Soudain, Nicolas Donin s'immobilisa. Là, au premier rang des badauds,
un homme encore très jeune le fixait, pâle et la tête couverte.
C'était Meïr ben Baroukh, né à Worms en 1215,
un étudiant de Samuel ben Salomon de Falaise et de rabbi Yehiel ben
Joseph, maître de cette yeshiva de Paris où lui-même se
laissait enseigner les agadoth du Talmud de Babylone. II n'était pas
encore, en ce temps, Nicolas Donin, juif converti à Jésus. Meïr
comprit qu'il n'était venu que pour rencontrer le regard de l'apostat.
C'était lui, Nicolas Donin, qui avait soutenu l'accusation contre la
Loi Orale défendue farouchement par rabbi Yehiel et d'autres maîtres.
Le frère franciscain eut un moment d'hésitation, remua les lèvres
et détourna la tête. Meïr sut que plus jamais Nicolas
Donin n'oublierait ces badauds, ces rires, cette épaisse fumée
s'élevant des livres à noire reliure et prônant la liberté
et la justice pour chaque homme. Plus jamais.
Meïr ben Baroukh, dès qu'il fut rentré du brûlement, écrivit une élégie, Shaali seroufa baesh : "Intercédez, ô vous, consumés par le feu, pour la vie de ceux qui portent votre deuil...". L'élégie figurera dans le rituel du 9 Av.
Le même soir, à la fin de l'averse et par clair de lune, les gens du comte Méinharat ale Gorz se saisirent de rabbi Meïr ben Baroukh de Rothenbourg qui attendait dans cette bourgade surmontée d'une colline de pins le reste de sa famille, filles, gendres et petits-enfants pour s'enfuir avec eux en terre de Palestine.
L'empereur Rüdolphe 1er de Habsbourg, avait en effet décidé de considérer les juifs de ses provinces comme serfs du Trésor et de les taxer à son gré comme s'ils étaient champs, maisons ou vergers. Une telle taxe, proclama rabbi Meïr ben Baroukh de Rothenbourg, réduit les juifs en servitude. Plutôt partir en terre d'Israël que nous soumettre.
Au demeurant, l'empereur était un être fantasque sans morale ni principes. En même temps, il acceptait du riche Anchel Oppenheimer un important prêt d'argent, confirmait l'autonomie judiciaire des juifs de Ratisbonne, mais sur pression de l'évêque leur imposait de rester dans leurs maisons pendant la Semaine sainte. Il rappelait les droits des juifs d'Autriche, mais les chassait de la fonction publique. Il saluait la bulle d'Innocent III contre l'accusation de crime rituel, mais ne sévissait guère contre les excès anti-juifs le long du Rhin et en Bavière.
Ainsi, les milliers de juifs allemands qui décidèrent de quitter
le pays avec en tête, rabbi Meïr ben Baroukh de Rothenbourg avaient
d'amères raisons de le faire :
Le chef de la juiverie allemande était une prise de taille. "Un
beau brochet", conclut le renégat. Rabbi Meïr fut enfermé
d'abord à Warbourg, puis cloîtré à la forteresse
d'Ensisheim, au sud de Colmar.
Emprisonné, le rabbi continuait à répondre aux questions
qui lui étaient soumises. D'Autriche, de Bohême, d'Italie, de
France et même d'Espagne d'où lui écrivait rabbi Salomon
ben Abraham Adret. Ni élu, ni nommé, rabbi Meïr ne vit
jamais sa souveraineté spirituelle mise en cause. Il lui arrivait de
convoquer un synode de communautés et de rabbins pour les obliger à
admettre qu'une "épouse rebelle" perdait en cas de divorce
les avantages de son contrat de mariage.
Fustigeant l'orgueil des communautés du Rhin, il leur disait : "Vous,
notables distingués des communautés, sans doute trouvez-vous
délicieuse l'idée que depuis qu'un mari doit solliciter votre
permission pour demander le divorce, nul rabbin ne peut décider de
la Loi sans votre autorisation expresse. Non, ceci n'est pas admissible, car
celui qui est capable d'arriver à une décision correcte, la
Torah est à lui ...".
En un siècle de féodalité triomphante, rabbi Meïr, dans la plupart de ses quatre-vingts Responsa traitant de droit public et de gouvernement communautaire, expliqua et exposa de façon incisive les idées de liberté de l'homme, de limitation du pouvoir de la majorité, de gouvernement par consentement des gouvernés. Il renforça la forme démocratique de la direction des communautés et inspira ainsi dans un esprit libéral les municipalités et les guildes de la bourgeoisie qui commençaient à prendre conscience d'elles-mêmes tout à côté des communautés juives.
Pour obtenir la libération par l'empereur Rodolphe 1er de Habsbourg, de rabbi Meïr subversif - et retenu comme otage, les juifs firent un effort considérable. Ils réunirent près de 23 000 livres d'argent pour payer sa rançon. En vain. Avec fermeté, rabbi Meïr fit savoir qu'il refusait que l'on versât une seule livre d'argent pour lui. "Si vous payez, leur dit-il, le, Pharaon découvrira ainsi un moyen de se procurer de l'argent à bon compte. Ensuite, l'empereur considérera que la rançon est un paiement des taxes dont nous ne voulons pas. N'acceptez pas d'être des esclaves."
Aucune rançon ne fut versée et rabbi Meïr de Rothenbourg
resta prisonnier à Ensisheim. L'empereur l'autorisa à recevoir
la visite de ses élèves, mais à la grande colère
des bourgeois, il estima que les biens laissés par ceux qui avaient
pu quitter l'Allemagne étaient sa propriété.
A la mort de rabbi Meïr en 1223, l'empereur refusa de livrer son corps
aux juifs. Il fallut en 1307 une rançon versée par un juif généreux
de Francfort, Alexandre Süsskind Wimphen, pour qu'enfin rabbi Meïr
de Rothenbourg pût reposer à Worms. A sa mort, Wimphen voulut
être enterré à côté de son maître.
La
descendance de Rabbi Meïr : les familles ROTHENBURG et ROTHENBURGER une étude généalogique de Pascal Faustini |