troisième paysan de Hauzen dit qu'il avait vu Hirtzel à quatre
heures du soir, le 9 décembre à Hauzen (17).
Ce ne sont là, en réalité, que des détails sans
importance, qui disparaissent entièrement devant la preuve de l'alibi
que les trois accusés offraient de fournir et qui ne pouvait pas
laisser subsister le moindre doute sur leur innocence.
Pour tout ce qui suit il faut constamment se rappeler que le crime fut
commis dans la nuit du 9 au 10 décembre, entre onze heures et minuit.
Or, Menke Lévi, le schaechter de Wedelsheim, offrit de prouver
que, cette même nuit, il avait abattu deux chèvres dans la rue,
à Wedelsheim, à neuf heures du soir; que la femme d'Antoine Heizer
et une autre voisine chrétienne étaient présentes, et que
cette dernière avait même recueilli le sang des chèvres
; étaient présents aussi Dominique Persaburger et Peter Peterli,
prévôt de Wedelsheim ; qu'il avait ensuite abattu une vache dans
sa propre maison ; qu'à onze heures du soir il avait eu la visite de
deux Juifs, Judel et R. Joseph, 'hazan (ministre officiant), le premier
étant venu le prier de lui changer un thaler; enfin, que le lendemain
10 décembre, à six heures du matin, il avait été
vu par la femme du conseiller Freiburger et deux autres femmes chrétiennes,
pendant qu'il débitait la vache qu'il avait tuée la veille.
Wedelsheim est à trois bonnes heures de Hauzen ; si donc Menke a été
à Wedelsheim à dix et à onze heures du soir, il était
impossible qu'il eut été à Hauzen à onze heures
du soir, heure du crime ; s'il a été à Wedelsheim à
six heures du matin, il n'a pu être rencontré sur la route de Colmar
entre quatre et cinq heures du matin.
Les preuves de l'alibi de Moise Lang, de Ribeauvillé, n'étaient
pas moins décisives.
Le 9 décembre, il avait vendu du vin, à Ribeauvillé, à
un Suisse, et le conseiller Gangwolff lui en avait remis le prix à
cinq heures du soir.
Vers la même heure, il fut aperçu à Ribeauvillé par
Christian Ulrich, procureur, et le fils de Christian.
A six heures du soir, la fille de la veuve Christophe Hermbach était
venue chez lui pour acheter du chanvre et y était restée jusqu'à
sept heures.
De sept heures à huit heures il avait soupé.
A huit heures, il était allé dans la maison de R. Simon Weil,
où s'étaient réunies plusieurs personnes en l'honneur de
la fête de Hanouka, et il y était resté jusqu'à onze
heures. Parmi les personnes qui l'avaient vu dans cette maison, il citait R.
Zaeckele Mutzig, R. Zalman Speier, Abraham, fils de R. Lipman Bergheim, R. Gerson
Coblentz.
Après onze heures, se rendant chez lui, il avait été recontré
dans la rue par Dieboldt Hess, gardien de nuit, et la femme de celui-ci.
Le lendemain 10 décembre, à six heures du matin, il fut vu par
Hans Joerg et la femme Baumann ; à sept heures, il fut vu par Boldiweck
et Martin Bayer.
En supposant même que les témoignages des Juifs qui l'avaient vu à Ribeauvillé de huit à onze heures du soir, fussent suspects, et que celui des deux personnes qui l'avaient rencontré dans la rue après onze heures dut être sujet à caution, parce que l'obscurité n'avait permis de le reconnaître qu'à la voix, les autres preuves de Lang étaient plus que suffisantes. En effet, Ribeauvillé était alors une ville fortifiée, qu'on fermait à la nuit et qu'on ouvrait au jour, c'est-à-dire que les portes en étaient fermées, en décembre, de cinq heures du soir à sept heures du matin, et qu'on ne pouvait y entrer ni en sortir sans être vu par les gardiens. Or, Lang avait été vu, dans la ville, le 9 au soir, à six et sept heures, par nombre de personnes ; de même le lendemain, à six heures, avant l'ouverture des portes ; aucun des gardiens ne l'avait vu ni entrer ni sortir dans cet intervalle, il était donc de toute évidence qu'il avait passé toute la nuit du 9 au 10 décembre à Ribeauvillé.
Le vendredi 11 décembre, Hirtzel apprit à Sierentz la triste
nouvelle; il se serait rendu immédiatement à Wedelsheim, s'il
n'avait pas voulu observer le repos du samedi. Dès dimanche il se mit
en route, malgré les instances et les supplications de ses amis.
Il est impossible d'imaginer un alibi mieux prouvé. Sierentz est à
douze bonnes lieues de Hauzen (20), il n'y avait pas de chemins de fer cette époque,
une voiture lancée à toute vitesse n’aurait pas pu transporter
Hirtzel de Sierentz à Hauzen entre dix et onze heures du soir, sans compter
qu'elle aurait été remarquée.
Ce qu'il y a de plus grave pour les juges, c'est que, malgré leur refus d'admettre Hirtzel à faire la preuve de ses allégations, ils ne purent écarter entièrement les témoignages en sa faveur. Le Conseil supérieur venait d'envoyer aux environs de Bâle, pour une autre affaire, une commission composée de M. Madamé, conseiller au Conseil supérieur, d'un substitut et d'un greffier. Ces commissaires descendirent à Sierentz, le 28 décembre, chez M. de Valdner ; ils y apprirent, par les "déclarations unanimes et non suspectes" des maîtres et des habitants du château tout ce que disait Hirtzel de sa présence à Sierentz dans la nuit du crime. Profondément ému de ces témoignages, M. Madamé écrivit, le lendemain 29 décembre, au premier Président du Conseil une lettre que celui-ci reçut le 30 au matin et dont il donna lecture aux juges, au moment du prononcé de la sentence. Les juges restèrent sourds et aveugles !
IV. Le supplice
Hirtzel subit la question ordinaire et extraordinaire avec fermeté (21).
On avait fait faire, pour le torturer, une machine nouvelle, un anneau de fer
qu'on lui mit autour de la tête (22). A mesure qu'on serrait la vis, le sang
lui jaillissait des yeux et des oreilles.
On le jeta mourant, le soir du 30 décembre, dans son cachot.
Il ne savait encore rien de sa condamnation à mort, mais déjà
on dressait l'échafaud sur la place du marche au bétail et le
bruit de sa condamnation à mort se répandit dans la ville, remplissant
de consternation les Juifs de Colmar.
Ils se rendirent auprès de la malheureuse victime le lendemain matin
mardi, 31 décembre, jour fixé pour l'exécution, pour le
préparer à la mort. Hirtzel apprit sans faiblir la fatale sentence.
Il se dressa sur son grabat de prisonnier et récita la confession des
agonisants (Viddouï), pendant que les assistants éclataient
en larmes. Puis il fit appeler son unique fils Abraham, âgé de
quinze ou seize ans, lui adressa de suprêmes conseils pour vivre en homme
de bien, lui recommanda de dire fidèlement la prière des morts
(Kadish). Il exprimait le ferme espoir que son innocence serait reconnue
et sa mémoire réhabilitée. Des frères capucins,
du couvent de Colmar, ne craignirent pas de l'importuner en venant lui offrir
le secours de leur religion. Il repoussa doucement leur charitable office, et
les pria, seulement de vouloir bien dire à sa famille de payer à
une brave femme de Colmar une somme de 12 thalers qu'il lui devait et qui n'étaient
pas inscrits dans ses livres.
Enfin sonna l'heure suprême. A trois heures de l'après-midi, Hirtzel fut conduit à l'échafaud. La foule était immense sur la place, elle était accourue de tous les villages voisins pour assister à ce spectacle et se repaître des souffrances du Juif. Dix Juifs juste le nombre qu'il fallait pour faire les prières (un minyan), étaient dans une maison voisine avec Abraham, le fils de Hirtzel, pour dire les prières d'usage et le Kadish. Hirtzel monta avec courage les marches de l'échafaud.
Le bourreau accomplit alors sa triste besogne. Après qu'il eut les
os rompus, Hirtzel fut attaché sur la roue. Le bourreau avait eu la cruauté
- tous les témoignages sont d'accord là-dessus - de faire faire
une roue plus petite que d'ordinaire, de sorte que la tête du malheureux
ne put y reposer et pendait par-dessus le bord. Toute la journée, et
une partie de la nuit, il poussait des cris terribles. A neuf heures du soir,
il supplia le bourreau, qui était resté près de lui, de
lui donner à boire. Cette brute refusa de lui donner de l'eau, mais lui
offrit du vin, que le malheureux ne pouvait boire, par scrupule religieux. Ses
cris s'entendaient au loin : soit par pitié, soit pour ne pas en être
incommodés davantage, les habitants demandèrent à l'autorité
de mettre fin à son supplice (23). Il reçut le coup de grâce
à dix heures " et il exhala vers le ciel son âme sainte".
Immédiatement son corps, avec la roue qui le portait, fut placé
au haut d'un poteau, sur la grand'route près de Hauzen (24), témoignage
éclatant de la haute et bonne justice du Conseil (25) !
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