Moszer Ernest
Extrait de "Souviens-toi d’Amalek – Témoignage sur la lutte
des Juifs en France (1938 – 1944)" de Frédéric
Chimon Hammel, "Chameau".
À l’époque où Henri Wahl est le chef de la troupe
des E.I. de Mulhouse, je fais la connaissance d’un garçon très sympathique,
grand, mince, aimable, qui vous regarde droit dans les yeux: Ernest Moszer.
Pendant la guerre, je le retrouve à Lyon. Il fait partie de l’équipe de
la Sixième. Son ancien chef de troupe l’a sans doute recruté pour le travail
clandestin.
Pendant un temps, une "permanence" fonctionne entre midi et treize heures, sur le terre-plein du bureau de poste de la place Bellecour. Je l’y revois. Ernest n’a pas changé. Toujours le même regard; toujours aimable; un peu plus sérieux, tout au plus.
Il a fait des études de chimie à Mulhouse, puis à Toulouse. Il avait quitté les E.I.F. pour les Auberges de Jeunesse. Comme son ancien chef scout, devant la menace nazie, il se mettra à la disposition du Mouvement. Il fera à Toulouse ses premières armes dans l’équipe de la Sixième, puis il travaillera à Lyon.
Le 5 avril 1944, Ernest est arrêté par la Milice, en même temps que Jean Lévi, qui a pris la relève de son frère Henri, arrêté.
C’est l’époque où se succèdent les rafles, et surtout, il devient de plus en plus dangereux de circuler dans les rues et en chemin de fer. Jean, pour réduire au minimum ses déplacements, demande à Lyon de lui fournir le matériel nécessaire à la confection de faux papiers. Ernest Moszer est chargé de lui apporter une valise contenant "le laboratoire."
Voici le récit de Jean:
"Vers 17 heures – comme chaque soir – je passe chez mon oncle Gaston, 20 place du marché, à Roanne. Une fois ma bicyclette garée dans la cour, j’accède directement à la cuisine par une porte-fenêtre. J’ai à peine le temps de l’ouvrir qu’un révolver est braqué sur ma poitrine et qu’une voix crie: "Haut les mains". Avec son contenu vidé sur la table, une valise; entouré de miliciens, Ernest Moszer me regarde comme s’il voulait me parler par le seul moyen restant à sa disposition.
Erreur d’aiguillage…, oui, sans aucun doute puisque, le matin même, je l’ai attendu en vain à la gare. Venant par le train de Lyon, il devait me remettre la valise contenant le matériel de faussaire. Arrivé par un autre train que celui qui avait été convenu, Ernest ne pouvait me joindre qu’à la seule adresse qu’il connaissait, celle de mon oncle. Ce dernier lui propose de revenir à partir de 16 heures. Ernest juge inopportun de circuler en ville avec cette compromettante valise. Il la laisse chez l’oncle Gaston.
Alors, s’est produite l’inévitable coïncidence. La fille du voisin fréquente un milicien. Elle a entendu une machine à écrire dans l’appartement d’un Juif, et en a conclu qu’on y tape des tracts pour la Résistance.
Ce jour-là, la Milice se présente pour effectuer une perquisition…et met la main sur la valise! Il n’y a plus qu’à attendre. La souricière est tendue; elle se referme sur Moszer et ensuite sur moi.
Adieu tampons, camées, cachets à croix gammée, certificats de rapatriement de prisonniers de guerre en usage à la Wehrmacht, etc… Il faut maintenant affronter les interrogatoires. Parlant l’un et l’autre le dialecte alsacien, nous avons pu convenir - avant notre transfert dans les locaux de la Milice - que nous nous étions connus en Alsace comme Éclaireurs. C’est à ce titre que mon "frère scout", de passage à Roanne, me rend visite. Sur cette introduction, Ernest échafaudera une défense géniale.
Par chance, comme nous allons le voir, la séance est retardée. Les miliciens de Roanne jugent bon de faire appel à un de leurs responsables de Saint-Étienne.
Ernest est porteur de deux fausses cartes d’identité, en plus de la vraie. Il déclare en élevant la voix pour que je puisse l’entendre, qu’il a fait connaissance, à la terrasse d’un café à Lyon, d’un homme qui s’intéresse à lui. Il le met en garde contre le risque de circuler avec une identité d’Alsacien: les Allemands voient en chaque Alsacien un déserteur de la Wehrmacht. Il lui procure une fausse carte d’identité au nom d’Ernest Moszer, puis une autre au nom plus authentiquement français. L’inconnu n’a jamais donné son nom et se fait appeler "le Commandant." En échange du service rendu, il lui confie une mission qu’il ne pouvait refuser: transporter à Roanne une valise dont il ignore le contenu. Il doit la remettre à 17 heures, place du Palais de Justice, à une homme qui se fera connaître, un journal à la main et une allumette à la bouche.
L’heure étant passée, les miliciens ont violemment reproché à Ernest Moszer de ne la révéler qu’à ce moment. La réplique est simple: "“Vous ne m’avez rien demandé!" Devait-il revoir le Commandant? Oui, le jour même, à la gare de Lyon-Perrache, à l’arrivée d’un train qui avait quitté Roanne depuis plus d’une heure. La Milice fait bloquer le train en amont de Lyon et se rend à Lyon par la route. À l’arrivée du train, elle ne trouve - et pour cause - personne correspondant au signalement donné par Ernest.
Tard dans la nuit, les miliciens avouent leur échec à Ernest Moszer. Il leur dit que, sans doute, le destinataire de la valise a averti "le Commandant" que celle-ci ne lui était pas parvenue.
Il est environ une heure du matin lorsque notre garde est confiée à un milicien armé d’une mitraillette. Le moment est venu de nous remettre des brutalités subies. En ce qui me concerne, il semble bien que, jusqu’alors, seul le délit de fausse carte d’identité me soit reproché. Cependant les pièces saisies sur moi au moment de mon arrestation établissent une collusion certaine dans l’affaire de la valise. Elles risquent en outre de démolir le bel échafaudage d’Ernest.
Heureusement, même pour un milicien en service commandé, il est des besoins dont la satisfaction ne peut être remise. Son absence sera de trop courte durée pour nous permettre de pénétrer l’un après l’autre dans le bureau attenant où se trouvent les résultats de notre fouille. Dans la pénombre, je réussis à m’emparer des deux documents les plus compromettants. Un bruit de serrure met fin à nos perquisitions.
Je me demande si mon ami n’a pas fini par croire lui-même à son histoire. Sa persuasion était telle que, durant une semaine, transféré dans les locaux de la Milice à Lyon, il a promené les miliciens dans toute la ville pour retrouver "le Commandant." Il vient enfin me rejoindre à la prison de Roanne où, assis sur un banc de bois, seul meuble de ma nouvelle résidence, j’attends la suite de événements dans une ombre aussi opaque que celle qui attend notre sort.
Le 29 avril 1944, la Milice, satisfaite de son enquête, transmet notre dossier au Parquet de Roanne (tribunal composé de juges français). Présentés le même jour au juge d’instruction, celui-ci signe un ordre d’écrou, non sans nous avertir que toutes nos déclarations sont fausses, et que nous finirons bien par lui dévoiler la vérité.
La "vérité" lui apparaît dès… le 6 juin, jour du débarquement allié: il a fait condamner des Français pour faits de résistance. Il lui faut fournir rapidement la preuve de son patriotisme. Le 22 juin, il signe l’ordre de notre mise en liberté provisoire."
Détail grotesque, qui témoigne de l’automatisme de la bureaucratie juridique: après la Libération, la plainte de la Milice est venue devant le tribunal de Roanne. Ernest est accusé, sous son faux nom, d’avoir falsifié ses papiers d’identité et de s’être fait appeler… Ernest Moszer. Le jugement est prononcé par contumace. Le tribunal a prononcé l’acquittement…
Jean Lévi s’empresse de disparaître de Roanne, théâtre de ses activités. Ernest Moszer retourne à Lyon, reprend contact avec la Sixième. Il est arrêté à nouveau, cette fois par la Gestapo, et envoyé à Drancy.
Le nom d’Ernest Moszer ne se trouve pas dans le Mémorial de la Déportation de Serge Klarsfeld. Par contre, nous le trouvons sous le nom d’André Ehret, sa fausse identité.
Il fait partie, avec Léo Cohn, du dernier grand convoi au départ de Drancy, le fameux convoi n° 77 du 31 juillet 1944, qui emmena vers l’Est 1300 adultes et enfants, dont un bébé de 15 jours, né à Drancy. Ernest et Léo se trouvent en même temps à Auschwitz, puis au camp du Stutthof.
L’évacuation des déportés des camps de l’Est par les S.S. en retraite conduit Ernest Moszer, dans les conditions indicibles, jusqu’en Allemagne du Sud, au camp de Vaihingen-sur-Enz, qu’il décrit ainsi:
"Peut-être avez-vous entendu parler de ce camp de la mort par le cinéma ou la presse… Ce camp, qui était soi-disant un camp de convalescence et de repos, était en réalité un camp de mort lente; aucun soin, nourriture infecte: soupe de rutabagas pourris qui donnait la diarrhée, ce dont mouraient la plupart des détenus; nous étions 1500 et à un moment donné, il en mourait jusqu’à 30 par jour, que l’on jetait pêle-mêle dans de profondes fosses; dans les couloirs des blocs, on marchait sur les cadavres, surtout la nuit, en allant aux W.C."
Ce camp sera libéré par l’Armée Française. Ernest écrit qu’il est en bonne santé, sans doute pour rassurer sa mère (son père a été déporté), car une lettre, écrite un mois après sa libération, nous apprend que, soigné dans un hôpital militaire français, il est atteint de congestion pulmonaire et que sa faiblesse est extrême.
Dans cette lettre du 8 mai 1945, il dit:
"“Je veux maintenant vous donner quelques détails sur la vie, si l’on peut appeler cela une vie, que j’ai menée depuis mon arrestation. Après un interrogatoire frappant, au siège de la Gestapo à Lyon, je fus emmené au Fort-Montluc de sinistre réputation. J’y restai près d’un mois, échappant à trois fusillades d’otages en masse. Le 23 juillet, on nous expédie à Drancy, où j’appris que Papa avait été déporté le 15 mai. J’ai appris par la suite que ce convoi était dirigé sur Kaunas.
Je restai une semaine à Drancy puis fus déporté vers une destination inconnue, qui n’était autre que le fameux camp de concentration d’Auschwitz, en Haute-Silésie. J’y restai jusqu’au 26 octobre, date où le premier transport quitta le camp, et j’ai eu la chance d’en être puisque ceux qui ont été évacués en hiver sont presque tous morts en route. Le gros danger à Auschwitz était la "sélection", qui menait à la chambre à gaz et au four crématoire. Mais j’aurai l’occasion de vous raconter cela en détail à mon retour.
Le 26 octobre donc, on expédie 1500 d’entre nous par un temps froid et presque pas habillés; chemise à manches courtes, petite veste et pantalon, dans un camp sinistre situé près de Dantzig, le "Waldlager Stutthof". Là, on crevait littéralement de faim: trois-quart de litre de soupe aux choux à midi, le soir deux cent grammes de pain et un bout de margarine: c’était tout; il en crevait tous les jours. Il faisait un froid terrible mais on ne pouvait rentrer dans les baraques et les prisonniers formaient des paquets vivants pour essayer de se réchauffer mutuellement.
Mais Stutthof ne devait être pour nous qu’un camp de passage; nous y restâmes trois semaines terribles, qui avaient commencé à nous miner la santé. On nous expédia donc le 17 novembre en Kommando à Heiflingen près de Stuttgart; là, c’est le bouquet de tout ce qu’on pouvait voir de brutalité et de bestialité; figurez-vous que le 19 novembre au soir, arrivés à Heiflingen, on nous a fait entrer (nous étions six cent à ce Kommando), dans un hangar d’aviation absolument vide et ouvert à tous les vents; il pleut à torrents; nous ne sommes pas habillés; les appels durent plus d’une heure debout dans la boue avec des chaussures trouées ou pas de chaussures du tout; point de couvertures, point de lits, point de paillasses, tout est à faire et l’hiver est à nos portes, et tous les jours il faut partir travailler nus et mal chaussés à la construction d’une route.
À bouffer?... autant dire rien et travail très dur. Tous les jours, on ramène les morts. Ce Kommando exista jusqu’au 22 février de cette année et durant cette période, il y eut 220 morts sur les 600 que nous étions au début, mais sur les 380 restants, il y avait une centaine de mourants, qui d’ailleurs sont effectivement morts dans le dernier camp où on nous expédia, et d’où je viens d’être délivré, malade mais vivant, celui de Vaihingen-sur-Enz, à 25 kilomètres de Stuttgart.
(…) Enfin vint le jour de la Libération, le dimanche 8 avril. Il y a un mois aujourd’hui.
Voici donc un bref aperçu de ce qu’a été ma vie pendant cette année de détresse; j’en sors épuisé à l’extrême, malade, et il me faudra un bon moment pour me remettre et redevenir celui que j’étais; mais j’espère que je suis déjà sur la bonne voie et j’emploierai tout ce qui me reste de forces pour remonter le courant.
(…)
Dans une première lettre, Moszer s’était écrié: "Je suis vivant! Et libre! Cela paraît tellement extraordinaire, et pourtant, c’est vrai. Je suis vivant!"
Hélas, la maladie et l’épuisement seront les plus forts: Ernest Moszer est mort sans avoir revu les siens. Il n’a pas 26 ans. |