Le 12 mars 1982, Madame Alice
Hadas-Lebel, épouse du grand rabbin de Sélestat, nous
quittait. Elle laissait derrière elle le souvenir d'une "Eschète
haïl", d'une femme vertueuse telle que la définit
la Bible, dans le chapitre des Proverbes récité le vendredi
soir par tant de maris juifs à travers le monde. A ses nombreuses
qualités, Madame Hadas-Lebel ajoutait une curiosité et une érudition
très grandes pour tout ce qui touche à notre histoire. Elle
a fait paraître, il y a quelques années, une étude sur
un prédécesseur prestigieux de son mari, Rabbi Samuel de Schletstat.
Il nous est particulièrement agréable de publier ce texte en
hommage à l'amie disparue.
Y.K.
Nous savons très peu de choses sur ce rabbin, sur sa vie, sur ses origines, ainsi que sur l'école où il a étudié: Ce que nous savons, c'est qu'il a exercé ses fonctions dans notre chère cité de Sélestat pendant de longues années. Nous savons encore qu'il dirigeait une petite Yeshiva (séminaire) et présidait un tribunal rabbinique pour régler les affaires litigieuses de ses fidèles de Sélestat et des environs et que parfois même des chrétiens faisaient appel à son jugement éclairé et absolument désintéressé. Il a laissé un ouvrage sur la législation hébraïque sous le nom de Mordechaï hakatan cité très souvent par ses collègues de l'époque. D'autre part on sait que Rabbi Schmuel possédait une souka (cabane) et que chaque année pour la fête des cabanes il avait l'habitude d'y recevoir les notables de Sélestat, les autorités religieuses et ses fidèles.
Un matin qu'il était assis dans son bureau le bedeau l'informa que dans la salle d'attente se trouvait un jeune couple, venu pour divorcer. Divorcer, s'écria Rabbi Schmuel, renvoyez-les vite. Moi je ne fais pas ce travail-là. Qu'ils aillent chercher un autre rabbin. Cependant après avoir réfléchi un peu, il se rappela le célèbre texte du Talmud où se trouvaient énumérés les dix principaux devoirs de l'homme, qui sont :
Rétablir la paix entre mari et femme! Il s'arrêta longuement sur ce devoir et finalement changeant d'avis, il dit: Ce sont peut-être des malheureux, il faut les aider ; faites-les entrer. Aussitôt après se présente devant lui Lazar accompagné de sa femme. C'était un jeune et riche paysan, possédant une ferme et une vigne : il déclara qu'il ne manquait de rien, si ce n'était d'un héritier; or voici dix ans qu'il était marié et sa femme ne lui avait pas donné d'enfant ; selon la loi juive, il devait donc divorcer.
"Selon la loi, quelle loi ? Ce n'est là ni coutume, ni tradition ; écoutez,
Lazar, le judaïsme a deux bases, la loi biblique et la loi rabbinique.
Or votre cas ne relève ni de l'une, ni de l'autre. Si mari et femme, d'un
commun accord et pour une raison de force majeure, décident de se séparer,
alors la loi autorise les rabbins à dissoudre le mariage. Or je constate
que vous êtes tous les deux jeunes; vous n'avez pas plus de trente ans
et votre épouse peut-être vingt-huit. Il y a donc de fortes chances
pour que vous puissiez avoir des enfants et qui sait même beaucoup d'enfants.
Réfléchissez bien, cher Lazar ! Est-ce que le mariage sert uniquement
à la procréation ? Nous lisons dans la Bible (Gen. 2.18) :
L'Eternel dit: "Il n'est pas bon pour l'homme de rester seul, je lui ferai une
compagne digne de lui. Comme vous voyez il s'agit avant tout d'une amie
qui partage ses peines et ses joies.
Quant aux enfants, leur venue ne dépend ni de l'homme, ni de la femme,
mais uniquement de la volonté de D.., car D... est l'un des trois partenaires
qui participent à la création d'un être humain, Il en est même
le principal car c'est lui qui donne la vie. Dites-moi Lazar, serait-il correct
de dire à une fiancée : "je me marie avec vous pour avoir des enfants.
La femme n'est-elle qu'une machine servant à la reproduction? D'ailleurs
supposons que vous divorciez et en épousiez une autre, êtes-vous certain
que cette nouvelle épouse vous donnera des enfants ? Qu'allez vous faire
? Vous allez divorcer pour la seconde fois? N'est-il pas ridicule de penser
et d'agir ainsi ?
L'homme est comparable à un arbre. Il y a des arbres fruitiers qui nous
donnent des fruits et des arbres stériles, utiles par eux-mêmes :
construction de maisons, de meubles, d'objets d'art, d'objets sacrés, etc..
Aussi notre tradition a-t-elle institué deux petites fêtes charmantes,
une en hiver (en janvier ou février) Tou bishvath en en l'honneur
des arbres fruitiers, et l'autre en été (en juillet ou en août)
Tou-beab en l'honneur des arbres stériles. C'est pour nous signifier
que les deux espèces ont pour nous la même importance.
D'autre part on constate très souvent que les enfants ne font pas toujours
le bonheur des parents. Certains tournent si mal que leurs parents regrettent
amèrement de les avoir mis au monde. Par contre il existe des moyens pour
remplacer les enfants que D... n'a pas donnés. Par exemple adopter un orphelin,
entretenir un enfant pauvre et lui donner une éducation soignée, doter
une jeune fille nécessiteuse ou bien encore créer une institution
charitable.
Je dois vous faire remarquer que nous connaissons dans notre histoire d'éminentes
personnalités qui par amour de la Tora ont définitivement renoncé
au mariage: pour ne citer que les plus célèbres dont vous avez certainement
entendu parler car leurs noms figurent parmi les soixante-quinze célèbres
docteurs du Talmud qui ont composé le traité de morale Pirkei Avoth
: Ben Zoma et Ben Azaï. Ils ne se sont pas mariés, mais ils nous ont
laissé une oeuvre colossale et impérissable.
Pendant qu'il discutait ainsi avec Lazar, Rabbi Schmuel remarqua que la jeune
Madame Léa Lazar était très triste et abattue. Elle était
là, silencieuse, car elle savait ce qui l'attendait. Orpheline de père
et de mère, elle avait été élevée par une pauvre tante
qui lui avait appris tout ce qu'une bonne maîtresse de maison doit savoir.
En effet Léa était vraiment appréciée et estimée par
tout le monde. Aussi Lazar avait-il pensé que Léa serait l'épouse
qui lui convenait. Il l'avait donc demandée en mariage et la jeune fille
avait accepté sans hésiter de devenir sa femme; elle ne se doutait
certainement pas que son mariage aurait une fin aussi triste.
Rabbi Schmuel ne pouvait croire qu'une seule et unique raison eût poussé
Lazar à divorcer. Il lui demanda donc : "Est-ce qu'il n'y pas encore autre
chose qui ne va pas entre vous et votre épouse? Est-ce que vous avez trouvé
quelque chose qui vous déplaît ?
"Has vshalom! " (que D... me garde d'une telle pensée !). Ma femme
est une eshet haïl, (une femme vertueuse). Elle possède toutes
les qualités, énumérées dans les Proverbes de Salomon
; c'est une femme admirable qui observe toutes les lois prescrites dans la Tora,
et en plus elle craint l'Éternel C'est donc avec beaucoup de peine que
je prends la pénible décision de divorcer. Mais je suis encore jeune,
je suis fortuné et veux tenter ma chance.
Rabbi Schmuel voyant toutes ses propositions sans effet sur Lazar et se rendant
compte que son homme s'entêtait (et s'énervait) de plus en plus,
déclara :
"C'est une décision très sérieuse et très grave et
je ne peux en prendre la responsabilité tout seul : je dois consulter
mon tribunal rabbinique, ainsi que mon épouse, la rabbine qui pourra
peut-être me donner un conseil précieux. Une femme expérimentée
et intelligente pourra mieux comprendre et ressentir l'importance d'un
pareil geste.
Rabbi Schmuel envoya donc son secrétaire chercher la rabbine. Elle
arriva immédiatement et le rabbin la mit au courant de la situation.
"Bon, dit la rabbine, "j'ai tout compris : nous allons vous donner
toute satisfaction. Vous désirez, comme tout le monde un enfant à
vous, élevé par vous-même, afin de suivre jour par jour
son développement et ses progrès. Entre vous et votre épouse
il n'y a aucune dissension, ni brouille, ni haine. Il faut donc donner
à cette séparation une coloration sereine et même gaie,
car vous allez sans tarder vous remarier et créer un nouveau foyer.
Et vous aussi chère Madame, nous nous en chargerons... Car c'est
une très grande mizve (bonne action) que de marier une eshet
haïl surtout dans un pareil cas car nous connaissons des hommes
qui s'estimeraient heureux d'épouser une femme telle que vous, et
peu leur importent les enfants.
Quant à vous, Lazar, voici ce que je propose. Nous allons organiser
une seouda (repas) de séparation, semblable à celle qu'on
avait organisée le soir de votre union et nous y inviterons uniquement
les maîtres et les étudiants de notre yeshiva (séminaire):
ainsi vous vous quitterez en amis, avec les chants de circonstance et
les bénédictions."
Que pensez-vous de ma proposition ? demanda la rabbine à son mari
et à Lazar. "Je suis tout à fait d'accord", répondirent-ils
en choeur, et Lazar ajouta : "Bien entendu je me charge d'assumer les
frais de cette manifestation et je veillerai à ce qu'elle soit une
réussite".
"D'autre part" répondit la rabbine, "après la cérémonie
du guette (divorce), l'homme peut immédiatement se remarier
tandis que la femme doit attendre quatre-vingt-onze jours, soit trois
mois. afin que, si un enfant devait naître, on puisse en déterminer
le père.
Aussi ai-je décidé que Léa restera chez nous pendant ces
trois mois, c'est-à-dire jusqu'à la fête de Shavouoth (Pentecôte)
jour propice où l'Éternel se maria à la communauté
juive en lui donnant comme cadeau de noces les deux Tables de la Loi.
Après cette fête vous serez prêt à remettre à
votre épouse l'acte du divorce. Aussitôt après vous serez
libre de convoler en secondes noces. En attendant ayez l'amabilité
de nous faire parvenir les effets personnels de Léa, ainsi que la
somme qui lui revient de droit et qui est mentionnée dans la ketouba
(acte de mariage).
L'accord brusque et inattendu de la rabbine surprit notre Lazar et le
rendit perplexe. C'est qu'en arrivant chez Rabbi Schmuel, Léa était
triste et abattue, pouvant à peine retenir ses larmes, et voilà
que maintenant elle se montrait tout à fait rassurée et contente.
Hélas à présent le sort en était jeté et il en
était seul responsable.
Bague de mariage juive datant du Moyen-Age, découverte dans un trésor enfoui à Colmar vers 1349 (Musée d'Unterlinden, Colmar) |
En effet après avoir terminé son service elle s'assit à côté
du jeune savant et entama avec lui une conversation amicale.
"Mais" dit M. Lazar, "Rabbi Schmuel comment se fait-il qu'un homme religieux
s'entretienne avec une femme mariée ? Et ce qui m'étonne aussi c'est
que Léa se permette une pareille incorrection alors qu'elle n'est pas encore
libre?"
"Mais, cher Lazar, demain à midi elle le sera définitivement, elle
sera libre comme l'oiseau et pourra immédiatement se remarier. D'ailleurs
vous aussi, Lazar, vous allez faire de même".
"Mais dites-moi, Monsieur le Rabbin, et si un jour elle lui donne des enfants,
que fera-t-il ? Est-ce qu'il divorcera?"
"Je ne pense pas", répliqua Rabbi Schmuel. "Comme je le constate tous
les deux adorent les enfants et les enfants les aiment à leur tour comme
s'ils étaient leurs parents".
"Mais" dit Lazar en bégayant, "mais si je change d'avis?"
"Vous, changer d'avis? Mais c'est impossible; tout est prêt pour le divorce;
le rabbin, le secrétaire, les témoins, tout le monde s'est préparé
à jeûner. Comme vous savez, dissoudre une union consacrée est
un acte très grave et la responsabilité en est énorme, aussi
bien vis-à-vis de D... que vis-à-vis des hommes. Nous avons tout fait
pour vous permettre de garder Léa près de vous : nous vous avons fait
toutes sortes de propositions pour résoudre votre douloureux problème.
Hélas en vain ! Vous vous êtes entêté et vous n'avez rien
voulu entendre. Vous vous êtes même mis en colère. Maintenant
c'est trop tard. Pour nous, nous vous considérons comme divorcé!"
"Mais M. le Rabbin je ne suis pas encore divorcé et je peux encore changer
d'avis : quant au tribunal, je suis disposé à payer le dérangement
de tout le personnel, et même avec une gratification".
"Ecoutez Lazar: Léa est indépendante et maîtresse d'elle même.
Elle n'est pas une esclave dont on peut faire ce qu'on veut. D'ailleurs je crois
qu'elle a trouvé l'homme de sa vie, un homme jeune, distingué et instruit;
dans son cas c'est ce qu'elle pouvait espérer de mieux."
A ces mots Lazar s'énerve, et commence à crier : "Je ne veux pas divorcer
!, non, je ne veux pas divorcer, et on ne peut pas faire divorcer quelqu'un
contre son gré !".
En fait lorsque Rabbi Schmuel eut constaté que la mise en scène avait
bien marché et que le stratagème inventé par son épouse
avait réussi - en effet la loi interdit d'obliger quelqu'un à divorcer
contre son gré, et bien au contraire il faut employer tous les moyens possibles
pour dissuader celui qui a pris une telle décision - il dit :
"Rentrez chez vous et reposez-vous. La nuit vous portera conseil. Revenez demain
matin, nous présenterons au tribunal votre requête et nous étudierons
le moyen de faire que Léa vous revienne". A ces paroles sensées
le pauvre Lazar se calma un peu.
Entre temps le repas fut terminé et on récita les actions de grâce.
Sur un signe de Rabbi Schmuel, sa femme et Léa s'esquivèrent pour
ne pas peiner davantage Lazar. Rentré chez lui, celui-ci n'arrivait pas
à s'endormir. Il se rendait enfin compte de l'erreur grave qu'il avait
commise. Il avait sous-estimé la valeur de Léa. Il prenait conscience
de ce fait regrettable, devant la grande difficulté qu'il éprouvait
à lui trouver une remplaçante. Il fallait réparer maintenant
cette faute et chercher - si c'était encore possible - un moyen de la faire
revenir. Il était disposé à lui accorder tout ce qu'elle désirait.
Il lui donnerait toute garantie financière qui l'empêcherait de récidiver.
C'est avec impatience qu'il attendit le lever du jour. Il se leva, mit son costume
le plus beau et se présenta devant le tribunal rabbinique. Rabbi Schmuel
arriva le premier et lui dit: "Je suis en train de chercher un argument pour
le tribunal et une explication pour Léa, et je pense qu'avant tout il faut
l'assurer contre un autre coup de tête de votre part".
"M. le rabbin, en ce qui concerne l'avenir, je m'engagerai par écrit devant
le tribunal à accorder à Léa la moitié de mes biens mobiliers
et immobiliers ; et si je viens à disparaître sans laisser d'enfant,
elle restera seule légataire universelle. Je lui demande en outre pardon
pour la peine que je lui ai causée dans cette affaire et je ferai tout
pour lui faire oublier, comme si tout cela n'avait été qu'un mauvais
rêve." Après cette promesse, Rabbi Schmuel se rendit d'abord
chez Léa et lui communiqua son entretien avec Lazar. Ensuite il alla au
tribunal pour préparer le document à signer. Lorsque tout fut prêt
on fit venir Lazar, qui signa avec empressement la nouvelle Ketouba.
A ce moment arriva Léa, accompagnée de la rabbine. Elle retrouva un
Lazar ému et complètement transformé. Rabbi Schmuel, tout heureux,
leur donna la triple bénédiction biblique demandant pour eux protection,
bienveillance et paix, et leur souhaita que l'Eternel veuille bien leur accorder
un enfant.
Le voeu se réalisa effectivement et l'année suivante Léa
donna le jour à un beau petit garçon que l'on nomma Schmul.
Quant au célèbre Rabbi Daniel, il disparut de Sélestat.
Il retourna tout simplement à Metz pour reprendre ses cours de Talmud
à la Yeshiva, après avoir reçu de son "rival"
une somme d'argent importante pour enrichir la bibliothèque de son
école. A Metz il retrouva aussi sa femme et ses cinq enfants. Naturellement
Lazar n'apprit jamais ce petit détail pas plus que le vrai nom de
ce jeune rabbin, changé pour la circonstance.
Samuel de Schletstat, savant rabbin alsacien, écrivain talmudique du 14ème siècle, figure à deux reprises dans le Dictionnaire de biographies des Hommes célèbres de l'Alsace de F. SITZMANN t. II 1909, pp. 648-649 et pp. 689- 690. Il est cité par J. CLAUSS dans Historisch-topographisches Wörterbuch des Elsass, Saverne, 1895, p. 1011.