Le Onze Novembre à Strasbourg
Allocution prononcée ou temple consistorial par M. Israël Lévi, grand rabbin de France
Extrait de LA TRIBUNE JUIVE, 17 novembre 1933


Grand rabbin Israël Lévi
La France célèbre aujourd'hui le glorieux anniversaire de l'armistice. De toutes parts s'élèvent des actions de grâces dans les maisons de prières comme sur les places publiques ; partout la reconnaissance nationale évoque le souvenir des vaillants soldats qui furent les artisans de la victoire, des martyrs du devoir qui payèrent de leur vie notre fierté présente. A ce concert patriotique, où vibrent à l'unisson toutes les âmes françaises, la Synagogue aime à mêler sa voix parce que ses fidèles communient avec leurs concitoyens de tous les cultes dans le même amour de la mère-patrie, comme ils ont communié dans les mêmes angoisses et comme ils sont heureux de communier dans la même joie. Où ces pieux hommages revêtiraient-ils plus de solennité, où ces prières jailliraient-elles avec plus de force que dans ces sanctuaires où, pendant la tourmente nous avons épanché devant Dieu nos tristesses et nos supplications; où nous sommes venus implorer la miséricorde divine en faveur de nos fils, où nous avons pleuré hélas, trop souvent nos morts bien-aimés.

Qu'il est doux de revivre cette journée du Onze Novembre qui nous apporta la nouvelle de l'armistice ! Le canon avait tonné pour la dernière fois ; les cloches remplissaient l'air de leur bourdonnement joyeux, signal de la fin du cauchemar, des angoisses sans cesse renaissantes ; c'était l'arrêt de l'horrible tuerie qui avait englouti tant de ceux qui étaient la chair notre chair ; c'était la certitude radieuse que nos enfants, échappés à la fournaise., allaient nous être rendus ; c'était la paix, ce bien ineffable sans lequel l'existence est une torture. Pour la France c'était la victoire, récompense de prodiges d'endurance, de sacrifices répétés ; c'était la patrie rendue a sa noblesse, saluée par les respects de tous, regardant l'avenir avec sérénité, sans avoir désormais à craindre le démembrement, les insultes d'un ennemi ivre d'orgueil, l'humiliation d'un esclavage pire que la mort : c'était surtout la France serrant de nouveau dans ses bras les provinces qui lui avaient été ravies, l'Alsace et la Lorraine se blottissant dans son giron.

A cet enthousiasme, mes frères, vous vous êtes associés avec une sorte de piété, remerciant Dieu d'avoir exaucé le plus ardent de vos vœux : j'en fus témoin. Il me fut donné, en effet, quelques-uns d'entre vous s'en souviennent, de venir ici, dans ce temple, au lendemain de l'armistice, apporter le salut fraternel tous les Israélites de France à leurs frères retrouvés.

Ce fut le plus beau jour de ma vie ; jamais je n'avais ressenti une plus poignante émotion. Si quelque chose pouvait ajouter à cette sorte d'ivresse, ce fut le caractère religieux de votre reconnaissance à Dieu et à la France.
J'entends encore ces paroles du cher Président de votre Consistoire, fidèle interprète de vos sentiments : "Arrachés par la violence à notre Mère-Patrie, nous avions dû, pendant 48 années, courber la tête sous le joug. Défendu le culte du souvenir ; défendu le culte de nos morts glorieux de 1870 ; persécutée la langue maternelle ; entravées les relations de famille ; toute la jeunesse studieuse écrasée sous le poids de la germanisation à outrance : c'était l'esclavage moral et intellectuel. Et combien nous, Israélites d'Alsace et de Lorraine, imbus des principes de la grande Révolution, avons-nous souffert de l'importation allemande de l'antisémitisme !"

Mettez en regard, mes chers frères, ces belles paroles avec les préoccupations dont vous êtes en ce moment envahis. Vous venez d'assister au triste défilé de coreligionnaires fuyant le pays que vous n'avez que trop connu pendant plus de quarante années. Et que sont ces fugitifs ? De pauvres créatures encore sous la terreur de scènes tragiques, allant demander l'hospitalité au pays voisin réputé par son humanité. A côté d'eux, des savants qui illustraient leur patrie, des écrivains universellement réputés, des professeurs distingués, des avocats, des médecins, des industriels, des artistes renommés, tous professant un véritable culte pour leur pays. Et pourquoi ce lamentable exode, pourquoi ces vexations cruelles ? Parce que dans lents veines ne coule pas le sang aryen, monopole de l'Allemagne. signe de sa supériorité sur le monde entier le sang, aryen, c'est-à-dire la plus folle des inventions et, comme on l'a dit justement, la plus extravagante bouffonnerie.

Quel contraste avec cette douce France, si tendre pour les infortunés, quel admirable spectacle que celui des maîtres de nos Universités, de l'élite de nos savants, des plus hauts dignitaires du clergé, confondus dans une seule protestation coutre une pareille violation de ta justice ?
Mes frères, n'êtes-vous pas fiers d'appartenir à cette patrie qui ne fait point de distinction entre ses enfants ?

Monument aux morts situé place de la République à Strasbourg.
La sculpture a été réalisée par Léon-Ernest Drivier, (1878-1951) et inaugurée dimanche 18 octobre 1936. Il porte comme seule inscription "À nos morts" sans mentionner la patrie pour laquelle les soldats sont tombés. En effet des Alsaciens sont tombés au combat des deux côtés. La mère (symbolisant la ville de Strasbourg) tenant sur ses genoux ses deux enfants mourants. L'un regarde en direction de la France, l'autre vers l'Allemagne. Ils sont tombés après avoir combattu l'un contre l'autre mais devant la mort, ils se donnent la main. © Claude Truong-Ngoc

Comment manifester votre reconnaissance ? Vous ne le sauriez pas, que le Souvenir français, dont je salue les représentants distingués, vous le rappellerait comme il le fait aujourd'hui à tous les Français.
Le Souvenir français a eu le coeur d'édifier des monuments où reposent nos glorieux morts. Il s'est assigné une mission qu'on ne. saurait trop louer : il a voulu que les âmes pieuses prient Dieu en faveur de tous ceux qui ont offert leur vie à la patrie. Il a voulu davantage : dire à tous les Français "souvenez-vous, souvenez-vous des leçons du passé, pensez au devoir présent". Une secousse pareille à celle dont nous sommes encore frémissants ne laisse pas de faire remonter à la surface ce que l'homme a de meilleur, mais aussi ce qu'il a de pire. Le pire, il nous faudrait l'extirper, le meilleur il nous faut le consolider, si nous voulons remplir notre devoir. A des temps nouveaux, il faut des âmes nouvelles, à des temps difficiles, il faut des caractères bien trempés.

Notre victoire ne portera tous ses fruits, nous ne serons dignes de ceux qui se sont immolés pour nous que si à leurs vertus nous ajoutons celles que leurs sacrifices nous imposent, si nous déployons plus de noblesse morale, plus de souci du bien publie, plus d'aspiration vers le mieux, la volonté invincible de servir notre pays. C'est à cette tâche que sont conviés tous les Français ; c'est la tâche qu'attend de vous, mes frères, notre religion, qui prétend avoir pour ses fidèles la garde des intérêts supérieurs de l'humanité, pour qui l'ennemi, c'est surtout le matérialisme grossier, la frivolité de l'esprit, la sécheresse de cœur, la passion du plaisir, la soif des jouissances, la philosophie complaisante de ces pessimistes sans horizon disant, comme les contemporains du prophète Isaïe :

אכול ושתו כי מחר נמות
"Mangeons et buvons, car demain nous mourrons" (Isaïe 22:26). Faites-nous par l'amour du travail, par la modération dans le train de vie, par la soumission à la règle, par une piété sincère, faites-nous une France toujours plus belle, plus forte, méritant sans cesse davantage les respects du monde, et dans cette France rendue à ses destinées immortelles "les ossements desséchés de notre innombrable armée de morts", selon l'expression de l'Ecriture (Ezéchiel ch.37), "refleuriront". Ceux qui ont disparu à nos regards revivront par le meilleur d'eux-mêmes, dans la fidélité de notre mémoire reconnaissante.

Souvenons-nous en élevant notre pensée vers le Maître de nos destinées, le Dieu de justice et de miséricorde que nous allons maintenant implorer.
Seigneur, dans la joie comme dans la peine, c'est vers toi que se dirigent nos regards, dans la paix pour implorer ta mansuétudes et retremper nos espoirs, dans la joie pour rendre hommage à ta grâces et sanctifier notre félicité, Notre âme, en ce jour de fête, évoque avec une émotion indicible les innombrables martyrs du devoir dont la mort a couronné le dévouement à la patrie. Ils n'ont pas assisté à la revanche du droit qui gonfla nos cœurs de fierté, mais ils sont toujours près de nous, en nous, comme des foyers de vie auxquels nous demandons inspiration et réconfort. Leur vraie récompense, c'est toi seul, Seigneur, qui peux la dispenser : accorde leur cette ineffable immortalité promise à tes vaillants serviteurs, qu'après avoir semé dans les larmes, ils récoltent maintenant dans la joie

Ces larmes, Seigneur, furent celles des pères, des mères, des épouses, des enfants, atterrés devant l'effondrement de leurs espérances les plus vives, de leur bonheur le plus pur. Console toi-même, ô Seigneur, tous ces cœurs meurtris, que l'image de la France régénérée et grandie par les sublimes sacrifices de ceux qu'ils pleurent encore soient un baume pour leurs plaies.

Bénis ceux qui ne sont plus, bénis ceux qui les pleurent, bénis notre pays. Que la France soit toujours fidèle à ses principes, à son idéal, que ses enfants communient dans la volonté de faire passer les intérêts de la patrie avant les leurs, dans la satisfaction de se vouer à sa prospérité et à sa grandeur. Que la France, encore toute pantelante du sang généreux qu'elle a répandu à flots éprouve enfin les bienfaits d'une paix durable, la fin de ces cataclysmes que nous n'avons que trop connus et dont le cauchemar, hélas, ne s'est pas encore dissipé. En ce jour de Shabath, nous demandons dans nos prières de nous bénir par un Shabath durable, par une paix sans mélange.

Seigneur miséricordieux !
Que la France connaisse enfin les délices d'une paix sans fin, et que ta bénédiction de paix et de lumière descende sur nos têtes


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© A . S . I. J . A .