En 1890, le futur Grand Rabbin Joseph Bloch, alors âgé de 15 ans, quitte Grussenheim, son village natal, afin de rejoindre Colmar, la ville voisine. Il est inscrit au Petit Séminaire, établissement préparatoire aux études rabbiniques. La culture profane va lui être dispensée au lycée: c'est là qu'il se trouve affronté à l'antisémitisme qu'il connaissait à peine jusque-là. Cependant sa forte personnalité et ses capacités intellectuelles lui vaudront - fait rarissime à cette époque pour un jeune juif - le Prix d'une fondation destinée à récompenser un élève talentueux. Le jeune Bloch acquiert la certitude que les qualités individuelles d'un Juif sont susceptibles de contrecarrer l'antisémitisme.
A l'Université de Strasbourg, il eut l'occasion de prendre connaissance d'une phrase de Richard Wagner dont les opéras et les théories racistes connaissaient une vogue croissante à l'époque : "Les Juifs provoquent en moi une véritable antipathie". Les talents d'un individu ne sont plus pris en compte : la théorie s'est faite plurielle.
Le troisième cas de figure des relations entre uifs et non-juifs apparaît à Joseph Bloch à l'époque de ses études au Séminaire Hildesheimer de Berlin. Le Chancelier Bismarck avait quitté le pouvoir en 1890 ayant peut-être jeté les bases du national-socialisme et de ses méfaits. Un livre récent intitulé L'Or et le Fer de Fritz Stern présente cette thèse avec perspicacité. L'alliance entre le Fer (Bismarck) et face à l'Or (son banquier juif Gerson Bleichröder) entra en crise, affirma et aggrava l'impossibilité de vie commune entre l'aristocratie prussienne et la nouvelle bourgeoisie juive. De ce fait "la Communauté juive ne put jamais s'appuyer sur un rempart libéral qui aurait défendu ses droits dans le cadre d'une défense générale des droits de l'homme" créant ainsi "l'esprit du Reich". Théorie difficile à décrypter en cette fin du 19ème siècle.
Monsieur et Madame Bloch y perdirent leur fils, le Rabbin Elie, leur belle-fille et leur petite-fille, sans compter de nombreux membres de leurs communautés auxquels ils étaient attachés par des liens inaltérables. Ils eurent néanmoins la force de prendre en charge le poste rabbinique de Haguenau alors que le Rabbin Bloch venait d'avoir 70 ans.
Ceux qui ont eu le privilège de connaître le Rabbin Bloch à cette époque gardent de lui un souvenir puissant. Jusque-là, il symbolisait la transmission du culte domestique du fait de l'édition de Chaaré Tefila, de la Haggada commentée et du Calendrier dont pratiquement aucun foyer juif alsacien ou francophone ne pouvait se passer. Dorénavant, il personnifiait le peuple d'Israël face à l'après-Shoah et face à la Shoah, elle-même.
Nulle question métaphysique, nulle interrogation ésotérique ne transparut chez lui; une éthique se manifesta sans tarder, ou plutôt une position pragmatique dont le centre de gravité était constitué par la Douleur.
En clamant à 84 ans son espoir messianique,il venait de franchir une étape nouvelle le menant vers une certaine forme de sérénité. Il serait plus approprié, le concernant, de parler d'une Porte franchie, en référence à ses "Portes de la Prière" (Chaaré Tefila).
Lorsqu'il choisit ce titre au début du siècle, il manifestait déjà - car chacun est reconnaissable au vocabulaire qu'il emploie - sa capacité et sa volonté de franchir les obstacles fussent-ils rudes ou inconcevables. Il est bien entendu qu'à la base, le réalisateur de la célèbre Tefila envisageait la capacité de l'orant "d'entrer" la Prière, de se laisser imprégner et élever par elle. L'exercice n'est pas forcément facile car, affirment nos Sages: "Les Portes de Prières sont tantôt ouvertes, tantôt fermées".
Le terme "Chaar" présente une seconde grille d'interprétation. Inversons-en les lettres et nous obtenons le mot "Raach" : bruit, épouvante, tremblement, tumulte effroyable de la guerre. Nous découvrons ainsi le trajet qui fut celui du Rabbi à partir de sa jeunesse jusqu'à l'après-Shoa. Trajet en trois parties qui rejoint "la a règle de trois" de l'interprétation juive qu'il affectionnait particulièrement.