Gilles Banderier |
I. L'accusation
Le 31 décembre 1754 expirait sur l'échafaud, à Colmar (Alsace), un juif de Wedelsheim (2) , nommé Hirtzel Lévi, victime innocente d’une erreur judiciaire ou l'intolérance religieuse à la plus grande part.
Il y a près de Colmar
un petit village du nom de Hauzen (aujourd'hui Houssen), qui faisait alors partie
du bailliage de Ribeaupierre (aujourd'hui Ribeauvillé).
Le lundi 25 kislev (nuit du 9 au 10 décembre 1754) un attentat y fut
commis, dans la maison de la veuve d'un ancien prévôt de cet endroit,
nommée Madeleine Kafin (Kaufin) (3)
. Cette veuve prétendit qu'entre onze heures et minuit des malfaiteurs
avaient pénétré dans sa maison, et lui avaient volé
"douze louis dans la chambre d'en bas, et en haut cinquante louis, avec
un louis d'Espagne et argent blanc, le tout montant a environ 3,000 livres,
sans compter le métal et autres effets (4)",
comme du porc fumé suspendu dans la cheminée de la cuisine, suivant
la méthode alsacienne de fumer les viandes.
Il n'y avait dans la maison qu’une servante, Catherine Strutmann (5). Au bruit qu'elle fit, tout le village se réveilla et le fils de Madeleine, qui remplissait les fonctions de prévôt, envoya des paysans dans toutes les directions, mais ils ne trouvèrent absolument aucune trace des coupables.
L'émotion fut grande, parmi la population chrétienne d'Alsace, lorsqu'elle apprit ce crime et qu'elle sut qu'on en accusait des Juifs. On en trouve la trace dans les chroniques du temps (6). La nouvelle du crime se répandit dans les villages, et pendant les veillées du mois de décembre, il s'en faisait des récits accompagnés de toutes sortes de circonstances étranges. On racontait que la veuve du prévôt, interrogée le lendemain par son fils, disait que les malfaiteurs étaient au nombre de quatre, qu'ils avaient eu la figure masquée ou barbouillée de couleurs, et qu'ils l'avaient cruellement torturée, même brûlée entre les jambes avec un fer rouge (7), pour lui faire dire ou elle cachait son argent. Dans tous les cas la veuve accusait des Juifs d'avoir commis le crime. Elle disait (ou on disait) que les malfaiteurs avaient parlé entre eux le jargon judéo-allemand usité en Alsace (8), et que, de plus, l’un d'eux tenait à la main un de ces grands couteaux qui servent, selon les rites juifs, à l'abattage du bétail.
Dès le lendemain 10 décembre, sur la réquisition du fils
de la veuve, le bailli de Ribeaupierre et le procureur fiscal se rendirent à
Hauzen pour examiner l'affaire sur les lieux. On reproche au bailli d'avoir
logé et mangé chez le fils de la plaignante.
De son côté le lieutenant de la maréchaussée détacha
le même jour un cavalier de sa troupe, "pour s'informer de quelle manière
le vol avait été commis" .
Enfin, le même jour encore, "le brigadier de la maréchaussée
et un de ses cavaliers, qui se trouvaient en course, ayant appris le vol" ,
se rendirent à Hauzen et interrogèrent la veuve.
Il résulte du procès-verbal du cavalier de la maréchaussée
que Madeleine accusait du crime les trois Juifs suivants : Hirtzel Levi, de
Wedelsheim, Menehek Levi (9), de Wedelsheim, Moyse Lang, de Ribeauvillé.
D'après le procès-verbal du brigadier, an contraire, la plaignante
avait déclaré ne point connaître les coupables, "mais qu'elle
croyait qu'ils ne pouvaient point être d'autres" que les trois Juifs précités.
D'après le même procès-verbal, la servante de la veuve avait
déclaré que le seul voleur quelle eut reconnu était Hirtzel
Levi , de Wedelsheim, lequel aurait attaché ensemble la servante et la
veuve du prévôt.
Les trois accusés, plus un quatrième Juif nomme Feiss (10), venaient presque tous les jours à Hauzen (village où il ne demeurait pas de Juifs), tout le monde les aimait et les estimait, les enfants même les connaissaient. Leurs vrais noms étaient : Hirtz, fils d'Itzig (Isaac) Lévi ; Menke, fils de Baruch Lévi, Moshé (Moïse), fils d'Itzig Lang, et enfin Feiss, fils de Simson, de Grussenheim. Hirtzel était sans doute le plus riche et le plus considéré des quatre, et c'est ce qui lui valut le douloureux privilège d'être particulièrement poursuivi par l'accusation. Menke avait pour profession d'abattre les bêtes selon les rites juifs. A Hauzen, on l'appelait couramment Menke der Schächter (l'abatteur) (11), Moïse Lang, de Ribeauvillé, était appelé der Lange (le Lang ou le long).
La prévention ne s'appuyait que sur la déclaration de la veuve du prévôt et de sa servante, parties intéressées. La circonstance suivante avait pu y donner lieu. Il était d'usage, à cette époque en Alsace, au moins parmi les Juifs, de faire, à la fin de l'automne, une provision de viande (fumée?) pour l'hiver. Huit jours avant le crime, Hirtzel avait acheté, pour cet objet, une bête de la veuve du prévôt et l'avait fait tuer par Menke dans la maison de la venderesse ; Moïse Lang, qui avait en même temps fait abattre une bête à Hauzen par le même Menke, avait aidé Hirtzel à faire sortir la bête de l'écurie. Dans aucune autre circonstance il n'était entré dans la maison de la veuve. D'après le procès-verbal du brigadier de la maréchaussée, la plaignante dit qu'elle soupçonnait les trois accusés parce que, la veille, elle avait été en négociation avec eux pour leur vendre une vache.
Ces indices suffirent à convaincre des magistrats prévenus. Les trois accusés, Hirtzel, Menke et Lang, furent décrétés prise de corps, et le même jour (10 décembre) les deux derniers furent pris et enfermés dans la prison de Hauzen. Lorsque le mardi 26 kislev (10 décembre) on vint arrêter Hirtzel, on ne le trouva point et on se borna à mettre les scellés sur ses effets. Feiss fut arrêté à son tour le 12 décembre et conduit à Hauzen.
Hirtzel était à ce moment à Sierentz, près de Bâle, ne se doutant pas de la terrible accusation qui pesait sur lui. Il s'y était rendu pour voir sa soeur qui y demeurait, et lui apporter ses condoléances à l’occasion de la perte d'une fille mariée. Il avait choisi cette époque parce que c'était la fête de Hanouka (restauration du temple par les Macchabées), fête qui dure huit jours et où les Juifs se donnaient quelques vacances. "Mais cette joie fut changée en deuil". Un exprès fut envoyé à Sierentz par les amis de Hirtzel, quoique personne ne pût croire qu'il courût un danger sérieux, tant sa renommée était bonne. Il aurait pu s'enfuir en Suisse (il y aurait été en deux heures), ou à la frontière du Rhin, distante de Sierentz d'une demi-heure; mais il avait la conscience en repos, et il semble, en outre, qu'à un grand sentiment de sa dignité il joignit celui de sa responsabilité envers ses co-accusés et envers le judaïsme tout entier, que sa fuite aurait pu compromettre. Hirtzel résista avec fermeté aux sollicitations de ses parents et de ses amis. Fort de son innocence, il se rendit à Wedelsheim le premier jour de la néoménie de tébeth (dimanche 15 décembre), en compagnie de son beau-frère, Isaac Dreyfuss, et le soir même il se présenta devant le prévôt de cet endroit. Celui-ci n'ayant pas reçu ordre de l'arrêter, Hirtzel alla le lendemain, lundi 2 tébeth (16 décembre), se constituer prisonnier à Hauzen. Il traversa, pour s'y rendre, la Ville de Colmar, et rendit visite à un négociant nommé Mizel, chez lequel il rencontra la dame de Rockenbach. Dès que celle-ci l'aperçut, elle poussa un grand cri, et le supplia de fuir jusqu'au Rhin. La femme de Mizel, qui était la soeur du maître de poste, lui promit de mettre à sa disposition tous les chevaux de la poste. Hirtzel resta inébranlable.
Les trois autres détenus avaient déjà été interrogés le 12 décembre. Hirtzel fut interrogé par le bailli de Ribeauvillé le jour même de son arrestation. Cette fois encore, le bailli logea et mangea chez le fils de la veuve du prévôt, quoique cela ne se fût jamais fait dans d'autres circonstances. Il refusa de consigner dans son procès-verbal l'alibi que Hirtzel opposa à l'accusation, sous prétexte que cet alibi ne reposait pas sur de bonnes preuves (12). Les moyens de défense des trois autres accusés furent également repoussés par lui et il n'en fit aucune mention au procès-verbal de l'interrogatoire. Cette conduite du bailli était d'autant plus coupable que le procureur fiscal avait reçu d'un chrétien de Sierentz, M. Hammel, que nous apprendrons à connaître plus loin, une lettre confirmant les assertions de Hirtzel, et que ce fonctionnaire n'avait pas manqué de communiquer au bailli. Les prévenus offraient de prouver que le procureur lui avait lu cette lettre à haute voix en leur présence et devant les gardes qui les avaient amenés.
Le 17 décembre, le bailli procéda à une nouvelle information par addition; le 18, un jugement ordonna le récolement et la confrontation des témoins des accuses ; le 23, Hirtzel, Menke et Lang furent interrogés sur la sellette.
Ce même jour 23 décembre (mardi 26 kislev), le bailli rendit sa sentence. Elle était cruelle. Hirtzel, Menke et Lang étaient condamnés à la question ordinaire et extraordinaire, et s'ils n'avouaient pas et ne dénonçaient leurs complices, ils devaient être rompus vifs et exposés sur la roue.
"Ils ont été condamnés, dit l'arrêt du Parlement de Metz, d'avoir les jambes, cuisses et reins rompus vifs sur un Echaffaut... et exposés ensuite sur la rouë, la face tournée vers le ciel, pour y finir leurs jours, préalablement appliqués à la Question ordinaire et extraordinaire en révélation de Complices, et chacun en cent livres d'amende envers la Seigneurie, et solidairement aux dépens du Procès à 506. livres 9. sols (13)."
Quant à Feiss, que la veuve du prévôt n'accusait même pas, il devait rester encore quatre semaines en prison, puis, si la prévention contre lui ne se confirmait pas, remis en liberté.L'émotion et la douleur des Juifs alsaciens furent grandes. Le procès prenait des proportions inquiétantes. Aux yeux des paysans, l'accusation rejaillissait sur tous les Juifs, elle réveillait tous les préjugés et tous les sentiments d'intolérance religieuse. Les Juifs n'osaient plus aller à leurs affaires ni se laisser voir dans les villages.
Les quatre prisonniers de Hauzen, pleins de confiance dans la juridiction du Conseil supérieur d'Alsace, en appelèrent à lui de la sentence du bailli, et ils furent, par suite, transportés à la prison de la conciergerie de Colmar le lundi 9 tébeth (23 décembre) (14) , la veille des vacances de Noël.
Le Conseil était divis2 en deux chambres, c'était la seconde
chambre qui jugeait au criminel, la première ne s'occupait des procès
criminels qu'au temps de vacances; c'est pour cette raison que les trois accusés
furent jugés par cette chambre. Elle eut vite expédié
l'affaire. Le lundi 16 tébeth (30 décembre) elle prit l'arrêt
suivant : La sentence du bailli à l’égard
de Feiss était confirmée.
Le procès de Menke et de Lang était ajourne jusqu'après
le 1erjanvier dans l’espoir qu’ils seraient accusés par Hirtzel
au milieu des souffrances de la question.
Hirtzel, la plus intéressante des trois victimes, était condamné
à mort, avec des raffinements de cruauté
Après qu'on lui aurait rompu les os, on le laisserait vivant pendant
dix-huit heures sur la roue avant de lui donner le coup de grâce, et de
plus, le jour même de l’exécution, on le soumettrait encore
à la question ordinaire et extraordinaire, pour lui arracher un aveu.
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