Ce n'est pas toujours en se cachant que des Juifs polonais ont sauvé leur vie. Dans ma maison d'enfants de Taverny, il y avait une lingère, une jeune fille de Pologne, qui a choisi une toute autre méthode.
Génia avait 15 ans. Elle allait vers la mort, avec sa mère, ses frères et soeurs. Le père avait été arrêté auparavant et avait disparu. Et puis un jour, en 1942, les Allemands ont rassemblé tous les Juifs restants de la petite bourgade sur la grand-place. Puis, par rangs de cinq, ils les ont emmenés dans la forêt proche. La colonne s'étirait, les enfants pleuraient. De nombreux soldats armés des deux côtés. On marchait depuis longtemps. La nuit tombait. L'anxiété augmentait. Où allons-nous ? Génia était la cinquième, au bout du rang, sa mère marchait à côté d'elle et lui disait : "Sauve-toi dans la forêt". Plusieurs fois, Génia a fait semblant de ne pas entendre. Elle était grande, blonde, c'était l'aînée, mais quoi ? se séparer ainsi de sa mère et de tous les siens ! Et puis, la route a longé un ravin, il faisait maintenant nuit noire, la mère a poussé sa fille, qui est tombée dans le ravin. A-t-elle entendu une fusillade ? elle ne le dira pas, mais elle raconte combien c'était hallucinant de se retrouver toute seule, dans la forêt, dans le ravin.
Le lendemain matin, le lever du jour, le soleil, les oiseaux, un tel calme, un tel silence ! Génia a pleuré longtemps, puis revêtue de son beau manteau que sa mère lui avait fait endosser la veille et les cheveux. recouverts d'un foulard, elle est descendue dans la plaine, s'est dirigée vers une ferme cossue, est entrée et a dit dans un excellent polonais sans accent : "Je cherche du travail". La dame, tout heureuse, l'a tout de suite engagée. Elle a enlevé son manteau, noué son foulard sur sa nuque et s'est mise courageusement à la tâche. Elle y est restée quatre jours. Le cinquième jour, la fermière, au milieu du travail, lui arrache son foulard et lui dit : "Les voisines m'avaient dit de me méfier, que tu es certainement une Juive. Et maintenant j'en ai la preuve : tes cheveux sont blonds mais ils sont bouclés. Seules les Juives ont les cheveux bouclés, nos cheveux à nous sont raides. Va-t-en tout de suite, tu nous mets en danger". Génia va plus loin, dans un autre village. Elle entre dans une ferme. Elle dit qu'elle a 18 ans, qu'elle est orpheline, qu'elle cherche du travail. On l'embauche sur-le-champ. Elle se donne du mal, elle ne recule devant aucune tâche, on l'apprécie beaucoup mais... au bout de deux ou au bout de huit jours, cela dépend des fermes, la même scène se reproduit : la fermière lui arrache son foulard, la traite de sale Juive et la renvoie immédiatement. Génia erre d'un endroit à l'autre, elle lutte contre le désespoir, mais elle n'a pas le choix, c'est une question de vie ou de mort. Un jour, dans ses pérégrinations, elle rencontre une autre jeune fille blonde, recouverte d'un foulard. Aussi une Juive, qui lui dit : "Notre seule chance, c'est d'arriver en Allemagne. Les Allemands ne connaissent pas la différence entre des cheveux bouclés ou raides. Pour eux, il suffit qu'on soit blond pour qu'on soit aryen". Génia hésite, elle fait encore un essai chez une autre famille, mais au bout de cinq jours, c'est la même scène, suivie du renvoi.
Aussi, elle décide de tenter sa chance. Elle va à la gare. Elle demande un billet pour Dresden. A la frontière, elle dit aux Allemands avec un grand sourire : "J'ai 18 ans, je me suis enrôlée dans le STO (Service du Travail Obligatoire), mais voilà que maintenant, juste avant de monter dans le train, je me suis rendue compte que j'ai perdu mes papiers". On lui rend son sourire : "C'est très bien de venir travailler en Allemagne". Génia raconte : "Dès que le train a franchi la frontière, au moment où je me suis sentie sur le sol allemand, j'ai été prise d'un énorme sentiment de soulagement, je savais que j'étais sauvée".
Là-bas, elle est allée à l'hôpital, s'y est engagée comme aide-soignante, comme bonne. Dans l'Allemagne en guerre, on manquait de bras et on l'a accueillie avec joie, d'autant plus qu'elle sait travailler et ne ménage pas ses efforts. De plus elle parle très bien l'allemand, qu'on parlait à la maison en même temps que le polonais. Naturellement elle se sent très seule, mais en sécurité et elle sait se taire. Au bout de quelque temps, l'office du travail de Dresden lui demande d'accompagner un couple d'instituteurs qu'on envoie en Alsace (annexée par l'Allemagne) pour y enseigner l'allemand. Aussi se retrouve-telle à Sarrebourg. Ironie du sort : la maison qu'on a octroyée aux instituteurs se trouve sur une petite place juste en face de la synagogue. Génia porte toujours sa croix, elle accompagne la famille tous les dimanches à l'église. L'instituteur et sa femme l'apprécient beaucoup. Elle travaille bien, son allemand est parfait, elle est tellement responsable, elle s'occupe si bien des trois enfants ! Génia, comme toujours, se tait, mais son coeur chante : La guerre va finir un jour. Les Juifs de Sarrebourg reviendront, la synagogue rouvrira, alors "ils" verront.
Après la libération, plus que jamais, Génia a les yeux fixés sur la porte de la synagogue, mais celle-ci reste toujours close. Enfin, un vendredi soir, la porte s'est entrouverte, quelques hommes sont entrés. Génia, en cachette, a traversé la rue. A la fin de l'office, elle a parlé avec celui qui semblait le "responsable" qui lui a dit : "Je m'appelle Job. Mon cousin est le directeur général de l'OSE (Oeuvre de Secours aux Enfants) à Paris. Je vais lui raconter ton histoire. Il trouvera certainement une solution. Pour le moment, ne change rien à tes habitudes, continue d'aller à l'église et reviens vendredi soir prochain". La semaine suivante, encore rien, mais le vendredi d'après, M. Job lui a dit : "Voilà, mon cousin t'attend à Paris à l'OSE. Voici l'adresse et voici un billet de chemin de fer".
Génia raconte : Dimanche matin, je leur ai dit : "Je ne vais pas à l'église avec vous, je suis juive, je vous quitte, je vais rejoindre mon peuple". Tu ne peux t'imaginer la stupeur de l'instituteur et de sa femme, si fiers de leur germanisme. "Comment est-ce possible que nous ne nous soyons aperçu de rien, que nous ayons été dupes à ce point ! Et dire que nous lui avons confié l'éducation de nos trois enfants !"
A Paris, M. Job, le directeur général, lui a dit : "Je vois que vous ne parlez pas un mot de français. Je vais vous envoyer à Taverny où les enfants ne parlent pas français non plus. Voici une lettre pour la directrice". C'est ainsi que j'ai fait la connaissance de Génia. Comme elle parlait parfaitement le polonais, je me suis dit : "Elle pourra bavarder avec les garçons et, ce qui est encore plus important, elle pourra les écouter, ils ont besoin de cela". La lingerie me paraissant l'endroit adéquat, Génia est devenue lingère. Elle y a rejoint la femme du jardinier et celle du cuisinier. Elle y est restée deux ans, raccommodant et repassant les pantalons le vendredi avant le Shabbat. La lingerie était devenue, effectivement, un pôle d'attraction pour les garçons. Puis, Génia est partie en Amérique du Sud, et je n'ai plus entendu parler d'elle.
Il y a quelques années, à Jérusalem, on me téléphone "Génia". Si je n'avais pas su tout de suite qui c'était, elle aurait raccroché. Elle est venue me voir. Une femme plutôt âgée, beaucoup plus petite que dans mes souvenirs. Nous bavardons et je lui demande comment elle a fait pour survivre. Elle me dit furieuse : "Pendant deux ans, tu m'as côtoyée tous les jours, à Taverny, et tu ne m'as jamais rien demandé, et maintenant, quarante ans plus tard, tu te réveilles !". Mais Génia n'attendait que cela (depuis 40 ans) ! et elle m'en a fait le récit que vous venez de lire - dans ses moindres détails. Puis elle a ajouté : "A Taverny, j'étais jeune. Les garçons les plus âgés étaient plus vieux que moi. Eux, ils étaient pris en charge comme des coqs en pâte, alors que moi, je travaillais durement pour mériter mon pain quotidien. Mais, tu l'as remarqué, je ne me suis jamais plainte, je me suis tue". ( )
Le consul de France à Jérusalem qui sait que je suis assistante
sociale, me téléphone
"J'ai en ce moment la visite d'un Français, Michel P., qui cherche
à se documenter sur l'orientation professionnelle Israël. Puis-je
vous l'envoyer ?"
Michel P. m'explique tout d'abord le vrai but de son voyage : il est à la recherche de sa mère qu'il n'a jamais vue.
Je suis né en 1931. Quand la guerre a éclaté, j'avais huit ans. Ma famille habitait Metz. Nous étions trois, il y avait encore deux grandes filles, dont l'aînée était déjà mariée. Ma mère n'était pas très affectueuse avec moi, mais ma grande soeur l'était. Elle n'avait pas d'enfant et elle m'invitait très souvent chez elle. Après l'armistice de 1940, Metz a été annexée par l'Allemagne et est devenue une vraie ville allemande l'enseignement à l'école était donné en allemand, toutes les administrations, la police, etc. étaient allemandes. Dans la rue, on rencontrait des gens avec l'étoile jaune, c'étaient des Juifs. De temps en temps, il y avait des rafles. On les arrêtait et on les faisait monter dans des camions, y compris les vieux et les enfants.
Un jour j'ai été convoqué au Jugendamt (Office des jeunes de l'assistance publique). J'avais douze ans, cela devait être en 1943. Un employé m'a dit : "On va te faire partir à la campagne". Et c'est ainsi que je me suis retrouvé chez des paysans en Lorraine pendant quelques mois. Je n'allais pas à l'école, j'aidais à la ferme. Et puis après, je suis revenu dans ma famille à Metz.
J'ai demandé à la dame : "Qu'est-ce que c'est toute cette
histoire ? Pourquoi ai-je été au Jugendamt ? Pourquoi est-ce
qu'on m'a envoyé dans une famille à la campagne ? Pourquoi est-ce
que j'ai manqué l'école si longtemps ?" Elle m'a dit "Je
vais t'expliquer et tu vas tout savoir. Tu n'es pas notre enfant". (Je
m'en doutais et j'étais bien content. Ils avaient des manières
si vulgaires, ils n'avaient aucun sens moral). Elle continue : "Ta vraie
mère est du Luxembourg. Elle avait dix-sept ans quand tu es venu au monde.
Elle n'était pas mariée et elle t'a abandonné à
ta naissance, mais pas complètement abandonné, elle t'a reconnu,
c'est-à-dire qu'elle a inscrit qu'elle était ta mère. C'est
pour cela que tu n'as pas pu être adopté, et que tu es devenu un
enfant de l'Assistance publique. Et c'est l'Assistance publique qui t'a placé
chez nous. Aujourd'hui, les nouveaux directeurs de l'Assistance publique ce
sont des Allemands. Comme tu es juif parce que ta mère était juive,
ils ont voulu t'arrêter pour te déporter. Mais les employés
n'ont pas changé, ce sont les mêmes qu'avant, ce sont des Français.
Le monsieur qui t'a convoqué a voulu te sauver, et c'est pourquoi il
t'a caché chez des paysans pendant quelques mois, jusqu'à ce que
le danger soit passé. Il y en a d'ailleurs encore trois autres dans ton
cas qu'il a cachés aussi. Tu sais, moi, je trouve que c'est juste ce
qu'on fait aux Juifs. Ce sont des gens horribles, intéressés,
voleurs."
J'ai demandé à ma "mère" : "Mais pourquoi
vous m'avez pris ?"
Elle : "Tu sais combien je suis croyante. Je me sentais vieillir, je voulais
gagner mon paradis. Et c'est pour cela que j'ai pris justement un petit juif."
Moi, j'étais en colère, je suis presque devenu fou de colère. Me sentir ainsi l'objet d'un marché : élever Michel, qui est juif, pour gagner le paradis. J'avais toujours senti que ce n'étaient pas mes vrais parents, que ce n'était pas ma mère : elle faisait souvent des remarques contre moi, contre les Juifs. Je ne voulais plus rester un moment chez eux. Je suis retourné voir l'employé du Jugendamt et je lui ai dit de me mettre en internat. "Plus d'autre famille, seulement un internat". Il m'a expliqué qu'il n'y avaient des internats de garçons qu'après le certificat d'études. Comme je devais le passer cette année, il m'en trouverait certainement un pour l'an prochain. Cela a été dur de finir cette année. J'étais en rage. Je n'allais plus à l'église avec eux, ni nulle part. A la prochaine rentrée scolaire, j'étais en internat. Une école de garçons, un dortoir. J'étais heureux. Je n'ai plus jamais revu ma famille, je n'ai plus jamais remis les pieds chez eux. Les jeudis, je restais à l'internat. Pendant les grandes vacances, je refusais qu'on me place dans une famille. On m'a mis alors dans des camps de jeunes, d'éclaireurs. Ce n'est que là que j'étais heureux.
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