Issu d'une ancienne famille de Juifs alsaciens, Ernest Ginsburger naît le 15 avril 1876 à Héricourt (Haute-Saône) ; il est le fils du président de la communauté israélite de la ville.
Il fait ses études rabbiniques au Séminaire israélite de Paris de 1894 à 1900, et poursuit parallèlement des études à la Sorbonne et à l'Ecole des Hautes Etudes.
Après avoir dirigé un cours d'instruction religieuse du consistoire de Paris, il est élu grand rabbin de Genève en septembre 1908.
En Suisse il se consacre à l'éducation juive de la jeunesse, et mène une action diplomatique en faveur des réfugiés et persécutés juifs auprès de la Société des Nations. En 1919, il devient le président en Suisse de la Lligue des Amis du sionisme.
Lorsqu'éclate la première guerre mondiale, il quitte Genève pour s'engager comme aumônier. Il réussit à faire interner en Suisse des milliers de prisonniers alliés qu'il assiste sans distinction de religion. Il participe à l'OEuvre de secours aux prisonniers français et fonde l'OEuvre israélite de secours aux prisonniers de guerre. Son action pendant la guerre lui vaudra plusieurs décorations et citations.
A la fin de la guerre, en 1919, il épouse à Paris Germaine Zivy, qui lui donnera deux fils avant de décéder en 1928.
En 1923 Ernest Ginsburger est élu grand rabbin de Belgique, et s'installe à Bruxelles en 1924. Il démissionnera de ce poste en 1929 pour devenir grand rabbin de Bayonne, des Landes et des Basses-Pyrénées. Il négocie avec le Gouvernement républicain espagnol l'immigration dans certaines provinces d'Espagne de juifs victimes du nazisme.
En 1939, étant âgé de 63 ans, il n'est pas mobilisé, mais il lutte contre le nazisme dès les débuts de l'Occupation par des sermons et des articles ouvertement anti-hitlériens. Il adresse une lettre à Vichy pour protester contre la réquisition de la synagogue de Bayonne, transformée en entrepôt des services du ravitaillement allemand.
Ernest Ginsburger est arrêté à Bayonne en mars 1942, interné à Compiègne puis à Drancy, il est déporté vers Auschwitz en février 1943.
Il était connu comme un brillant conférencier, et il a laissé une œuvre importante, composée pour la plus grande partie d'articles parus dans les revues juives (certains co-écrits avec son cousin le savant Moïse Ginsburger).
Raba dit : "à la fête d'Esther, chacun est obligé de s'enivrer au point de ne plus reconnaître Aman de Mardochée" (Talmud Babli-Meguila 7).
Poumpédita (1) était en liesse ! L'illustre et altière cité babylonienne, orgueilleuse de son université rivale de l'école de Sorah, célébrait la fête d'Esther. De la haute et de la basse ville, en flots pressés et rapides, déferlaient, dans les rues, des groupes bruyants. Des chants ébranlaient les airs coupés de cris "qui n'a pas sa potence? Achetez la potence d'Aman !" Plongeant dans les vagues humaines, des colporteurs, bras et têtes chargés de paniers, d'une voix glapissante, prédisaient les bénédictions : "Qui n'a pas son porte-bonheur Mardoché, achetez l'amulette Esther, Dieu sera avec vous !"
Dans le quartier du commerce, tous les étalages offraient à la curiosité populaire les scènes et imageries de la joyeuse commémoration et un malin pâtissier, victime heureuse de son imagination, avait, dans sa vitrine, représenté la marche triomphale de Mardoché dans les rues de Suse.
Campé sur le palefroi piaffant, harnaché de cuir fauve, piqué de boutons d'or, poitrail vêtu de précieuses peaux de Tarasch, Mardoché la tête ceinte d'une couronne dont les cristaux brillaient comme diamants, les épaules couvertes du manteau royal sur lequel un habile artiste avait brodé en bleu, en cramoisi, en vermillon, en pourpre, mêlés de fils d'or et d'argent, grenades et cédrats, Mardoché semblait vivre un beau rêve. A la tête du cheval, brides en mains, revêtu de ses insignes de premier ministre, tête basse, allait Aman accablé de honte, tandis que des hérauts, trompettes, hautes, notes jetées aux cieux, lançaient de sonores : "Voici l'homme que le roi veut, honorer" (2). Surprise et flattée dans son orgueil, la foule formait masse devant les vitrines et sa poussée n'eût pas manqué de mettre eu péril garçonnets, curieux et magasins si, prudente et prévoyante, une garde de police n'avait fait respecter le millénaire "circulez, circulez".
Le quartier des écoles, rompant avec son silence sépulcral et son austérité majestueuse, avait cédé à l'enthousiasme général. Les étudiants avaient fui cours et facultés, et délaissant sur les tables et les étagères, bibles, michnayot, .guemarot et autres énormes rouleaux et in-folios, s'abandonnaient aux griseries de la fête. Ce plaisir, d'ailleurs, n'était-il pas pur et saint puisqu'il était prescrit dans les Ecritures : Mardoché enjoignit aux juifs d'observer, année par année, " le quatorzième jour du mois de Adar et le quinzième, pour en faire des jours de festins et de réjouissances" (3). Et les étudiants s'amusaient ! Tous les étages de leurs logis laissaient flotter des oriflammes chatoyants; chaque fenêtre s'ornait de lampions bariolés; tendues à travers les rues étroites, des cordes soutenaient guirlandes et couronnes si pressées, si nombreuses qu'elles voilaient l'azur des cieux; têtes dressées et pimpantes les fleurs, en gerbes ventrues, paraient l'Université et imposants, majestueux, entourés de lierre et de lauriers, parsemés de lys et de roses de Jéricho, des arcs de triomphe à triple étage chantaient la gloire d'Esther et de Mardoché, En monômes hurleurs, grimés, masqués, déguisés défilaient Hittites, Cananéens, Sidoniens, Egyptiens, Ethiopiens et Grecs - pas de Romains, Dieu nous en garde ! - Gog ouvrait la marche, Magog fermait les rangs, et les files sinueuses estudiantines déroulaient leurs anneaux terribles aux éventaires, aux colporteurs, aux ouvriers, aux chameliers, au milieu de la populace répondant par sa joie et ses rires aux gaudrioles audacieuses, aux hardies entreprises. Femmes, filles, entraînées dans la ronde par des mains juvéniles, s'abandonnaient à la gaieté et à la danse.
Poumpédita, illustre, altière, dans l'orgie de la rue, fêtait Mardoché et Esther, des milliers de voix de ses habitants, des milliers de ses trompettes, de ses gûtes et de ses tambourins !
Mais peu à peu la rue fut rendue à la solitude : l'heure des festins avait sonné. Dans les fastueux palais et villas, chacun avait étalé "sa richesse et le disputait en magnificence". Dans les salles, pendaient tentures blanches, vertes et bleu de ciel, fixées par des cordons de byssus et de pourpre sur des cylindres d'argent et des colonnes de marbre; des divans d'or et d'argent sur des mosaïques de porphyre, de marbre blanc, de nacre et de marbre noir craquaient sous le nombre et le poids des convives : plats d'or et d'argent, vaisselles d'or et d'argent, étincelaient sur les tables et les hanaps vermeils versaient à flots les vins capiteux des coteaux de Samarie et des vignes d'Enguedi. "On mangeait à volonté; on buvait sans aucune contrainte et les esclaves se conformaient aux désirs des invités."
En ce jour, on ne vit pas de pauvres errer, faméliques; aucun ne s'arrêtait aux soupiraux des cuisines plantureuses et parfumées ; nul ne demandait pitance et charité, car tous les taudis étaient pleins de joie, tous les ventres creux gonflés de contentement. Les tables désolées connaissaient l'abondance et étaient couvertes de nombreux présents : toutes faisaient chère grasse. Ainsi l'avait ordonné Mardoché : "en ces jours où les Juifs avaient obtenu rémission de leurs ennemis, et le mois où leur tristesse s'était changée en joie et leur deuil en fête était une belle occasion d'envoyer des présents l'un à l'autre et des dons aux pauvres" (4). Et tous les pauvres, croulaient sous l'abondance des présents, car Poumpédita l'illustre, l'altière, orgueilleuse de sa savante et sainte université n'avait pas manqué de montrer son zèle pour, le commandement. Et nobles et marchands, et riches et pauvres, et étudiants, caravaniers et coltineurs, tous les états et tous les métiers, potiers, verriers, tisseurs, vanniers - et même chômeurs -, en chaque demeure mangeaient et buvaient, lampaient à plein gosier et vite les coupes vineuses, pressés de connaître la griserie de commande qui confondrait amis et ennemis, Mardoché et Aman , et permettrait les effusions mutuelles et fraternelles.
En ce soir de réjouissances et d'allégresse, le recteur de l'Université, l'illustre Raba, avait invité chez lui, ainsi que de, coutume, avec des collègues et des amis, son bon et vieux camarade le renommé Rabi Zéra. Depuis des lustres d'années, les deux docteurs célébraient ensemble ce jour de Pourim et sans jamais y manquer Rabi Zéra était l'hôte de Raba. A l'ordinaire, tous deux menaient vie simple et frugale ; leurs heures étaient studieuses. Levés à la pointe de l'aurore, après les ablutions de purification des souillures de la nuit et les dévotions, ils se plongeaient dans le Talmud et ses commentaires; puis, l'heure venue, d'un pas rapide gagnant l'Université, insoucieux des périls de la rue, du chamelier aviné, du char à boeufs pesant et lent, ils venaient faire leur cours. La joie alors envahissait leur cœur ; la vue des gradins surpeuplés d'étudiants les ravissait de contentement et avec ferveur ils remerciaient Dieu d'entretenir dans l'âme de ses enfants le feu sacré de la loi et de son étude. Leurs délices étaient extrêmes quand, audacieuse, s'élevait une question insidieuse ou l'objection solide et, loin de réprimer cette hardiesse juvénile, les maîtres s'ingéniaient à allumer et à attiser la fructueuse et pieuse querelle. La leçon achevée, Baba et Rabi Zéra s'attardaient dans la cour ombreuse; ensemble ils reprenaient un point litigieux, ensemble, ils cherchaient une solution claire et définitive d'un problème épineux et leur exultation était divine quand, s'affrontant sur un texte obscur, ils devaient aiguiser, affiner leur esprit, user de subtilité, déployer logique rusée, et magique pour se mutuellement contraindre à 'céder le terrain et connaître la défaite.
Belles heures dorées, ailées, divines ! Terre et cieux, temps et espace, femme et logis, table et repos, tout cédait à la contestation talmudique. La Torah, la guemara nourrissaient leurs enfants !
Mais en cette soirée de Pourim, Raba, l'illustre recteur de l'université de l'illustre et altière Poumpédita et le renommé docteur Rabi Zéra avaient abandonné les joutes savantes. L'étude de l'œuf pondu un jour de fête, du veau tombé dans une citerne, du poisson pris dans le vivier le samedi, les hypothèques, les créanciers, les débiteurs, les mariages et les divorces, toutes les joies du droit civil et du droit pénal le cédaient aux plaisirs du festin.
Assis côte à côte, sur de modestes sièges, Raba et Rabi Zéra mangeaient et buvaient. Raba et Rabi Zéra mangeaient à dents d'ogre et buvaient à gosier desséché ; mais si Raba et Rabi Zéra mangeaient avec gloutonnerie, et buvaient avec prestigieuse avidité, Raba et Rabi Zéra mangeaient et buvaient par respect du saint commandement : il fallait faire ripaille, ils faisaient ripaille; le jour était à l'ivresse et leurs gosiers étaient des gouffres, leurs estomacs des abîmes. Les plats succédaient aux plats et les coupes aux coupes. Vite pleines et vite vidées, elles se succédaient au rythme pressé des propos joyeux, car nos docteurs riaient, nos bons docteurs folâtraient, contaient mille traits plaisants; même nos saints docteurs chantaient, mais tu le sais, Seigneur, ce n'étaient que saints cantiques, mêlés, de ci delà, des couplets et des rondes de ton incomparable pastorale, ton Cantique des Cantiques.
A-t-on jamais su le nombre de leurs libations ? Mais, tout à coup, au milieu des chants et des rires se produisit le drame. On vit, soudain, Raba, l'oeil hébété, la, bouche grimaçante et vomissant l'injure, le bras lourd, on vit soudain Raba, l'illustre recteur de l'université de Poumpédita, saisir un long couteau, et avant que convive pût comprendre, le plonger dans le coeur de Rabi Zéra d'une main si furieuse que le manche pénétra dans la plaie et avec la lame resta fixé au corps. Rabi Zéra tomba raide mort.
Alors des cris jaillirent, de toutes les bouches des hurlements de toutes les poitrines, des pleurs de tous les yeux. Renversant avec fracas fauteuils et chaises, tables et plats, qui de courir au mort ou à Raba.
Mais déjà Raba était debout et dégrisé ; déjà il avait compris son forfait et son horreur, et, se jetant à genoux, penché sur le cadavre, il faisait retentir sa plainte amère. Puis, tel Elie au fils de la Sulamite, s'étendant sur le corps, poitrine contre poitrine, bouche à bouche, il se mit à prier, suppliant le dieu d'Israël de rendre à son peuple son pieux et illustre enfant, à l'université le maître glorieux, de rendre la vie, à Rabi Zéra.
On était à Pourim, Dans les cieux, les anges, imitant les joies de la terre, eux aussi festoyaient. Assis à la table paradisiaque, Mardoché et' Esther mangeaient, buvaient et, joyeux, devisaient : Dieu, content, souriait. Il voulut, en ce jour, rester bon enfant et retint sa rigueur. Il exauça donc la prière du meurtrier, réveilla Rabi Zéra d'entre les morts et lui rendit la vie. Puis la fête se poursuivit sur la terre et dans les cieux. Meurtre et miracle si promptement s'étaient succédé qu'ils demeurèrent ignorés, mais pour mémoire - ô méchanceté humaine vile et condamnable! - une main maligne inscrivit l'événement dans le saint Talmud.
Et les jours reprirent leur cours, et Raba et Rabi Zéra reprirent leurs doctes travaux et leurs leçons savantes; et étudiants et auditeurs d'affluer dans l'illustre académie.
Et les jours reprirent leur cours, et après la Pâque et la Pentecôte vinrent les jours solennels et redoutables de l'An nouveau et du Pardon, la fête des moissons et des eaux acclamée dans les cabanes, et la commémoration des héroïques Maccabées. L'hiver et ses froidures s'en allèrent ; le printemps parut ; à nouveau on entendit chanter les tourterelles et Pourim s'avança plein de liesse et d'allégresse. "Alors à ce soir, dit Raba à Rabi Zéra, rencontré dans le vestibule de la cour : à ce soir, et lui tendant une main amie, tu es des nôtres, comme de coutume ?"
"Mille, regrets, je ne puis."
- Tu ne peux venir! Serait-ce par hasard que tu aurais accepté autre invitation ?
- Mais non.
- Alors viens ! ta place depuis des ans est marquée à côté de moi.
- Oui, je le sais : mais cette année, je n'irai pas.
- Tu me fais injure !
- Loin de moi!... mais... ne te souviens-tu pas ?
- Quoi ?
- L'an dernier.
- L'an dernier !
- Ce qui est arrivé.
- Ah ! le miracle !
- Oui, mon cher recteur, le miracle. Un miracle, une fois, ça va ; mais deux... j'aime mieux ne pas courir sa chance.
Talmud Babli-Meguila 7 : "Raba et rabi Zéra festoyaient ensemble à Pourim. Raba s'enivra et égorgea rabi Zéra. Le lendemain il implora la miséricorde de Dieu qui rendit la vie à Zéra. L'année suivante Raba dit : "Que le Maître vienne et ensemble nous fêterons Pourim." "Non, répondit Zéra, on ne doit pas escompter un miracle." (5)