Souvenirs d'un médecin d'enfants à l'O.S.E.
par le Docteur Gaston Lévy (suite)
Lausanne : Médecin du home de réfugiées de femmes et nouveaux-nés de La Rozias et Inspecteur médical des homes de Moudon, Mirabeau/Clarens et Glion

Il s'agissait de devenir le médecin d'un home de femmes réfugiées, très important, au-dessus de Lausanne à La Rozias ; à la fois home d'hébergement de femmes enceintes dans les dernières semaines avant l'accouchement qui devait avoir lieu à la clinique gynécologique de Lausanne, puis à leur retour, hébergement avec leur nouveau-né à La Rozias. Il y avait deux grandes maisons, l'une pour mère avec leur nourrisson, l'autre pour les enfants en bas âge, les "Höckli” comme disent les Suisses, que les mères multipares avaient amenés avec elles avant l'accouchement. En plus de cette activité intéressante, je devenais aussi le médecin-inspecteur et conseiller pédiatrique des homes de Moudon, que je quittai après une activité de six semaines, et des homes de mères et enfants de Mirabeau/Clarence et plus tard de Glion, où se trouvaient surtout des réfugiées de l'Est de l'Europe, et parmi elles des femmes russes que les nazis avaient emmenées dans des camps de Travail en Allemagne, et qui s'étaient enfuies en Suisse.

Dans sa lettre me nommant à ces postes, le Dr. Zangger dit en terminant : "Comme je ne doute pas que vous êtes apte à mener à bonne fin ce travail, je me promets de votre activité les soins pédiatriques pour nos plus jeunes habitants des homes, comme je le désirais depuis longtemps". C'est d'ailleurs le Dr, Zangger lui-même qui était venu m'introniser à La Rozias. Dans notre visite où était aussi présent mon prédécesseur, un gynécologue italien , Il n'y avait pas l'ancienne directrice du home, qui avait aussi quitté la maison pour avoir été trop mêlée à des histoires familiales des femmes réfugiées . Une nouvelle directrice, très connue pour sa façon intelligente et ses connaissances administratives devait la remplacer.

Cette première visite me permit de constater avec effarement les mêmes insuffisances d'installation et de soins, que j'avais critiquées à l'Auffangslager de Champel, et au home “Mères et enfants” à Moudon. Le vacarme dans les salles où un grand nombre de mères venaient donner la tétée à heure fixe, et ses conséquences pour les nourrissons - nervosité, anorexie, vomissements, mauvaise croissance - , absence des moyens préventifs pour empêcher les contagions entre nourrissons, absence de biberonnerie et de frigidaire. En plus de cela, l'infirmière-chef était une très gentille personne, maniérée et inadaptée pour surveiller un travail de puériculture, les soignantes méritant le nom de Säuglingspflegerin n'existaient pas, elles, non plus. Je pouvais dire après la visite au Dr, Zangger que moi aussi je pouvais, comme on semblait l'avoir fait par le passé, parcourir les salles en fermant mes yeux sur l'absence des premières nécessités garantissant la santé et le bon développement du nourrisson. Avec grand regret, le Directeur médical à la Z. L. constatait avec moi une situation qui devait être absolument changée de fond en comble.

C'est le grand mérite du Dr Zangger de m'avoir donné les moyens de faire de le Rozias un véritable home pour mères réfugiées avec leur nourrisson. Très vite les dortoirs furent boxés, avec les paravents mobiles vitrés, frigidaires et biberonnerie furent installés. Restait la grande, question du personnel soignant, d'une puéricultrice-chef, d'une diététicienne. Or le deuxième jour après mon installation à la Rozias, je reçus la visite du Dr Exchaquet, personnalité importante de la Direction de la Croix-Rouge Internationale et frère du professeur de pédiatrie lausannois. A partir de ce moment la maison put être mise sur les rails, car je venais d'avoir la chance de pouvoir en constituer l'équipe médicale directrice avec Melle Nicole Exchaquet, puéricultrice de profession, et Melle Déroulède, diététicienne, son amie. Mais comment se procurer un personnel éduqué de puéricultrices sans grever les budgets assez limités de la Z.L. !?

C'est ici qu'une de mes idées devait être bénéfique, aussi bien pour les homes d'enfants que pour l'OSE suisse, qui pour la première fois entreprenait, en contact avec la Z. L. de Zurich une réalisation médico-sociale : l'éducation d'équipes spécialisées pour encadrer et soigner les réfugiés, enfants et adultes.

Il y avait en effet dans les multiples camps et homes de réfugiés en Suisse, des femmes et filles qui étaient aptes à suivre des cours accélérés, et des stages pratiques pour en faire des assistantes dans n'importe quelle branche de l'aide aux réfugiés. Pour mon propre besoin d'aides soignantes puéricultrices, je proposai le recrutement dans les camps de 20 à 25 filles qui voudraient s'intéresser à la puériculture. Notre équipe avec Melles Nicole Exchaquet, Déroulède, et moi-même dans un cours accéléré et un enseignement pratique dans les dortoirs d'enfants et dans la biberonnerie leurs donneraient les notions nécessaires pour soigner les bébés. Ainsi, sans en faire des professionnelles, nous pourrions éveiller chez elles le goût pour leur permettre de devenir plus tard puéricultrices, sans même parler de l'utilité de ce cours pour de futures mères.

Elèves du cours de soignantes

Mon ami Jacques Bloch, venu de Genève, était enthousiaste pour le projet et m'assura du concours actif et financier de l'OSE. Au cours du mois d'octobre 1944, vingt-cinq élèves furent sélectionnées, et les cours théoriques et les stages pratiques mis au point par mon équipe et moi. Des circonstances heureuses coïncidèrent pour développer au maximum les chances dans mon nouveau travail : le mois d'août avait amené à La Rozias Melle Adda Schirrmann, la secrétaire du Dr Zangger à la Zentralleitung de Zurich. Elle venait y passer quelques jours de vacances. Tout ce qui avait trait à l'amélioration de La Rozias fut été discuté avec elle, qui devint, à son retour à Zurich, le chaud défenseur de nos projets. Pour elle, l'approche de la fin de la guerre laissait aussi apparaître l'approche de la fin de son emploi à la Zentralleitung. Admirant ses hautes qualités intellectuelles et sa grande compétence pour la bonne marche d'une oeuvre comme l'OSE, j'ai suggéré à Jacques Bloch de la gagner pour l'OSE. Dans un voyage à Genève, je l'ai présentée à M. Gurvic et ses collaborateurs. Elle est devenue secrétaire de Direction de l'OSE suisse. Après la mort de tous les anciens de l'OSE, elle reste jusqu'à ce jour, la véritable cheville-ouvrière de l'organisation.

Quant à mes fonctions de pédiatre-surveillant des homes de Moudon, de Mirabeau/Clarence, de ;lion, je ne puis mieux faire que de produire ci-dessous la traduction résumée d'une lettre de la Z.L. du 31 octobre 44 au Dr médecin Gaston Lévy, pension Riant - Mont-La Rozias-Lausanne :
Règlement pour la continuation de votre activité dans les services de la Z. L.

“A partir du 27 septembre 1944, vous êtes libéré du home des réfugiés La Rozias, comme interné privé. Sur proposition du médecin de la Z.L. vous continuerez votre activité dans les services de la Z.L. Cette activité comprend les tâches suivantes :
  1. Médecin du Home de Réfugiés La Rozias, pour surveiller et soigner les nourrissons et enfants en bas-âge.
  2. Diriger le cours de puéricultrices en commun avec Melle N.Exchaquet sous la Direction du Dr Louis Exchaquet, Lausanne.
  3. Visite périodique des Homes du Canton de Vaud pour enfants et nourrissons, dépendants de la Z. L. Mirabeau/Clarence, Moudon et Glion pour surveiller les soins médicaux et la nourriture des nourrissons et enfants en bas-âge.
  4. Mise au point de plans concernant la nourriture, l'hébergement et les soins médicaux pour ces enfants à soumettre au médecin-directeur de la Z.L.
  5. Rapports sur votre activité de 15 jours en 15 jours au médecin de la Z. L. puis question de salaire versé par la comptabilité de la Z.L. - 12 frs. par jour ( classe 3 Skala A) - Suivent les frais de déplacements, le paiement de la nourriture dans les Maisons à surveiller .
Comme on voit “sur le mode suisse“ toutes les questions administratives étaient bien réglées, contrastant en cela avec l'installation défectueuse des Homes et Camps d'accueil pour les enfants en général et les nourrissons en particulier.

Sauf au home de Mirabeau/Clarence, il n'y avait guère de surveillance médicale effective. Dans ce dernier home j'ai fait la connaissance et j'ai pu apprécier la science pédiatrique du Dr Sergio Lévy de Florence Nous étions devenus amis. Après la guerre il a repris son activité à Florence. Malheureusement il est mort à un âge assez jeune

Elèves du cours de soignantes


Entre août 1944 et janvier 1945, date de mon retour définitif à Paris, un intense travail me retenait en Suisse. Je ne pouvais pas lâcher les nourrissons et enfants des homes dont j'avais la charge de surveillance et de soins ; je ne pouvais pas non plus planter là mes élèves puéricultrices. La France ayant été libérée sauf quelques îlots épars, une demande du 6 novembre 1944, émanant du Commissariat régional de la République, à Lyon m'a été adressée, de revenir en France pour établir un Plan de Villages d'Enfants, destinés en grande partie à des orphelins de parents tués par les Allemands ou présumés morts dans les camps de concentration nazi. La Suisse, qui savait que le retour des réfugiés dans leurs pays respectifs ne pouvait guère se faire vite, ne pouvait pas me laisser partir de suite. On me donna par conséquent un sauf-conduit me permettant de circuler librement entre les deux pays.

Je fis quelques voyages à Lyon, au commissariat de M. Yves Farges (12). En vue de mon retour en France, je continuai le cours théorique en extrême vitesse, et le finis début janvier 1945. Mes coéquipières Melles Exchaquet et Déroulède continuèrent alors leur enseignement pratique, et firent des séances de répétition du cours théorique. J'avais par ailleurs laissé à un distingué pédiatre lausannois, le Dr Roger Walther une suite de mes cours qui ont été faits après mon départ. Une autorisation des autorités suisses m'invita à présider à côté du Dr Louis Exchaquet, le 14 mars 1945, les examens de 23 élèves du cours de puériculture. Dans une lettre que m'adressa ce dernier, le 15 mars 45, il écrit : “ Mes félicitations très vives ; je suis heureux que vous ayez pu assister aux examens, hier, et constater le succès éclatant de l'entreprise que vous avez conçue et menée à bien … c'est magnifique."

Je ne fus pas moins ému de la lettre de remerciements de mes élèves, qu'elles me remirent à mon départ, le 9 janvier 1945 :
A M. le Dr Lévy - “ Nous voudrions vous exprimer par ces lignes toute notre reconnaissance pour votre grande idée. Grâce à elle et à votre dévouement, nous pouvons acquérir une base nécessaire de puériculture pour contribuer à la lourde tâche pour demain. Nous réitérons nos remerciements, et vous souhaitons un heureux retour en France.
En toute sincérité, les jeunes filles du Cours de La Rozias à Lausanne

Lévi Maria Rosa Anna Rosa Segné Adam Paola Hélène Sinigaglia
Ruth Haas Anna Sinigaglia Blau Gerta Friman lise
Myriam Draznin Vivante Mirella Helen Offen  
Margot Haendler Anna Maria Orfice Olga Spitz
Toni Wurman Luisa Lévy Lévy Minzi Dora
Sara Lew Cysner Sara Jeannette Lautenberg
Schafier Erna Cécile Cohn Yvette Hirtz
Déjà le 29 novembre 1944, le chef de la Division de la Police du Département Fédéral de Justice et Police, le Dr Rothmund m'avait adressé la lettre suivante :
Berne, le 29 novembre 1944
Mr le Dr Gaston Lévy
Pension Riant Mont—La Rozias ( Lausanne )
"Monsieur,
Je suis en possession d'un rapport sur l'organisation du home pour femmes et enfants de La Rozias où sont relevées les qualités de la Pouponnière-Ecole. Je ne voudrais pas laisser passer cette occasion de vous témoigner notre gratitude pour la tâche à laquelle vous vous êtes dévoué pour le plus grand bien des réfugiés
En vous remerciant de l'aide précieuse que vous nous avez apporté par votre compétence et votre activité, je vous prie d'agréer, Monsieur, l'assurance de ma considération très distinguée
Signé Rothmund
Pour en finir avec la laudatio“ de mon activité en faveur des nourrissons et enfants des homes suisses, je veux encore citer un article de la Revue Internationale de la Croix-Rouge (n°315 de mars 1945 - pp. 234 - 237 ) Genève :
Création d'un Centre de Puériculture par la Direction Centrale des Camps de travail et des Homes de Réfugiées en Suisse :
Le Dr L. Exchaquet écrit, après avoir mentionné les difficultés qu'éprouvait la Suisse de doter les Homes de Mères et Nourrissons, et les Homes de Mères et Enfants en bas-âge d'un personnel entraîné pour faire face à une tâche assez difficile au milieu d'une collectivité hétéroclite de femmes internées
“Le problème est-il réellement insoluble ? Nous ne le croyons pas. La Direction Centrale des Camps et des Homes a commencé par s'assurer le concours de quelques infirmières spécialisées dans les soins aux nourrissons (13). Puis, au cours de l'été 1944, les hasards de la guerre amenèrent en Suisse un médecin d'Enfants de Paris, le Dr Gaston Lévy, pédiatre de talent, qui depuis des années se consacrait à des oeuvres sociales de l'Enfance.
La Direction Centrale des Camps et Homes eut le grand mérite de lui confier la direction technique médicale d'un groupe de homes pour mères et enfants de la Région du Lac Léman. Quelques mois plus tard, au milieu du mois de novembre, le Home-Ecole du Mont Choisi, La Rozias célébrait l'ouverture de son premier cours.
Les principes dont s'inspire cette création nouvelle, sont de garantir à la mère le contact avec son enfant ; à celui-ci les soins que seul peut lui donner un personnel qualifié ; et en l'absence de ce personnel disponible, de créer ce personnel.“
Et plus loin, le Dr Exchaquet ajoute : "Le 15 mars, le cours de quatre mois s'est achevé ; les élèves ont passé leurs examens, et cela d'une façon particulièrement brillante. Maintenant placées dans des Homes de réfugiées elles y font un stage pratique de trois mois“.
Avec cet épilogue finit le récit de mes souvenirs d'activité au service de l'OSE en France occupée et d'aide aux enfants de tout âge réfugiés, pendant mon séjour en Suisse.

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