LES QUATRE SOUVENIRS - 2

III
ATTAQUE D'AMALEC

Illustration de la Haggadah de Bâle - 1816

La vengeance est hideuse : elle donne à l'homme de la férocité. Poussé par elle, il épie la proie, frappe avec volupté ; puis, goûte une tranquille satisfaction. Que de crimes n'a-t-elle pas fait commettre ! Que de malheurs n'a-t-elle pas semés ! Souvent elle s'est parée du, beau sentiment de la famille et n'en a été que plus terrible. Dans l'antiquité, où la force prétendait supprimer le droit, la coutume avait consacré l'exercice de la vengeance de maison à maison. C'est contre cet usage inhumain que la législation de Moïse a voulu réagir par l'institution des villes de refuge (49). Le moyen âge encore avait ses guerres privées, qu'on retrouve même de nos jours chez les montagnards du Caucase et du Monténégro. La sanguinaire vendetta n'est pas extirpée des moeurs de la Corse, et l'on ne saurait douter que ce ne soit pour choisir le moindre de deux maux que notre société conserve le duel qui, lui, laisse voir plus de sottise que de barbarie, puisqu'il a des règles pour offrir l'offensé au fer d'un insulteur plus habile que lui.

Parfois aussi la vengeance s'est montrée transportée du zèle de la religion. Venger Dieu ! Ce cri de guerre a déjà enhardi au crime à l'infini. L'Ecriture dit que Phinéas, en frappant des coupables pour sauver les bonnes moeurs (50) et qu'Elie, en sévissant (51) contre les prêtres de Baal, pour châtier les infamies de l'idolâtrie, ont vengé Dieu ; elle le proclame à leur louange et c'est justice. Dans toute société, il appartient aux cheîs de défendre, avec la vigueur la plus extrême, la morale cyniquement outragée ; mais exercer des cruautés envers ceux qu'on appelle hérétiques, et auxquels on n'a pas à reprocher des actes d'immoralité, autorisés par leurs croyances ; puis, oser justifier une semblable conduite, en disant s'être chargé de venger Dieu, c'est assurément l'impiété la plus abominable.

C'est pour réagir contre la vindicte privée, avons-nous dit, que Moïse avait institué les villes de refuge, où l'homicide par cas fortuit trouvait protection contre des poursuites injustes. Telle est, hélas ! l'opiniâtreté d'un préjugé, qui a pénétré dans les moeurs, qu'une législation éclairée, soucieuse du progrès moral, se sent obligée d'entrer avec lui en composition. Mais le même législateur, qui, dans la pratique est réduit à se contenter d'offrir un asile à l'innocent, s'élève dans ses enseignements à la plus sublime charité :

"Tu ne garderas pas de haine contre ton frère, tu ne te vengeras pas ; tu chasseras le souvenir du mal qui t'a été fait ; tu aimeras ton prochain comme toi-même" (52).
Comme toi-même ! Ce commandement, en vérité, n'excède pas les ressources d'un coeur formé par la religion. Il ne nous est pas dit d'aimer autrui autant que nous-mêmes. Le Pentateuque fuit la vaine gloire de prescrire un héroïsme, qui ne saurait se trouver dans la faible humanité. Le rapprochement qu'il fait entre l'oubli des torts et le devoir d'aimer le prochain nous éclaire suffisamment sur sa pensée. Il nous est commandé d'aimer notre frère d'un amour semblable par sa nature à celui que nous éprouvons pour nous-mêmes ; nous devons être charitables envers lui, par des considérations autres que celles qui nous font aimer les choses utiles, que nous rejetons vite dès qu'elles ont cessé de l'être. Nous devons effacer le souvenir du mal et nous comporter avec humanité, même envers celui de qui nous avons à nous plaindre. Il reste notre semblable, comme nous il est créé à l'image de Dieu ; rien ne peut nous dispenser du devoir de la charité. Il faut faire tous nos efforts pour triompher de nos ressentiments.
"Si tu rencontres la bête égarée de ton ennemi, ramène-la lui et empresse-toi de l'aider à la relever, si elle tombe sous sa charge,"
nous dit l'Ecriture (53).

La raison, d'ailleurs, prête ici toutes ses lumières à la religion. Quand nous nous vengeons, ne sommes-nous pas partie et juge ? La passion nous entraînant, ne sortirons-nous pas des limites de la justice ? Et puis, assouvir notre haine, est-ce réparer notre dommage ? Et encore, la réparation ne pourrait être justement revendiquée d'individu à individu que par la décision de juges, dont l'impartialité serait garantie. - De nation à nation, il en est autrement. Il n'existe malheureusement pas de tribunal chargé de décider entre elles ; elles se rendent justice elles-mêmes : la victoire ou la défaite, les surprises et les finesses de la diplomatie, sont les arrêts qui interviennent dans leurs différends. On conçoit Moïse, ressentant l'injure faite à tout son peuple dans la personne d'un hébreu maltraité, se laissant enflammer par le feu dévorant de la vengeance et donnant la mort au coupable. Quand on réfléchit, on n'incrimine pas le conseil, donné aux esclaves, de s'approprier les emprunts faits à leurs exacteurs au moment de la délivrance, et lesquels ne constituaient qu'une partie de ce qui leur revenait. Mais là où les besoins de la légitime défense cessent, le Pentateuque veut voir s'éteindre en Israël tout ressentiment contre l'Egyptien et ne laisser place dans son coeur qu'au souvenir de l'hospitalité accordée par l'Egypte à la famille de Jacob (54). Le culte de la Synagogue, s'inspirant de cette recommandation si charitable, a réduit les chants d'allégresse pour la Pâque, en mémoire de la terrible destruction de l'armée égyptienne. (55)

Cependant - sujet d'étonnement et de méditation - ce Pentateuque, si plein de mansuétude pour nous recommander d'effacer tout ressentiment, d'assister, dans sa détresse, celui qui nous a méchamment traités ; pour dire à un peuple à peine délivré : tu ne garderas pas de haine contre ton cruel oppresseur ; ce même Pentateuque devient impitoyable pour ordonner à Israël, vainqueur d'Amalec, de rappeler toujours l'inhumanité de cet ennemi, de s'acharner à sa destruction et de perpétuer, d'âge en âge, la haine jurée contre lui. Aujourd'hui encore, où certes il n'y a plus à poursuivre Amalec, la Synagogue rappelle périodiquement sa méchanceté et flétrit sa mémoire.

Interrogeons l'Écriture sur l'épisode mémorable dont nous nous occupons.
Dans le désert, une secousse énergique ramène Israël à Moïse, qu'il vient d'offenser, et à la Providence divine qu'il vient de méconnaître. C'est Amalec qui accourt soudain et l'attaque sans motif. Moïse, avec un calme majestueux, ordonne à Josué de réunir des hommes d'élite et de les mener au combat, ajoutant qu'il se porterait, lui, sur une hauteur, tenant dans sa main la verge divine.
Tout s'exécute, et selon que les mains de Moïse sont levées vers le ciel ou que la fatigue les abaisse, la victoire indécise va à Israël ou à l'ennemi. Le secours d'Aaron et de Hour affermit les mains défaillantes de leur maître, jusqu'au coucher du soleil, et Josué accable Amalec. Dieu dit à Moïse de consigner ce fait dans le Livre et de recommander à Josué d'en garder le souvenir ; car la trace d'Amalec doit être effacée de la terre. Moïse élève un autel, qu'il nomme : Dieu, ma bannière, et dit : puisque Amalec a porté son attaque contre le trône de l'Eternel, guerre contre lui, au nom de l'Eternel, dans toutes les générations (56).

Ce terrible anathème est répété par le Deutéronome. Dans ce sublime testament, où le pasteur, près de mourir, réunit en un faisceau compact ses exhortations les plus solennelles, il retrace, à grands traits, la conduite inhumaine et impie d'Amalec, dont il présente l'exterminanation comme le premier devoir d'Israël, dès que celui-ci aura réduit à l'impuissance les ennemis qui pouvaient l'inquiéter (57) . Cette extermination est le premier fruit que Saül doit retirer de ses succès. Cette oeuvre sanglante, le prophète Samuel la montre comme une mission essentielle du roi qu'il a institué, et celui-ci entend prononcer sa déchéance, pour avoir apporté des tempéraments dans l'exécution (58). Restée inachevée, elle est continuée par David (59), et enfin accomplie pendant le règne d'Ezéchias (60).

Et maintenant que les vestiges d'Amalec sont effacés, maintenant qu'il a disparu de la scène du monde, la Synagogue ne veut pas qu'Israël oublie son forfait. A la fête de Pourim, les fidèles entendent le récit solennel de l'attaque, et aussi, à époque fixe, la recommandation de s'en souvenir toujours.

Evidemment, nous sommes invités à la méditation.
Fidèles disciples de Moïse, nous devons fermer notre coeur à la haine, perdre le souvenir des méchantes actions dont nous sommes victimes et, pourtant, c'est faire acte de bon israélite que de rappeler la conduite d'Amalec et de vouer sa mémoire à l'exécration de la postérité la plus reculée !

Des événements extraordinaires se sont produits, de grandes choses se sont accomplies : un peuple vient de naître, il est introduit dans le monde avec le plus grand éclat, un rôle des plus considérables lui est attribué. Il a besoin de vivre, de se développer, de travailler à sa propre éducation, pour servir à celle des autres peuples ; il a été créé pour le bien du genre humain. Il sera conservé en dépit des accidents qui traverseront sa marche, malgré toutes les forces ennemies auxquelles il se heurtera : Dieu ne saurait se manquer à lui-même.

Dans l'hymne où Moïse glorifie le miraculeux passage de la Mer Rouge, on sent une préoccupation de l'avenir, vite apaisée par une confiance sans borne. Pharaon est vaincu, son armée anéantie, mais n'y a-t-il pas d'autres ennemis à redouter ? Non :

"A la nouvelle de cette délivrance, les peuples s'inquiètent, les habitants de la Palestine tremblent, l'épouvante s'empare des vaillants de Moab, tous les Cananéens sont terrifiés ; la crainte, l'anxiété les accablent, sous l'action de ta puissance, ô Dieu Ils seront immobiles comme la pierre, jusqu'à ce que ton peuple ait passé, jusqu'à ce que tu l'aies amené, bien établi dans ton domaine, résidence que tu t'es réservée, sanctuaire que tes mains ont disposé. L'Eternel régnera à jamais !" (61).

Cependant, il s'est rencontré un peuple audacieux et cruel, qui s'est montré réfractaire à cette impression de terreur et insensible à toute considération d'humanité.
Rien ne justifiait l'agression d'Amalec, rien n'avait provoqué son attaque. Que veut l'assaillant ? Ternir l'éclat de la puissance avec laquelle s'est manifesté, s'est imposé le Dieu un, au nom duquel Moïse s'est adressé à ses frères et à leurs oppresseurs. Dans l'antiquité, chaque peuple avait son Dieu local. Aux luttes, où s'entrechoquaient les armées, se mêlait la rivalité des dieux. Le vainqueur était fier de la supériorité de l'idole, au nom de laquelle ses prêtres l'avaient fanatisé. Ce Dieu de l'univers, ce Dieu de tous les peuples que Moïse enseigne à reconnaître, Amalec veut le réduire aux infimes proportions d'un dieu national, dont il espère voir triompher celui qu'il adore, et c'est avec l'atrocité du sectaire qu'il attaque Israël. Sans égard pour l'accablement de cet affranchi, encore tout endolori, il fond sur lui pour l'anéantir, comptant abolir avec lui la divinité à laquelle il rend hommage.

Il faut, pour le bien de l'humanité, que le peuple qui a conçu un semblable projet disparaisse. Sa condamnation est nécessaire à l'affermissement de la croyance au Dieu, maître de toutes choses et père de tous les hommes. Les merveilles de la sortie de l'Egypte et celles du Sinaï resteraient sans effet durable, si l'audace de celui qui a prétendu en montrer l'inanité n'était le plus rigoureusement châtié Les combattants, commandés par Josué, ont étonnamment triomphé ; cela ne suffit pas. Il est essentiel que celui qui a entrepris d'abolir la croyance au Dieu universel soit supprimé lui-même ; autrement les idolâtres ne se détacheront pas de leurs dieux nationaux et les plus pernicieuses superstitions continueront de hanter la société humaine. Voilà pourquoi Celui qui a dit : Tu ne te vengeras pas, tu ne garderas pas le souvenir des injures, tu oublieras l'oppression égyptienne pour ne rappeler que le bienfait qui l'a précédée ; voilà pourquoi ce même Dieu de bonté demande l'anéantissement d'Amalec. C'est dans l'accomplissement de cet ordre, excessivement rigoureux, mais nécessaire, que les traditions des Patriarches et les enseignements de Moïse trouveront leur sauvegarde.

Le culte, qui rappelle avec soin le souvenir de l'attaque d'Amalec, veut avertir Israël qu'il doit toujours être prêt au sacrifice, toujours docile dans l'épreuve. Ce n'est pas sans péril qu'on est le propagateur d'une grande idée méconnue, qu'on s'élève contre des erreurs chères au grand nombre. Car celui-ci, irrité contre la faible poignée qui ose rester indéfectible dans sa foi, ferme les yeux sur ce qu'il y a de louable à se déclarer pour ce qu'on croit être la vérité, sans d'abord mesurer ses forces, et sur ce qu'il faut de véritable courage pour persévérer dans la voie qu'on estime être la bonne, bien que le succès y soit remis à un avenir indéterminé. Ah ! c'est de plus d'une façon que ce ressentiment pèsera sur le faible groupe, résolument dévoué à sa tâche. Selon l'état des moeurs du pays, selon la tournure d'esprit qui y règne, on verra tantôt sévir les brutales persécutions ou les odieux dénis de justice, tantôt s'afficher un orgueilleux dédain, tantôt manier l'arme du ridicule.

Au groupe apôtre de puiser dans ses convictions la force nécessaire pour ne pas succomber dans les épreuves, pour opposer à la brutalité du fort la résistance morale du faible, qui se réclame dignement de la vérité et de la justice. Que le sentiment du devoir élève sa pensée, élargisse ses horizons, pour lui faire dédaigner ses contempteurs et pour braver le ridicule, cette arme si peu digne d'attention, quand elle est tournée contre des croyances religieuses, et qui, dans ce cas, change de main, dès que la majorité se déplace.

Le peuple formé par Moïse n'est-il pas le continuateur d'Abraham, proposé (62) comme modèle à ceux qui aspirent à la vertu, à ceux qui cherchent Dieu ? D'un trait, le prophète marque la haute valeur du vénérable personnage donné en exemple : "Abraham était seul quand « Dieu l'appela. »" Seul ! Donc sa foi était sincère et éclairée, sa piété n'était le fruit ni de l'aveugle habitude ni de la servile imitation, ni du timide respect humain. Il s'est détaché, au contraire, de tout ce qui l'entourait, et a prêté l'oreille à cette voix intérieure, que nous nommons vocation. Il s'est senti porté à la connaissance, à l'adoration et à l'enseignement du vrai Dieu, dont l'idée avait été obscurcie par les erreurs de l'idolâtrie, erreurs dont la méchanceté des puissants faisait la base de ses calculs. C'est par la raison et par sa conscience qu'Abraham suffisait à tout. Abandonner la maison paternelle, quitter son pays pour s'aventurer dans des contrées inconnues, que la famine désolait fréquemment, visiter des populations aux moeurs barbares, combattre la ligue de hordes nombreuses, que la nouveauté de ses idées effarouchait, rien n'ébranlait son dévouement à la sainte cause. L'oeuvre à laquelle il avait consacré tout son être, il y travaillait sans relâche. Partout il invoquait le nom de l'Eternel et élevait des autels à sa gloire. Le zèle de notre vaillant précurseur était infatigable ; non moins infatigables doivent se montrer ses descendants.

Nous ne saurions parler de l'attaque d'Amalec sans penser, en même temps, à la résistance d'Israël. Celui-ci, affaibli, exténué, fait un suprême effort. Josué, à la tête de l'élite, marche à l'ennemi, et Moïse, de ses mains levées au ciel, dirige la pensée des combattants vers celui de qui vient toute victoire (63). La foi et l'action s'unissent pour assurer le triomphe.
Dans le récit de cette première lutte déjà, nous trouvons notre devise pour tous les temps : agir et croire !

Mais quelle action sommes-nous capables d'exercer aujourd'hui ?
Aux persécutions Israël doit opposer tout ce que la solidarité peut lui donner de ressources.
Nous imputer à tous les fautes ou les vices de quelques-uns, ah ! c'est une association monstrueuse, que la justice la plus élémentaire repousse, qui a fait fondre sur nous de nombreux malheurs, et qui a souillé l'humanité d'autant de crimes. Nous ne voulons penser à cette grande iniquité que pour être avertis que toute forfaiture rend l'israélite deux fois coupable, et pour la faute qu'il commet, et pour ce qu'on en fait rejaillir sur ses frères en religion.

Mais acceptons cordialement la solidarité sociale, humanitaire, qui doit nous rendre compatissants envers nos coreligionnaires malheureux et nous empêcher de jouir de notre bonheur personnel, tant qu'autour de nous il y a des peines à consoler, des misères à adoucir. C'est avec sagesse que la divine Providence a répandu Israël sur le globe entier (64). Ainsi disséminé, il n'est frappé que partiellement par l'adversité : à côté des pays inhospitaliers, il en est d'autres, où les disciples de Moïse ne relèvent que du droit commun et se trouvent en état d'accourir au secours des victimes du fanatisme. Est-il un devoir plus doux à remplir ? Le plus souvent, ceux qui l'accomplissent rencontrent, sans retard, une noble récompense : ils éveillent dans la société, à laquelle appartiennent les coupables, ce sentiment de responsabilité dont les hommes de bien arrivent, tôt ou tard, à être tourmentés, devant le mal qu'ils auraient pu conjurer en se liguant contre lui.

Il faut le reconnaître à l'honneur du genre humain, les fauteurs de désordre, ceux qui, au mépris de la morale, ne consultant que leur passions, excitent à l'injustice et à la violence, sont partout en petit nombre. Si, néanmoins, ils réussissent dans leurs desseins, c'est que les bons se sont contentés de les blâmer en silence, de déplorer dans l'amertume de leur coeur les noires actions qui les attristent. Assurément, cela ne suffit pas : les hommes de bien resteront responsables de tout le mal qui s'accomplit sous leurs yeux, tant qu'ils ne s'y seront pas opposés avec la plus véhémente énergie, tant qu'ils n'auront pas employé toute leur influence pour l'arrêter.

Le spectacle édifiant de la charité de ceux qui offrent leurs épaules au poids du malheur de leurs frères, est bien fait pour secouer l'indifférence de ceux qui doivent prendre en main la cause de la justice et de l'humanité.
En même temps que dans la solidarité, Israël doit trouver sa force de résistance dans des qualités éminentes. Attention portée sur la pureté des moeurs, développement des vertus domestiques, vulgarisation de l'instruction, amour de l'ordre, du travail, de la sobriété et de l'économie, voilà nos armes défensives. Que l'hostilité, sourde ou ouverte, que nous pouvons rencontrer çà et là, soit l'aiguillon qui nous incite à bien faire ! Ce sera une glorieuse façon de rendre impuissants ceux pour qui il est doux de haïr et de nous concilier les bons esprits et les bons coeurs.

La victoire restera à la vérité. - La route est longue et hérissée d'obstacles, la lutte est incessante. Mais il est un but, où la Providence attend l'humanité. AGISSONS ET CROYONS !
Un jour viendra où personne ne réussira plus à obscurcir l'idée d'un Dieu un, ni à désunir les hommes. Sentir qu'on contribue à amener cette ère de félicité, n'est-ce pas assez pour se consoler de toutes les peines ?

IV
CHÂTIMENT DE MIRIAM

Illustration de la Haggadah de Bâle - 1816

Miriam avait parlé irrespectueusement de Moïse et méconnu sa supériorité. Cet oubli du devoir lui attira un prompt châtiment : elle fut affligée d'une lèpre intense, qui la condamna à l'isolement (65). Ce fait, l'Ecriture l'élève à la hauteur d'un événement mémorable (66), et son souvenir, que nous devons rappeler, est un enseignement.

Notre esprit réunit volontiers Moïse, Aaron et Miriam; ainsi que le fait le prophète Michah, lorsqu'il rappelle à Israël que Dieu avait placé à sa tête ces trois personnages (67). Miriam nous apparaît avec une grande distinction, dès le début de notre histoire. Se tenir à l'écart, dans l'attente de ce qui adviendra de Moïse enfant, exposé dans les joncs du Nil, puis s'offrir pour rechercher une nourrice, peut sembler simple et ordinaire. Cependant, le moment est des plus solennels : il est gros de dangers. Il ne faut pas que la soeur anxieuse laisse trahir la moindre émotion. Un trouble indiscret peut devenir fatal au petit être. Elle est admirable cette Miriam-Providence ! On sent qu'elle est associée à toutes les affaires, initiée à tous les secrets. Elle supplée au père et à la mère. On devine qu'elle occupe une place considérable au foyer et qu'elle prendra une grande part dans l'éducation de son frère.

Plus tard, nous la voyons suivie par toutes les femmes, qu'elle invite à exalter avec elle les prodiges du passage de la mer Rouge. Son cantique est mentionné, et l'on se dit bien qu'il était comme le complément de celui de Moïse. Elle est évidemment un personnage éminent ; elle est d'ailleurs qualifiée prophétesse (68).

La famille hébraïque qui, avec la croyance à l'unité de Dieu, professait celle à l'unité du genre humain, pour en faire découler l'égalité des hommes, a aussi relevé la femme de l'injuste et dégradante infériorité, où la retenait l'Orient. La Bible assure une garantie à ce relèvement, par le récit même de la création et par le but moral donné à l'union des époux. Ève est pour Adam la chair de sa chair, et, en s'unissant, le, couple ne doit plus former qu'un seul être (69). L'égalité de l'homme et de la femme fait ainsi partie de la croyance religieuse.

La vénération que commande la mémoire de nos patriarches, nos vertueuses mères, leurs compagnes, la partagent avec eux. Vous qui aspirez à la vertu et qui cherchez Dieu, dit Isaïe (70), portez vos regards sur Abraham votre père et sur Sarah qui vous a donné le jour. C'est la voix tendre et plaintive de Rachel pleurant ses enfants, que Jérémie (71) entend venir de Ramah elle lui apporte l'inspiration.
Cette sainte doctrine se retrouve dans les moeurs de la nation. La liberté dont jouissait la femme chez les Hébreux étonne, quand on la compare à la séquestration inhumaine qui faisait d'elle, dans l'Orient, une esclave, une chose. Nous venons de voir quelles allures a pu prendre Miriam. Bien d'autres exemples témoignent, dans la Bible, que la place de l'épouse est tout à côté de l'époux.

L'Exode (72) parle de femmes venant habituellement faire leurs dévotions devant le Tabernacle, et fait valoir, à leur honneur, l'offrande remarquable qu'elles firent au Culte. Ailleurs (73), nous voyons les filles de Silo former des danses près des vignes, et les jeunes gens qui les abordent, elles les accueillent par un avertissement plein de sagesse, dont la tradition (74) nous a conservé les termes, et qui, probablement, faisait partie de quelque chant populaire. Faites votre choix avec discernement, entendait-on dire ; que ce ne soient pas les avantages physiques qui vous déterminent, mais ceux qui viennent de l'éducation donnée par la famille.- Pour cette réjouissance publique, les filles étaient vêtues de blanc, toilette la plus susceptible d'une parfaite simplicité, n'excluant pas l'élégance. Toutes, même les plus riches, étaient parées d'objets d'emprunt. Délicate précaution ! Ingénieuse charité !

Lorsque David revint victorieux d'une guerre contre les Philistins, ce furent les femmes qui le complimentèrent, célébrant ses hauts faits d'armes, dans un chant où elles osèrent, à son avantage, le comparer au roi lui-même (75).
Déborah a pu devenir juge et se placer â la tête de la République. Son éloquence et son ardeur électrisaient les guerriers. On nous a conservé d'elle une harangue enflammée, où elle distribue, en maître écouté, l'éloge et le blâme, et qui est l'un des plus beaux morceaux de la littérature hébraïque (76).
L'influence de la prophétesse Houldah était des plus grandes : les dignitaires de la couronne lui demandaient des conseils (77).
Nous voyons des femmes donner des preuves de chaud patriotisme. C'est par un exploit de Jahel que tombe Sissara (78). C'est encore une femme qui, par sa courageuse intervention et son influence décisive, détermine le jugement sommaire du perturbateur Séba-Ben-Bi'hri, et sauve ainsi de la destruction une ville importante. Ces exemples n'étaient pas rares, à en juger par la négligence de l'historien qui ne nous donne pas le nom de l'héroïne (79).
C'est à Hannah que nous devons Samuel. C'est elle qui a préparé s a vocation, elle qui a allumé dans son âme le feu sacré pour la grande oeuvre de restauration, à laquelle il a voué son existence. Elle était bien faite pour donner une semblable éducation, cette femme d'élite, qui plaçait tout au-dessous du bonheur dans la famille, et qui savait glorifier la Providence et la justice de Dieu par les accents d'une si vibrante poésie (80).

Ce sentiment profond de l'égalité entre l'homme et la femme n'a pas troublé, chez nos ancêtres, les idées sur lesquelles repose l'ordre dans la famille et dans la société. Les époux sont égaux, mais ils ont des rôles différents qui, respectivement, leur imposent des devoirs et leur confèrent des droits spéciaux. C'est de la nature de nos situations diverses et de leurs rapports entre elles que découle notre tâche. Facile ou difficile, obscure ou brillante, c'est de toute notre âme que nous devons en poursuivre l'accomplissement : elle doit remplir notre vie. Des aptitudes et des circonstances exceptionnelles peuvent appeler telles femmes à des actions éclatantes, les porter à la célébrité ; mais le plus solide honneur de la mère de famille sera toujours de mériter l'éloge, que Salomon fait de la femme forte, de

"celle qui possède la confiante affection de son époux, dont elle fait le bonheur dans une demeure, que par des soins diligents elle a pourvue de tout ce qui est utile, où le nécessiteux trouve un aimable accueil, où les serviteurs sont maintenus dans l'activité et dans l'ordre par le bon exemple, où le lendemain est toujours attendu sans crainte, où les enfants, d'un coeur joyeux et aimant, vantent la supériorité de leur mère, où, enfin, les choses vaines, sans excepter la beauté, laissent toute prérogative à la crainte de Dieu, à la vertu" (81).

Mais revenons à Miriam. Associée à Moïse et à Aaron dans l'oeuvre de la délivrance et de la direction d'Israël, elle était un personnage marquant, dont les actes et les paroles avaient le plus grand poids. A son influence elle devait mesurer sa responsabilité. Elle avait pour devoir de fortifier l'autorité de Moïse, mais son exemple, hélas était propre à l'ébranler. Quand l'indiscipline, la révolte, éclatent en haut, les ravages de la contagion gagnent promptement les rangs inférieurs, et sèment partout des ruines.

Le bien-être de la société dépend de bien des conditions. C'est, certes, avec vérité que la Michenâh appelle colonnes sociales : l'enseignement, le culte divin et la pratique des oeuvres de miséricorde (82) ; ce n'est pas avec moins de raison qu'elle compte la vérité, la justice et la paix comme les moyens d'existence du monde (83) ; mais tous ces appuis ont besoin de porter sur une base, sans laquelle tout s'effondre, nous voulons dire sur le respect de la loi et de ceux qui sont chargés de la faire observer, sur le respect de l'autorité et de ceux en qui elle réside. Priez pour votre gouvernement, dit la Michenâh ; car s'il n'est pas obéi, bientôt, dans la nation, les uns deviendront la proie des autres (84).

L'idée de Dieu, origine de celles de justice, de droit et de devoir, est la source de toute autorité. C'est dans cette conception élevée que nos Docteurs veulent nous voir puiser le respect de ceux qui sont dûment institués pour gouverner les hommes. C'est bien cette pensée qu'ils expriment par la bénédiction, qu'ils recommandent de dire à la vue du chef de l'Etat (85). Compris ainsi, ce sentiment de soumission ne saurait rencontrer aucun antagonisme dans celui de l'égalité. Un semblable hommage, quelque empressé qu'il soit, n'a rien de servile : il ne s'adresse pas au haïssable privilège : il est nécessaire à l'ordre social.

Respecter et honorer les chefs est un devoir, qui s'impose surtout à ceux qui se distinguent de la foule. Quand ils y manquent, ils obéissent à d'inavouables inspirations, venant de la jalousie, de l'envie, de l'orgueil. Les effets de leur conduite seront aussi désastreux que les sentiments qui les font agir sont honteux. L'influence qu'ils possèdent leur commande de ménager le prestige, nécessaire à ceux qui personnifient l'autorité. D'eux vient l'impulsion ; ils sont coupables de tout le désordre qu'engendre leur exemple ; vérité constante, qu'il s'agisse de tout un peuple, d'une cité ou d'une simple communauté : les proportions du dommage varient, mais la gravité de la faute reste la même.

Miriam, osant porter la critique sur Moïse, discuter l'autorité de ce chef suprême, lui contester le premier rang, aurait ouvert la voie aux entreprises les plus audacieuses, si elle fût restée impunie. Qui, sous l'influence d'un tel exemple, eût encore consenti à se tenir dans les bornes de l'obéissance et du respect ? Aussi le châtiment, sans délai, suivit-il la faute, et, pour qu'il fût plus sûrement instructif, en rappela-t-il le souvenir par l'effet immédiat qu'il eut pour Miriam. Celle qui venait de mettre en péril l'ordre social fut frappée de la lèpre, terrible maladie qui, dans ces temps, condamnait le patient aux tristesses d'une solitude absolue. La société fut fermée à qui avait failli la ruiner.

En même temps, l'esprit divin, dans la vigoureuse réprimande qu'il adresse à Miriam, décide la supériorité de Moïse (86), supériorité devenue, pour l'israélite, l'objet d'un article de foi qui clôt admirablement le Pentateuque (87).
Nul n'a eu, à l'égal de Moïse, des relations lumineuses avec la Divinité, nul ne s'est élevé à sa hauteur dans la prophétie : aussi les conceptions de son esprit ont-elles une grandeur sans pareille.

Parler au nom du Dieu un dans le pays le plus imprégné d'idolâtrie, faire les sommations les plus hardies à un tyran très puissant et très cruel, réveiller tout un peuple de la léthargie de l'esclavage, lui faire accepter une législation, que les besoins n'ont pas encore appelée ; tout instituer pour préparer le règne du monothéisme le plus pur, voilà notre grand Moïse qui, de son vol d'aigle, a devancé les progrès de l'humanité d'une longue suite de siècles. Très chers Frères, Nous avons terminé les développements auxquels nous ont paru prêter les quatre souvenirs, qui font l'objet de cet entretien. C'est une étude rendue facile que nous vous avons offerte, mais c'est une étude. Nous comptons nous être adressé à des lecteurs attentifs et soucieux de se former des convictions. Nous espérons que vous voudrez quelquefois donner des instants de réflexion aux vérités que nous avons exposées, et que, dans la chaire, nous appliquons à vous rendre familières. Si vous et ceux qui vous entourent vous en occupez votre esprit, elles élèveront votre pensée et la leur au-dessus de ce que la mission des disciples de Moïse peut souvent attirer de peines cruelles, pour ne voir que ce qu'il y a en elle de vraie grandeur.

Nissann 5644.
Avril 1884.

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