La cérémonie funèbre de feu
M. Zadoc Kahn.
par Elie SCHEID

Paris, le 29 novembre,
6 heures du soir.

Je sors du Temple de la rue de la Victoire où vient de se terminer le service de bout de l'an pour feu Zadoc Kahn. Il devait commencer à 4 heures et demie, mais sur les faire-part on avait annoncé que les portes s'ouvriraient une heure auparavant. Le almémor, le chœur, la chaire étaient tendues de noir, ainsi que les chaises qu'on avait intercalées entre certaines rangées de bancs, les sièges disséminés dans le chœur pour les proches, et ceux qui avaient été réservés des deux côtés du almémor pour Mme. Zadoc Kahn, ses enfants, ses gendres, ses brus et ses petits-enfants, ainsi que pour sa sœur, Mme. Loewé, et celle de feu le grand-rabbin, Mme. Veuve Salomon Lévi. A 4 heures la synagogue était bondée de monde. Toutes les autorités juives et tous ceux qui ont un nom dans le judaïsme s'étaient fait un devoir de venir prouver l'amitié qu'ils avaient pour le défunt, le culte qu'ils avaient gardé de lui, et montrer à sa digne compagne que les rangs de ses amis continuaient à se serrer autour d'elle et des siens. M. le baron Edouard de Rothschild était là, en tête du Consistoire central. Le Consistoire de Paris se trouvait à sa place avec, son président le baron Gustave de Rothschild, et M. le baron Edmond de Rothschild, avec quelques-uns de ses collègues, représentaient le Comité de bienfaisance israélite. M. Meyer, ex-rabbin de Valenciennes, directeur de l’Ecole de travail, y avait conduit une députation de ses élèves, M. et Mme. Alphonse Lévy, directeurs de l'Orphelinat Rothschild, étaient là avec quelques orphelins, comme Mme. Lang, directrice du Refuge de Neuilly, n'avaient pas manqué d'y venir, suivie d'une délégation de ses pupilles.

Les jeunes futurs jardiniers du Plessis Piquet se trouvaient présents avec leur directeur, coudoyant les élèves des Ecoles consistoriales amenés par leurs maîtres, et tous ces jeunes gens faisaient nombre avec les futurs rabbins dont la place était marquée à une pareille cérémonie. Je ne puis passer sous silence le bureau de la Bienfaisante Israélite, et l'Administration des temples au grand complet.

A 4 heures et quart l'orgue s'est mis à entonner un de ces airs tristes, choisis pour la circonstance. Cinq minutes après les rabbins de Paris en tenue faisaient leur entrée et montaient sur le almémor, précédés de M. Dreyfus, grand-rabbin de Paris, et suivis de MM. Lehmann et Cahen, directeur et sous-directeur du Séminaire israélite, ainsi que de M. Jacques Cahn, rabbin et professeur au séminaire. Bientôt après, vinrent occuper leurs places, Mme. Zadoc Kahn et les siens. A 4 heures et demie précises M. Beer commençait l'office de minha suivi de celui de maarib, dans un ton frisant celui de Tisché-beab. Puis il entonna le Yoscheb beséter-élion avec accompagnement de l'orgue, enfin M. Dreyfus monta en chaire et prononça le panégyrique de feu le grand-rabbin de France. M. Dreyfus prêche souvent, ses différents discours peuvent plus ou moins plaire, suivant les dispositions des auditeurs. Mais cette fois-ci, je me plais à le constater, il a été à la hauteur de la tâche. Il a été très-bien pour la circonstance, et on sentait que le cœur d'Israël parlait par sa bouche. Plus d'un vieillard a dû essuyer ses larmes, c'était beau, sublime. Je lui en fais mon compliment. M. Beer a encore récité un psaume avec accompagnement du chœur, M. le grand-rabbin Dreyfus a dit la prière des morts… et chose curieuse chez nous autres juifs, pour une fois, même après les Kadeischim, tous les assistants encore saisis de la cérémonie à laquelle ils venaient d'assister n'ont pas bougé de place - contre leur habitude - jusqu'à ce que la famille Zadoc eût quitté la synagogue et se fut rendue à la sacristie, pour recevoir les serrements de mains de tous ceux qui avaient tenu à cœur de venir honorer la mémoire de celui que tout Israël pleure encore.

Cette sacristie ! Comme son entrée m'a frappé. Cette sacristie si simple, les jours de la semaine lorsque l'on y fait l'office journalier, si coquette quand on y va féliciter les jeunes couples après les mariages, avait été changée en véritable sépulcre. J'ai vu le tombeau des Juges à Jérusalem, cela ne m'a rien dit. J'ai vu celui de David, j’ai déposé une pierre sur le mausolée de Joseph à Naplouse (ancienne Sichem), j'ai fait une visite dans la chambre abritant celui de sa mère Rachel près de Jérusalem. Je suis obligé de convenir que tout cela ne m'a pas trop touché, mais tout à l'heure, en entrant dans cette sacristie, toute tendue de noir, avec, dans la pièce, des genres de paravent en noir, cette lumière blafarde qui éclairait tout le spectacle si triste et si désolant, et cette marche de Chopin jouée sur l'orgue et qui, sans cesse, tintait à vos oreilles, j'ai été saisi d'une émotion indescriptible. Je croyais entrer dans un véritable sépulcre.

Un à un on passait devant les fils et les gendres debout, et on leur serrait la main. Puis étaient assises sur des chaises Mme. Zadoc Kahn avec sa sœur, sa belle-sœur, ses filles (à l'exception de sa deuxième, Mme. Bruhl, en couches) et ses belles-filles, et là encore c'étaient des serrements de mains et des larmes qui ne cessaient de couler de tous côtés. On se demande si l'être humain a une source inépuisable de larmes à sa disposition pour pouvoir pleurer si longtemps un être chéri. Quelle séparation en effet, que celle d'une épouse avec un pareil mari, qui était non seulement pour les siens, mais pour tous ceux qui l'approchaient, d'une bonté incroyable. Des hommes pareils ne devraient pas disparaître, du moins pas si vite, et je comprends, malheureusement trop bien, le chagrin de sa veuve. Cette séparation est quelque chose de terrible à laquelle on ne veut pas croire et que ne peuvent saisir que ceux qui, dans leur douleur, ont passé par là. Que je plains cette pauvre Mme Zadoc Kahn ! et comme je pleure avec elle celui qu'avec elle et les siens, nous regrettons tous.

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