Très chers frères,
Pendant que, naguère, dans plusieurs pays, on se déshonorait, ici par des persécutions exercées avec une barbarie inattendue, là par des menées pratiquées avec une astuce révoltante contre les disciples de Moïse, ceux-ci, en France, fondaient la Société des Etudes juives (1), dont les travaux augmentent les connaissances humaines, et étendaient l'action bienfaisante de l'Alliance israélite (2), en vue de mieux secourir les familles victimes de l'oppression.
Nous pouvons être fiers de ce contraste.
La bonne tradition ne s'est pas perdue : ceux qui, dans le monde païen, sous la force brutale duquel ils ont dû matériellement succomber, vivaient du trésor des Saintes Ecritures, le signalant par là même à qui voudra y puiser ; ceux qui, dans l'interminable nuit du moyen âge, laquelle leur fut si âpre, ont conservé, l'abritant sous leur humble toit, la vacillante lumière de la science (3) ; ceux-là encore donnent, aujourd'hui, une consolation aux penseurs et aux philanthropes attristés.
Déplorons le recul qui est venu retarder la Société dans sa marche, mais constatons que, dans ces désordres navrants auxquels nous faisons allusion, Israël n'est que malheureux, tandis que tant d'autres sont coupables, criminels. Coupables, les écrivains de renom qui entretiennent contre nous les préjugés les plus ineptes, excitant ainsi le fort contre le faible, tenant le fanatisme sans cesse éveillé, et aiguisant la rage de la bête pour le moment où elle sera déchaînée (4). Criminels, les auteurs des infamies qui viennent de souiller la terre d'Europe. Plus criminels encore ceux qui, par leurs discours enfiellés, ont fait de ces natures grossières les instruments de leurs ambitions malsaines (5).
Et sont-ils innocents ceux qui avaient le pouvoir d'arrêter, d'empêcher les excès lamentables d'une foule fanatisée, et qui ont laissé le fléau sévir, sans même songer au sauvage, que la Société porte toujours en elle et pouvant apparaître, pour le malheur de tous, quand ceux qui sont chargés de gouverner les peuples cessent de veiller ? N'ont-ils rien à se reprocher ceux qui ont gardé le silence, quand ils auraient dû parler, pour faire entendre des protestations indignées qui ne fussent pas restées sans effet ?
Oui, félicitons-nous de n'être que malheureux. Pour un homme ou pour une société, le crime est une déchéance. — Le malheur n'abaisse pas. Loin de là, ce n'est pas sans fruit qu'Israël est l'homme des douleurs, comme l'appelle Isaïe (6). Il acquiert des vertus que le bonheur constant ne connaît pas. Il est mis en vue, et l'enquête tracassière, sans cesse renouvelée, dont il est l'objet, amène les esprits à s'occuper de la foi purement monothéiste, destinée à devenir celle de toute l'humanité.
O chers frères ! que l'ingratitude et l'injustice n'arrêtent pas votre esssor ! Continuez de déployer vos aptitudes dans toutes les carrières ouvertes à l'activité humaine. Restez dignes de vos ancêtres. Au jour du malheur, il faut être attentif, dit Kohéleth (7) ; car la Providence ménage alors quelque enseignement, quelque occasion de réaliser un progrès. Employez vos forces, vos ressources à faire chose utile pour tous, à l'exemple des deux louables institutions auxquelles il nous a été donné, tout à l'heure, d'applaudir. Pour nous, en ce moment, nous voulons tirer de cet entretien le plus de fruit possible. Nous ne vous adressons pas une lettre, traitant uniquement d'un sujet de circonstance et destinée à l'oubli un peu plus tard ; ne contenant que des exhortations qui seraient, il est vrai, faites et accueillies cordialement, mais dont l'impression serait éphémère. Nous désirons que notre lettre pastorale soit une instruction, à laquelle vous et vos enfants vous puissiez fréquemment revenir, aux heures consacrées à la méditation et à l'étude religieuse.
Très chers Frères,
Notre culte public n'est fait, pour ainsi dire, que de souvenirs, célébrés par des récits et des actions de grâces, par des cérémonies et des symboles ; de souvenirs, qui font mouvoir sous nos yeux les évolutions de l'idée religieuse, nous associent aux générations d'autrefois, pour nous faire comme assister aux grandes choses que celles-ci ont contemplées.
Il en est quatre, que notre rituel recommande à la méditation journalière des fidèles :
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L'histoire des destinées d'Israël tient dans ces quatre souvenirs. Sa naissance, sa mise en possession de lui-même, son investiture comme peuple-pontife et sa conservation malgré les agents destructeurs, venant du dehors ou se révélant dans son propre sein ; Israël tout entier est contenu là.
Ecoutons ce que disent ces souvenirs.
Ce qui, dans le récit de la sortie d'Egypte, frappe le plus et tout d'abord, c'est le merveilleux : les miracles succèdent aux miracles : rien ne se fait par les moyens ordinaires dont disposent les hommes. Cependant Israël devait s'être montré digne de la liberté, capable de former un peuple. C'est en vain, il est vrai, que nous semons, si Dieu ne veut pas laisser réussir la moisson ; mais pouvons-nous espérer la bénédiction d'En haut, si nous négligeons de répandre la semence ? Israël devait s'être préparé, pour suffire au rôle si considérable qui allait lui être attribué.
En effet une tradition (8), s'appuyant sur des faits
indiqués par des textes, énumère les mérites qui ont valu aux descendants de Jacob le bienfait de la délivrance.
Les enfants d'Israël, dit cette tradition, avaient conservé leurs noms et leur langage ; la médisance était bannie du milieu d'eux, et leurs moeurs étaient pures.
Abandonner son langage et les noms propres, qui lui sont habituels, n'est pas, pour une nation, chose de peu d'importance. L'époque la plus malheureuse de l'histoire d'Israël, celle de la domination grecque, le fit voir. Ce qui, surtout, fit déchoir nos pères en ces temps, ce fut l'engouement de beaucoup d'entre eux pour tout ce qui venait des Grecs. On affectait d'adopter les noms propres portés par les vainqueurs, et de parler leur langage. En même temps et par là même, on fit prévaloir leur littérature et leurs moeurs, auxquelles, répugnaient les plus importantes croyances juives. L'ardent patriotisme et la valeur héroïque des Macchabées ne furent pas moins nécessaires pour réagir contre la partie du peuple qui s'était hellénisée, que pour repousser l'envahisseur et purifier le Temple des profanations que lui avait infligées l'ennemi.
Oui, ce fut un important mérite, pour ceux qui gémissaient sous l'oppression égyptienne, que de s'être préservés de cette dégradante servilité. C'était la preuve de la persistance de l'esprit national, de cet esprit formé par les patriarches, et qui consistait à se tenir éloigné des aberrarations de l'idolâtrie, à traverser avec une inébranlable fermeté les épreuves, à poursuivre le triomphe d'une idée au prix des plus grands sacrifices. Israël avait donc conservé un caractère, maintenu sa personnalité ; il ne s'est pas laissé absorber par l'oppresseur ; il est resté lui-même. La puissante Egypte n'a pas pu s'assimiler une pauvre peuplade, dépouillée de tous les droits, foulée, écrasée. Sous l'oeil même du maître, celle-ci donnait des soins à ce qui caractérisera la future patrie, et montrait ainsi qu'il y avait en elle l'étoffe d'un peuple.
A cette préoccupation si louable et de si bon augure, s'ajoutait une attention vigilante contre les ravages de la médisance.
Le médisant, celui qui avec un malin plaisir étale les fautes et les défauts d'autrui, montre que sa propre âme est dans un état déplorable. Il ne respecte pas l'honneur du prochain, ce bien qui fait le prix de tous les autres ; cette vie morale sans laquelle la vie physique n'est qu'un inutile fardeau.
Il a le coeur méchant : au lieu de traiter avec indulgence, et de regretter charitablement, les fautes du frère, il s'en réjouit, s'en repaît. Il est présomptueux : on ne s'égaie pas des défauts qu'on découvre ailleurs; quand on s'en reconnaît à soi-même. La médisance est un fléau : elle désunit les coeurs. Elle tue trois personnes, dit le Talmud (9) : le médisant, lui-même, celui qui l'écoute avec complaisance et celui contre lequel se tiennent les méchants propos. Ces trois personnes ne sont-elles pas l'emblême du faisceau social ? Eh bien ! la médisance en rompt les liens, le dissout. Israël, éloigné de ce vice, s'est montré capable de former une société, une société qui, grâce à la pureté des mœurs, que la tradition loue chez ces esclaves, sera solidement assise sur ses fondements naturels, les vertus domestiques.
Il est digne de remarque que ces mérites, vantés par la tradition, sont tous négatifs. On ne nous fait pas le récit de quelque grande action, nous n'entendons pas exalter quelque effort héroïque, on n'énumère pas telles et, telles bonnes oeuvres. On déclare digne d'être délivré Israël, ni s'est tenu éloigné de ce qui est condamnable. Une vérité avec laquelle il est nécessaire de familiariser notre esprit, c'est que le devoir d'éviter le mal et plus important que celui de faire le bien. Avant d'aspirer aux louanges qui reviennent au bienfaiteur, il faut rechercher l'estime due à l'honnête homme. De grandes aumônes ne rendent pas légitime une fortune mal acquise. Un affectueux empressement autour des blessés n'absout pas du crime d'avoir allumé une guerre injuste. Le dévouement à une cause qu'on croit bonne ne justifie pas l'emploi de moyens iniques. "Evite le mal, dit le Psalmiste (10), tu t'appliqueras ensuite à faire le bien" ; c'est le premier devoir qui s'impose à une conscience droite. Mille causes peuvent nous empêcher d'accomplir une bonne oeuvre ; aucune ne peut nous autoriser à faire le mal, et si tout le monde s'en abstenait, la bienfaisance n'aurait que de rares occasions pour s'exercer. Les bonnes actions peuvent nous attirer des louanges, nous valoir de la reconnaissance, nous conduire même à la gloire, mais nous n'évitons le mal que par des efforts accomplis secrètement. Pour nous en tenir invariablement éloignés, il faut que le sentiment du devoir et le respect de la loi aient agi sur notre âme avec une laborieuse persévérance, tandis qu'une bonne action peut n'être due qu'à une heureuse, mais fugitive inspiration, qu'à un éclair d'enthousiasme.
Elevé à l'école de l'adversité, Israël a eu une éducation assez virile pour repousser de son sein les vices, qui eussent fait de lui un peuple mort-né. Plus tard, il pourra acquérir les vertus nécessaires pour porter le poids de la vie la plus tourmentée, résister aux chocs des vicissitudes les plus tragiques et accomplir ses destinées.
Maintenant, il faut encore un chef capable de réveiller dans ce peuple le culte de ses traditions, capable de terrifier le tyran, de diriger des foules tumultueuses, de les discipliner, de leur parler avec autorité. Il faut un homme, dont la supériorité, rayonnant d'une éblouissante aurore, s'impose à tous, un homme puisant abondamment l'inspiration à la source de toute pensée de vérité ; il faut celui qui sera le plus grand de tous les prophètes. Moïse apparaît, visiblement amené par la Providence.
Pour le croyant éclairé, le prophète n'est pas, comme prétend le philosophe, simplement un homme s'élevant par son génie à des hauteurs inaccessibles au grand nombre, ou, comme le croient des esprits étroits, un sujet qui, sans rien tenir de supérieur, ni de la nature, ni de ses efforts personnels, reçoit l'inspiration, comme par un privilège aveuglément accordé. C'est entre ces deux extrêmes que se trouve la vérité. Le prophète, doué par la nature, formé par l'éducation, grandi par la vertu, est choisi et inspiré par la Divinité (11). Tel est Moïse.
Tout concourt, comme obéissant à un plan en tout point arrêté, pour préparer l'homme nécessaire à la situation et à l'oeuvre immortelle qui en naîtra. L'amour maternel et la tendresse d'une soeur trouvent une heureuse combinaison qui, en même temps qu'elle sauve de la mort Moïse enfant, le soustrait à la pernicieuse influence de la vie d'esclave. Il est recueilli à la cour de Pharaon, où il trouvera une grande éducation et où, néanmoins, il ne deviendra pas étranger à ses frères malheureux, parce que celle qui lui a donné le jour pourra veiller sur son enfance et lui donner les premières impressions. Son esprit et ses sentiments seront également cultivés.
Le zèle ardent, avec lequel Moïse prend une première fois en main la défense de la dignité de ses frères outragés, met sa vie en péril, l'oblige à fuir. Cette circonstance l'éloigne du bruit et du faste de la cour, le pousse vers la contrée, où le souvenir des patriarches est encore conservé, et où la vie calme et contemplative du pasteur l'invite au recueillement et à la méditation. C'est là que sa vocation se décide. A Israël, resté digne d'être délivré, Dieu a suscité un libérateur. L'orgueil de l'oppresseur sera brisé, la justice triomphera, l'esclave deviendra libre.
Il est expressément commandé à Moïse (12) de commencer l'année religieuse par Nissann, mois où Israël est sorti de l'Egypte. Comme Ticheri est le début de l'année civile et ramène l'anniversaire de la création du monde, Nissann ouvre le cycle des fêtes et marque l'anniversaire d'une autre création, de celle du peuple d'Israël, qui n'est réellement entré dans la vie que le jour de son affranchissement.
Cet événement mémorable entre tous, l'écriture et le Culte le célèbrent avec une prédilection toute particulière. Nos prières de chaque jour le rappellent, les phylactères semblent en buriner le souvenir dans notre esprit et dans notre coeur, le saint jour du sabbat nous parle du Dieu libérateur, autant que du Dieu créateur ; enfin la belle fête de la Pâque vient, au moment même où la nature réveillée se dégage des entraves de l'hiver, exalter la délivrance, dans le cercle intime du foyer domestique, par une charmante cérémonie, où tout se passe avec une suave simplicité : le souverain pouvoir y est représenté sous les traits aimés d'un père et d'une mère, la parole y est accordée au plus jeune, au plus faible.
C'est avec raison que le souvenir de la sortie d'Égypte est ainsi placé au premier rang, dans la mémoire de toutes les générations. Elle fut, en effet, le moment solennel de l'éclosion de l'idée religieuse dans le monde, le moment où Israël commença son douloureux apostolat, apostolat qu'il continuera à travers les siècles, sans se laisser décourager par l'ingratitude des peuples, jusqu'au jour du triomphe définitif, où ceux-ci, aussi heureux qu'étonnés d'une destinée si étrange, prononceront, sur celui à qui elle a été faite, ces paroles que l'esprit prophétique (13) met sur leurs lèvres :
Sans doute, c'est Abraham qui, tout d'abord, enseigna autour de lui la croyance à l'Être Suprême, créateur du ciel et de la terre, excluant toute association et toute représentation, la croyance au Dieu infiniment juste et clément, portant sur tous les hommes l'oeil toujours ouvert de sa Providence.
Mais, par Abraham, l'idée religieuse ne pouvait pas s'étendre au-delà du cercle étroit de la famille. C'est grâce à Israël, devenu peuple, qu'elle est mêlée aux mouvements de l'esprit humain, qu'elle devient susceptible d'un développement historique. Cette action, plus puissante et plus féconde, ne pouvait venir que d'Israël délivré. C'est par la liberté que l'homme et les peuples acquièrent leur valeur morale. Si la supériorité de l'être humain vient de la faculté, que le Créateur lui a donnée, de choisir entre le bien et le mal, par un mouvement spontané de sa volonté, n'est-il pas indispensable que, dans la vie extérieure, il soit également en possession de lui-même ? L'Écriture et le Culte, qui entretiennent avec tant de sollicitude le souvenir de l'affranchissement d'Israël, veulent nous porter à apprécier avec vérité la liberté, ce bien auquel tout homme aspire et doit aspirer.
Après de fréquentes alternatives de retour à l'humanité et de nouveaux endurcissements, selon que le malheur le frappait ou lui laissait du répit, Pharaon reconnaît enfin que l'heure de l'accomplissement des décrets du ciel est arrivée. Les mains défaillantes du tyran épouvanté laissent échapper le joug. L'esclave, naguère indifférent aux ouvertures faites par celui qui lui parlait de délivrance, est transformé par la foi dans l'avenir. Les légions serrées, issues de la famille de Jacob, sortent triomphalement de l'Egypte, livrée au deuil, à la honte, au désespoir. Israël est libre !
Que va-t-il faire de sa liberté ?
Mais il a tant souffert pendant la rude existence, où il travaillait, sans rémunération, pour un maître cruel et jamais satisfait ! N'est-il pas temps qu'il trouve le repos et cueille, sans inquiétude, quelques-unes de ces saines jouissances, que le Dieu de bonté a déposées dans la vie terrestre ? Non, il n'est pas appelé à jouir, puisqu'il échange les chaînes de l'esclavage contre un désert aux affreuses solitudes, aux épouvantables rugissements, comme s'exprime l'Écriture, et il ne sortira de ce désert que pour marcher à la laborieuse conquête d'un sol où reposer la plante de son pied.
Israël, que va-t-il faire de sa liberté ?
Mais l'Egypte a si grandement péché, si cruellement abusé de ses ressources, ressources accordées aux peuples pour faire le bien, et qu'elle a employées au mal avec une persistance si impie, malgré de si nombreux avertissements ! Elle a été si ingrate envers ce Joseph, qui fut sa providence au moment de la détresse ! Elle n'est pas encore suffisamment châtiée, et sans doute, pour rendre l'expiation plus terrible, celle-ci va se présenter sous les traits de la furieuse vengeance. L'esclave, devenu libre, sera un peuple fort, et verge vengeresse entre les mains de Dieu, il sera lancé impitoyable sur son ancien persécuteur... Non, Israël ne doit pas se venger. Il lui sera dit, par son Dieu libérateur : "Tu n'auras pas d'aversion
pour l'Egyptien ; car tu as trouvé l'hospitalité dans son pays." (14) Il doit se rappeler que Jacob, fuyant
devant la famine, fut heureux de trouver, dans le pays de Pharaon, le pain qui manquait à sa famille. Il doit se souvenir du bienfait et oublier les injures.
Israël, que va-t-il faire de sa liberté ?
Ecoutons un Midrasch (15) : Le Décalogue débute par ces paroles : "Je suis l'Eternel ton Dieu, qui t'ai tiré de
l'Egypte, de la maison des esclaves." Pourquoi affirmer Dieu, en lui attribuant un acte particulier ? N'eût-il pas été préférable de donner à cette majestueuse affirmation un caractère universel, et de dire : "Je suis l'Eternel ton Dieu, qui ai créé le ciel et la terre", ou "qui suis le père et le juge de tous les hommes" ou, mieux
encore, que le texte sacré, ne pouvant énumérer toutes les grandeurs divines, proclamât l'existence de Dieu en taisant tout attribut ? Rien ne saurait être plus solennel que cette simple affirmation, rien plus éloquent que le silence fait autour d'elle.
Le Midrasch voit un important enseignement dans l'alliance d'idées, que présente la première parole du Décalogue, et il la commente ainsi : "C'est pour que tu puisses m'adorer et me servir que je t'ai délivré."
En effet, pour vouloir vivre de la vie morale et intellectuelle, pour être capable de se consacrer à une idée au point de savoir souffrir pour elle, et attendre son succès avec une patience que rien ne lasse ; en un mot, pour avoir le noble désir de travailler au bien général, il faut tout d' abord se posséder soi-même, il faut avoir la liberté. Nous ne nous sentons des devoirs que quand on nous laisse nos droits ou, au moins, l'espoir de les conquérir.
Se sentir des devoirs ! ô supériorité de l'homme ! vouloir sincèrement les accomplir, partout où ils s'offrent à nous, être inquiets et mécontents à la pensée que nous manquons à notre destinée, voilà notre véritable grandeur ; nous plaire dans la relation intime, où le devoir met notre âme avec la Divinité, en goûter le bonheur ineffable, et demander à Dieu, comme la plus grande grâce, de nous aider à suffire à notre tâche, c'est être animé du sentiment religieux dans toute son élévation, dans toute sa pureté.
Israël, dans ses plus grandes misères, alors qu'il devait paraître absolument frappé d'impuissance, a toujours retrouvé ce secours divin. En tenant sans cesse présentes à notre esprit les souffrances de nos ancêtres et leur délivrance éclatante, notre culte a voulu nous inspirer une foi inébranlable dans le secours de la Providence, même quand les plus criantes injustices et la plus noire méchanceté nous accablent. C'est cette foi qui a fait dire à Salomon, dans sa prière d'inauguration (16) :
Moïse, en assignant le milieu de la nuit (19) comme l'heure fatale, où l'oppresseur, enfin vaincu, laissera échapper sa victime, semble avoir voulu nous dire : De même que l'instant, où la nuit est le plus noire, amène celui qui commence la période de retour vers la lumière, de même le plus profond de la détresse doit nous mettre dans l'attente du secours.
Ceux qui, par calcul, excitent le fanatisme des masses et resserrent le noeud du bandeau des préjugés, ne réussissent pas à éteindre en eux-mêmes tout sentiment d'humanité; à faire taire, à jamais, le cri de la conscience ; le fanatisme ne peut pas toujours être tenu dans le délire, qui est un extrême ; les protestations de la vérité parviennent, à la fin, à se faire entendre. - Il arrive un moment, où la mesure de l'iniquité déborde, où il fait le plus nuit possible ; alors ceux qui ont épaissi les ténèbres sont épouvantés de leur oeuvre, sentent ce qu'elle contient de perversité, et, pleins de confusion, ils cessent d'agir. Cela suffit pour que le fanatisme se calme, sorte de son état de folie ; pour que le préjugé entrevoie la douce lumière de la vérité et se récuse. - Peu à peu le jour revient, la lumière se propage.
Selon ses vues insondables, la Providence hâte ou retarde ces heures de renaissance. A Israël de ne pas se laisser abattre, de rester le gardien de sa foi, le gardien du Livre des livres, qui lui est confié ; à lui d'avoir confiance au futur triomphe de la justice, de considérer que
Quittant ces hauteurs auxquelles nous porte notre sujet, l'israélite trouve encore, pour la vie de chaque jour, dans le souvenir de la sortie d'Egypte, de quoi réchauffer au fond de son coeur, ses sentiments de piété.
Dans le récit si dramatique, que l'Ecriture fait de cet événement mémorable, éclate l'intervention de la Providence dans les choses de la terre. Consolante pensée que celle d'un Dieu infiniment élevé, abaissant son regard sur les plus infimes, pour relever celui qui est gisant dans la poussière, pour ramener la joie dans les coeurs brisés ! Dieu nous voit ! Dieu nous juge ! Aucune lumière ne manque à ses jugements, puisqu'il lit nos pensées et nos sentiments. Selon ses vues, qui sont éloignées des nôtres comme le ciel l'est de la terre, il mesure le temps que l'injustice sévira ; l'heure de la réparation arrivée, la puissance de l'oppresseur s'évanouit comme la fumée, et l'opprimé, affranchi, chante le Dieu qui l'a éprouvé, puis secouru, le Dieu qui de la pierre rebutée a fait la pierre angulaire (21).
Il a plu au Maître de l'univers de se servir, pour donner au monde la lumière du Sinaï, d'une peuplade échappée de la servitude, et portant encore, pour ainsi parler, les empreintes de sa chaîne dans les solitudes d'un désert. C'est parmi les plus humbles qu'il choisit les ministres de sa volonté, pour accomplir les plus grandes choses, et il avertit ainsi les orgueilleux de la vanité des distinctions, dues à la naissance ou à la fortune. - Ne dédaigne personne, car tout homme a son heure dit la Michenah (22). Tout homme a sa valeur, par le concours qu'il apporte à l'harmonie générale. Nous lui devons ce respect et cet amour, qui nous portent à la pratique du bien envers tous nos semblables. La célébration de la Pâque stimule la bienfaisance. Il a bien compris le coeur humain, le rituel, qui ouvre la solennité pascale en exposant le pain de misère de nos ancêtres et en invitant, en même temps, le pauvre à venir se rassasier. Le souvenir du malheur passé, joint à la conviction que la délivrance est venue de Dieu, nous rend bons, compatissants.
Œuvre divine, la loi du Sinaï étend son domaine au-delà des conceptions des législateurs, dont parle l'histoire profane. Elle prescrit la morale, elle impose la charité, l'élévation de l'âme vers Dieu, la pratique de toutes les vertus. Les codes humains ne s'occupent que des actes, celui que Moïse propose atteint les mouvements de la pensée et du coeur.
Pour entretenir vivant dans nos familles le souvenir du grand spectacle du Sinaï, il ne suffit pas d'en faire mention, de le déposer dans quelques mots confiés à la mémoire, de le célébrer par une cérémonie ; il faut y porter nos méditations et lui demander des enseignements.
La première réflexion qu'il suggère, c'est que le fait, sur lequel repose notre croyance, ne s'est pas passé loin de tout regard investigateur ; c'est avec la plus grande publicité qu'il s'est accompli. Il n'est pas attesté par un ou deux témoins : il a eu pour spectateurs un peuple tout entier.
Israël a vu, chez les Egyptiens, une religion entourée de mystères par des prêtres, avides de pouvoir et sans scrupules sur les moyens de se l'assurer. Que son lot est différent ! La loi de Moïse n'est pas livrée à une caste privilégiée, pouvant s'en servir pour abuser d'un peuple tenu dans l'ignorance et déclaré profane, indigne. Elle est l'héritage de l'assemblée de Jacob (25). Tous sont appelés à l'étudier et à la comprendre. Tous sont jugés dignes de l'enseigner. Pour chaque père, c'est un devoir de la faire connaître à ses enfants (26). Nos fêtes, nos cérémonies et nos symboles sont des occasions pour accomplir ce saint devoir.
Ainsi, constatons à la satisfaction de notre esprit, que notre foi en la révélation sur le Sinaï a pour fondement le témoignage d'un peuple entier. Nous ne cherchons pas notre garantie dans la supériorité de Moïse, dans sa vertu, dans son chaleureux dévouement, dans les miracles par lesquels il s'est fait connaître. Il avait lui-même besoin d'être accrédité par le spectacle du Sinaï, l'Ecriture le dit formellement (27).
Et Israël, sous la conduite de Moïse, est un témoin irrécusable : il compte des hommes pouvant exercer un contrôle sérieux, puisqu'il s'est rencontré, dans son sein, soixante-dix anciens, dignes d'être associés au législateur, et sur lesquels reposait un esprit déclaré semblable à celui qui animait le maître (28). Ce peuple n'est pas un troupeau docile, dont la crédulité seconde toute entreprise ; il est, au contraire, revêche, et se signale par de fréquentes révoltes. Moïse voit s'élever des jaloux, des ambitieux influents, qui s'efforcent d'entraver son oeuvre. Notre foi en l'événement est donc aussi éclairée que celle accordée à l'histoire, en général, par tous les gens du monde.
A cette confiance, qu'inspire l'authenticité des faits, s'ajoute, pour le croyant, le consentement de la raison. La raison aussi est une révélation, révélation qui s'accomplit dans tous les temps, dans tous les lieux, pour tous les hommes. Elle est un flambeau, allumé au foyer d'où émane toute lumière. Une croyance, qui redoute cette clarté divine, ne saurait s'imposer à l'homme intelligent. Le Judaïsme, en effet, ne nous propose aucun article de foi incroyable ; il ne nous enseigne rien, qui offense les idées nécessaires sur Dieu et sur ses attributs, ou bien sur l'homme, sur sa liberté et sa responsabilité. Les miracles les plus avérés ne sauraient prévaloir, auprès du disciple de Moïse, contre ce qui constitue l'essence de la raison humaine.
Notre raison conçoit Dieu un, incorporel, universel, excluant l'association de toute autre force, ne pouvant être représenté sous aucune forme. Nous devons donc repousser toute doctrine allant à l'encontre de cette irrésistible révélation.
La foi de l'israélite accepte l'incompréhensible, mais elle rejette l'incroyable.
Si la religion nous commande de croire, alors même que nous sommes impuissants pour expliquer, c'est pour nous assurer son plus grand bienfait : par là, elle assouplit notre volonté et l'exerce à se soumettre à celle de Dieu ; elle nous apprend à être humbles, à rester dans la voie qui convient à notre faiblesse. Elle veut aussi faire une grande place au sentiment.
Ceux qui, fiers de la rigidité de leur esprit investigateur, jettent, pêle-mêle, les croyances et les choses d'étude dans le creuset de l'analyse, méconnaissent le besoin pour l'homme d'avoir une foi, qui lui serve de point d'appui. Pourtant, ce besoin est tellement dans notre nature que ceux-là mêmes qui ne veulent relever que de la raison sont encore forcés d'avoir foi en celle-ci. Où est la garantie qu'elle ne les abuse pas ? Quels sont leurs moyens de contrôle ? Ne sont-ils pas réduits
à se dire : nous avons la croyance que notre raison ne nous trompe pas ? Ils oublient, en même temps, que la valeur de l'être humain ne se trouve pas uniquement dans les opérations de ses facultés mentales, mais aussi, et pour une bonne part; dans les inspirations de son coeur : la lumière, sans chaleur, lui est insuffisante. Il se dégrade, sans doute, quand il est sourd à la raison,
quand il accepte ce qui est incroyable : il cesse, par là, d'être l'image de Dieu. Mais il manque également à sa destinée, quand il veut exclusivement raisonner. C'est la mutilation de son être que de renoncer à l'influence du sentiment, dont l'action est si grande sur la vie de l'humanité. C'est lui qui fait exister la famille, dont il est le lien et la force ; c'est du sentiment que procède la charité, ce lien divin qui pourrait faire de toute l'humanité une seule famille. Il enfante le dévouement, l'héroïsme, l'amour de la gloire, les grandes actions. Même a-t-on eu tort de dire que les grandes pensées viennent du coeur ? (30)
Eh bien ! la religion développe et ennoblit le sentiment, elle le poétise, l'enlève de terre pour le diriger vers Dieu. Voici comme le Psalmiste la caractérise :
Elle restaure l'âme (31) : C'est par la contrainte que celle-ci est retenue sur la terre ; son origine et son avenir sont dans le ciel, son passage ici-bas est un labeur pénible. La religion la réconforte, en corrigeant pour elle la grossièreté de la vie terrestre, en l'inondant des splendeurs de l'idéal.
Elle éclaire les sots (32) : Est-il, en effet, un égarement plus profond que de sacrifier le principal à l'accessoire, l'éternel au périssable ?
Elle réjouit le coeur (33), puisqu'elle le pénètre d'une douce quiétude, sous la protection de la Providence, qu'elle nous fait sentir, offre des consolations dans les plus grands malheurs, ne nous laisse jamais sans l'espérance.
Elle éclaire les yeux (34) : car elle adoucit le caractère, apaise les passions, dont la fougue est la cause la plus ordinaire de nos égarements.
Pour nous assurer ces biens inapréciables, l'Ecriture déroule des scènes, prend des allures, et se sert d'un langage qui ne satisfont pas toujours le savant. Mais c'est au grand profit du sentiment que la raison y est dépassée, sans être abolie. Souvent aussi, elle nous place sous la direction de la foi, alors que les plus simples notions semblent suffire. C'est ainsi que la parole de Dieu se fait entendre avec une extrême solennité, pour recommander le respect de la vie et de la propriété du prochain... Mais ici encore se révèle la sagesse divine.
Assurément, l'homme peut trouver en lui-même les règles de la morale. Mais n'est-il pas dans sa nature de se laisser aller, parfois, à la dérive au gré de ses penchants, de ses goûts, de ses instincts, ou de se laisser emporter par ses passions ? Qu'il est heureux, pour le salut de notre âme, que nous puissions entendre, pendant ce sommeil de notre conscience, la voix du Sinaï, nous rappelant les lois fondamentales et nous inspirant une crainte respectueuse. Elle nous ramène à la lumière ; tantôt réfrénant nos débordements, tantôt secouant notre torpeur. Ce secours de la religion nous permet de couler notre vie, ses intermittence, dans l'éloignement du mal. Il supplée à notre direction personnelle, dans les moments sinistres, où celle-ci semble abdiquer. Il nous fait comme une raison et une conscience de réserve, qui viennent couvrir de leur égide notre vertu en péril.
C'est encore grâce à ce secours que, dès le premier âge, nous sommes familiarisés avec les idées de Dieu et de devoir. L'éducation religieuse fait prendre à l'enfant l'habitude du bien, nourrit son esprit d'idéal, ce qui le prépare à tout ce qui est généreux et élevé. Il n'est pas encore suffisamment doué de discernement qu'il se trouve muni d'un code de morale, auquel il a été exercé à se conformer par respectueuse obéissance, et qu'il arrivera à mettre en pratique par amour de Dieu et des hommes par vertu.
Ce code est, pour le fidèle, un écrin plein de joyaux, dont le plus saillant est le Décalogue.
DÉCALOGUE SELON L'EXODE (35). I
Je suis l'Eternel, ton Dieu, qui t'ai tiré de l'esclavage d'Egypte.
II
Tu n'auras pas d'autre Dieu que moi. Tu ne te feras point d'idole, ni aucune image de ce qui est dans le ciel ou sur la terre ou dans les eaux. Tu ne te prosterneras pas devant elles, tu ne les adoreras pas; car c'est moi l'Eternel qui suis ton Dieu, Dieu jaloux qui, pour ceux qui m'offensent, poursuis sur les enfants, jusqu'à la troisième et la quatrième générations, les fautes dont les pères ont donné l'exemple ; et j'étends mes faveurs jusqu'à la millième génération, pour ceux qui m'aiment et gardent mes commandements.
III
Tu ne proféreras pas en vain le nom de l'Eternel ton Dieu ; car l'Eternel ne laisse point impuni celui qui profère son nom en vain.
IV (36)
Pense au jour du sabbat, pour le sanctifier. Pendant six jours tu travailleras et feras tous tes travaux. Mais le septième jour, il y aura sabbat en l'honneur de l'Eternel ton Dieu ; tu ne feras aucun travail, toi, ton fils, ta fille; ton esclave, ton bétail, ni l'étranger qui est dans tes murs. Car en six jours l'Eternel a fait le ciel, la terre, la mer et tout ce qu'ils renferment, et il s'est reposé le septième. C'est pourquoi l'Eternel a béni le jour du sabbat et l'a sanctifié.
V
Honore ton père et ta mère, afin que tes jours se prolongent sur la terre que l'Eternel ton Dieu te donne.
VI
Ne commets point d'homicide.
VII
Ne commets point d'adultère.
VIII
Ne prends point le bien d'autrui.
IX
Ne dépose point, contre ton prochain, de faux témoignage.
X
Ne convoite pas la maison de ton prochain ; ne convoite pas la femme de ton prochain, son esclave, ni sa servante, son boeuf, ni son âne, ni rien de ce qui appartient à ton prochain. |
Voilà les dix paroles (37), entendues par Israël, assemblé au pied du Sinaï et protestant de sa fidélité. La première est consacrée à la croyance en Dieu, base de la législation. Seule, elle n'affecte pas la forme du commandement, parce qu'un credo ne saurait être imposé. La foi s'inspire ; elle naît sous l'influence d'une éducation propre à la produire. Israël est placé, si l'on peut s'exprimer ainsi, dans une atmosphère religieuse propice au développement de toutes les croyances nécessaires à la vie morale. Mais celle même qui est la plus caractéristique du Mosaïsme, celle qui a pour objet l'unité de Dieu, n'est pas ordonnée ; elle est l'objet d'une solennelle affirmation : Écoute Israël, l'Eternel est notre Dieu, l'Eternel est un ! (38)
Le Décalogue rappelle la sortie d'Egypte, due à l'assistance si manifeste de la Divinité ; il était utile de parler à Israël de son libérateur : sa délivrance éclatante était bien faite pour agir sur son coeur et sur son esprit, et pour lui faire sentir la présence du Dieu de bonté et de justice. Cependant cela ne suffisait pas. La croyance en Dieu devait s'appuyer sur une considération d'un ordre plus élevé et universel. La quatrième parole a achevé l'enseignement, en instituant la sanctification du sabbat, pour célébrer le Dieu créateur, celui qu'Abraham a appelé le juge de tout le monde (39), et que Moïse et Aaron invoqueront comme le Dieu des esprits de toute chair (40).
Il était naturel de parler au nom de l'auteur de toutes choses, au nom du père de tous les hommes, à celui qui a été désigné comme l'aîné des peuples dans la glorification du Dieu un, à celui qui a été destiné à souffrir pour l'humanité et à attendre, comme prix de ses sacrifices, que, selon l'expression du prophète, la connaissance de Dieu couvre la terre comme les eaux couvrent l'Océan (41).
Les tables de Moïse sont un monument impérissable, qui est assuré du respect de tous les siècles. Elles furent, chaque jour et solennellement, lues dans le temple de Jérusalem. Mais cette lecture fut supprimée, lorsqu'on s'aperçut qu'elle menaçait de faire naître une hérésie, celle de n'attribuer une origine divine qu'au seul Décalogue (42). Celui-ci, néanmoins, a conservé sa place de privilégié dans la vénération des fidèles ; il est resté l'emblème Judaïsme. En effet, dans sa concision lapidaire, il fait apparaître les trois éléments qui constituent l'édifice religieux : le dogme, le culte et la morale.
Le dogme est cet ensemble de croyance que notre esprit consent à soustraire à toute discussion, croyances qui persistent à travers les vicissitudes de la vie, qui résistent à tous les entraînements. Pour faire prendre corps au dogme, afin de le tenir toujours présent à notre pensée et afin de le perpétuer d'âge en âge, la religion l'a comme incrusté dans le culte dont les pratiques, les cérémonies et les symboles nous font vivre avec notre foi, de notre foi. Ce que la religion se propose surtout, c'est de nous gouverner par les lois de la morale, à la faveur de l'éducation que nous tenons du dogme et du culte. Ceux-ci n'ont un caractère de sainteté que parce qu'ils peuvent nous aider à devenir vertueux.
C'est à la doctrine que le Décalogue réserve la première place. Israël, devant le Sinaï, entend tout d'abord proclamer l'existence d'un Dieu, dont la providence exerce une action toute puissante, dont l'unité répudie toute espèce d'association, et qu'on ne saurait, sans sacrilège, représenter sous aucune forme.
C'est ici qu'en même temps nous sommes le plus rigoureusement avertis de notre responsabilité absolument individuelle.
L'Ecriture, plus d'une fois, déclare que le péché ne pèse que sur le coupable. Il est vrai, qu'au point de vue matériel, les descendants éprouvent forcément les suites désastreuses des fautes des ancêtres : l'incurie et la prodigalité d'un père préparent la pauvreté à ses enfants ; les effets funestes de la vie déréglée d'un homme seront ressentis par ceux qui lui devront le jour. Mais la faute du père ne saurait entacher l'âme de l'enfant. La souillure du péché ne peut pas être
héréditaire. Chaque âme, à sa naissance, est placée dans la plénitude de son innocence et de sa liberté. Ainsi le veulent la sagesse et la justice de Dieu.
A la doctrine se lie étroitement le culte. L'Eternel à qui seul revient notre adoration, même son nom ne doit pas être prononcé en vain. Mais cet hommage négatif ne suffit pas ; il faut, des actes, et le Décalogue donne place à l'institution du sabbat, prescription la plus importante du culte positif si nécessaire à notre éducation.
Enfin, à la morale, but du dogme et du culte, est réservée la plus grande place. Six des dix paroles sont consacrées à nos devoirs dans la famille et à nos devoirs dans la société. Même celui de régler les mouvements secrets de notre coeur n'est pas oublié.
La législation de Moïse présente un phénomène unique dans l'histoire. Chez tous les peuples, le législateur s'inspire des besoins présents, de l'état des moeurs, du degré où est arrivée la civilisation. A une société qui commence; quelques règlements des plus simples, quelques conventions suffisent. A mesure qu'elle se développe, que sa population augmente, que son territoire s'étend ; selon qu'elle progresse dans le commerce, dans les arts et dans les sciences ; selon qu'elle noue des relations, son code se modifie : des lois nouvelles sont édictées, les lois anciennes sont changées, complétées, tombent en désuétude ou sont abolies. Absolument comme un cours d'eau, dans ses sinuosités, obéit aux accidents des rives qui l'enferment, une législation reflète les évolutions, tous les mouvements de la société qu'elle doit gouverner.
Telle n'est pas l'économie de l'établissement d'Israël. Ce peuple, échappé d'hier de l'esclavage, errant dans un désert, ayant encore à conquérir un coin de terre où s'asseoir ; un code complet, fait d'une seule venue, lui est tout d'abord donné. Evidemment, si partout ailleurs les lois sont faites pour ceux dont elles doivent régler la conduite, ici le peuple est créé pour la législation qui lui est apportée.
Les grandes idées dont le Pentateuque est fait étaient, lorsque l'inspiration divine les fit éclore dans le génie de Moïse, étrangères, opposées à ce qui constituait, dans ces temps, le patrimoine si indigent de l'esprit du commun des hommes.
Proclamer le Dieu absolument un qu'on ne peut, sans sacrilège, représenter par aucune image ; annoncer le Dieu père et juge de tous les hommes, juste et miséricordieux ; montrer l'homme libre, pouvant choisir entre le bien et le mal, pouvant s'élever ou se dégrader ; déclarer toute l'humanité issue d'une même souche, tous les hommes des frères égaux ; ne pas laisser la religion comme un instrument entre les mains d'une caste, qui, dans des vues de domination, la couvrirait d'un voile de mystères; mais la mettre à la portée des plus humbles ; appeler l'homme à se sanctifier en retrécissant, par tous les côtés; la vie matérielle et à se rendre par là plus apte aux efforts que demande la vertu ; mêler l'idée religieuse à la vie domestique et à la vie sociale ; entourer les bonnes moeurs de toutes les mesures préservatrices ; prêcher l'amour du prochain au plus haut degré, même envers un ennemi, et mettre les plus égoïstes dans l'impossibilité de se désintéresser de leurs frères malheureux ; voilà le Pentateuque; voilà la gerbe de lumières, qu'a fait jaillir le Sinaï, et qui ira s'épanouissant sur le monde entier.
C'est Israël, lui déjà préparé par les Patriarches, que Dieu a choisi pour faire connaître et conserver cette doctrine. Il est appelé à glorifier l'Éternel, en pratiquant la loi qu'il lui a donnée ; c'est son lot ; c'est là ce qui constituera sa sagesse et sa grandeur (46). Mais il n'accomplira sa tâche qu'en passant par de nombreuses convulsions. C'est tout en se rendant coupable de fréquentes infidélités, tout en se diminuant, de temps en temps, par des chutes déplorables qu'il s'acheminera, à pas lents vers le but qui lui est proposé. Ses fautes et ses défaillances ne sauraient autoriser une critique irrespectueuse envers les Ecritures. Israël n'est pas présenté comme ayant la vertu infuse : il est invité à se rendre vertueux; en marchant dans les voies de Dieu. Son élection n'a pas aboli, en sa faveur, les faiblesses humaines. L'Eternel l'a choisi pour le faire servir à ses vues ; et, afin de mieux le former, afin de le seconder dans l'oeuvre de son perfectionnement, il veut que chacune de ses fautes soit sévèrement punie (47).
Ce qu'il y a de glorieux dans cette mission et de rigoureux dans cette direction providentielle fait comprendre l'histoire d'Israël, laquelle ressemble si peu à celles des autres nations ; fait comprendre ses débuts si étranges, ses innombrables malheurs, ses alternatives d'abaissement et d'élévation, la persistance de sa vitalité et sa valeur réelle, qui percera sous tous les affronts, dont la médiocrité jalouse pourra s'efforcer de le couvrir. Oui, elle s'explique "l'étonnante destinée des enfants de Jacob." On voit pourquoi il faut qu'ils souffrent beaucoup et pourquoi "il faut que ce peuple, même au milieu de de toutes ses misères, ait la main dans toutes les grandeurs." (48)
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