Ce convoi se présente le 6 avril au Commissaire spécial en gare de Sarreguemines qui, en attendant les décisions du Ministère de l'Intérieur à leur sujet, les a cantonnés, une partie dans les locaux de la gare, une partie dans les locaux de la douane à Sarreguemines. La communauté juive a assuré le ravitaillement de ce convoi, aidée par la direction du COJASOR de Strasbourg et de Metz ainsi que par la communauté de Forbach.
Le mardi 8 avril (je n'étais pas encore au courant de l'existence de ce convoi à Sarreguemines), j'ai reçu la visite de Monsieur Spitzberg, 100, rue du Chemin Vert à Paris (XI). Ses deux nièces étaient dans le convoi. J'ai téléphoné à Me Engelstein, avocat au barreau de Sarreguemines. C'est de lui que je tiens les renseignements précités. J'ai été reçu par le remplaçant de Monsieur le Secrétaire Général de la Préfecture de la Moselle qui étais au courant de la situation, il m'a promis de me tenir au courant de la décision du Ministre de l'Intérieur auquel il avait demandé des instructions.
Mardi soir vers 9h, Me Engelstein que l'ordre de refoulement avait été donné concernant ce convoi. Les immigrants ont refusé de monter dans le train ; malgré l'intervention des forces de police, on n'est pas arrivé à ramener les immigrants en territoire allemand. Vers 21h30, Me Engelstein m'a annoncé que les autorités locales de Sarreguemines acceptaient de permettre à ces immigrants illégaux de rester provisoirement dans les locaux de la communauté israélite de Sarreguemines jusqu'à ce qu'une décision définitive intervienne. Me Engelstein m'a demandé de venir à Sarreguemines le lendemain matin en même temps que Monsieur le rabbin Deutsch de Strasbourg pour essayer de maintenir ces malheureux en territoire français.
Le mercredi 9 avril à 10h30, une délégation, composée de Monsieur Julien Wolff, membre du consistoire israélite de la Moselle, Monsieur Salomon Muller, commerçant à Sarreguemines, Me Engelstein de Sarreguemines, Me Frenckel de Metz et moi-même, a été introduite auprès de Monsieur le sous-préfet de Sarreguemines. Monsieur le sous-préfet ne voyait à ce moment d'autre issue qu'un refoulement manu militari en territoire allemand. J'ai suggéré à ce moment à Monsieur le sous-préfet de Sarreguemines d'envoyer le convoi à Strasbourg en alléguant que le déplacement permettrait aux immigrants d'attendre les décisions définitives des autorités françaises dans de meilleures conditions matérielles étant donné que la communauté israélite de Strasbourg disposait de moyens et de locaux pour héberger et ravitailler ces derniers. Monsieur le sous-préfet, à qui ma proposition convenait, m'a promis de provoquer des ordres à la Préfecture de la Moselle et au Ministère de l'Intérieur.
A 13h, une délégation composée de Monsieur Muller, de Monsieur le rabbin Deutsch, de Me Engelstein et de moi-même a été reçue pour la deuxième fois par Monsieur le sous-préfet de Sarreguemines qui nous a annoncé que la Préfecture de la Moselle se ralliait à notre projet d'emmener le convoi d'immigrants à Strasbourg mais qu'il fallait attendre la décision du Ministère de l'Intérieur, que de toute façon les frais seraient payés par la communauté israélite. Nous avons accepté cette condition. Monsieur le sous-préfet de Sarreguemines nous a promis de téléphoner au domicile de Monsieur Muller la décision du Ministère de l' Intérieur. Monsieur le rabbin Deutsch a rendu compte à Monsieur le sous-préfet de Sarreguemines qu'il avait lui-même et également par l'entremise de Me Mathieu Muller, 5, avenue de l'Opéra à Paris, fait des démarches auprès du Ministère de l'Intérieur en vue de faire passer le convoi d'immigrants illégaux sur le quota d'immigration et de transit légal accordé mensuellement par la France.
A 14h30, Monsieur le sous-préfet de Sarreguemines nous a fait savoir par téléphone que l'autorisation avait été donnée par le Ministère de l'Intérieur de diriger le convoi sur Strasbourg et il nous demandait d'emmener les immigrants par groupes de quarante personnes depuis les locaux de la synagogue jusqu'à la gare de Sarreguemines où ils attendraient la décision définitive ; pendant ce temps, le ravitaillement était assuré par des dames et des demoiselles de Sarreguemines et de Forbach. Entre temps, il était venu un certain nombre de personnes habitant Paris qui étaient venues retrouver des proches parents se trouvant dans le convoi.
A 15h, Monsieur Muller a demandé à la gare de Sarreguemines de former un convoi de cinq wagons pour les immigrants à destination de Strasbourg en conformité aux décisions ministérielles et préfectorales. Monsieur le rabbin Deutsch est retourné à Strasbourg pour préparer la réception du convoi ; moi-même, avec l'aide d'un inspecteur de police et d'agents, j'ai fait vider les locaux de la communauté par les immigrants qui, grâce à ma promesse formelle et sous l'autorité morale de mes fonctions, ont exécuté dans le calme l'opération de transfert. Les bagages ont été transportés en partie par des camions, grâce à la bonne volonté de quelques non-juifs de Sarreguemines.
A 16h15, le convoi était en gare ; à 16h30, l'ensemble des immigrants étaient prêts à monter dans les wagons sur le deuxième quai de la gare de Sarreguemines ; ces wagons devaient être rattachés ultérieurement au train normal en direction de Strasbourg au premier quai de la gare à 17h35. A 17h20, j'ai juré sur ma conscience et mon âme à l'ensemble des immigrants qu'ils pouvaient entrer dans les wagons en toute sécurité et sur ma garantie morale qu'ils seraient dirigés sur Strasbourg. Les immigrants montent dans le train, une quinzaine de personnes venues de Paris montent avec eux. L'assistante sociale du COJASOR qui devait les convoyer, Mademoiselle Lœub, voulait monter dans le train mais Monsieur le chef de gare de Sarreguemines l'en a empêchée sous prétexte que ces wagons étaient réservés exclusivement aux immigrants. J'ai demandé l'autorisation à Monsieur l'inspecteur de police qui devait assurer le convoyage, il me l'a accordée. A ce moment-là, nous pensions que la locomotive ferait la manœuvre pour amener les cinq wagons du deuxième quai au premier pour les rattacher au train normal en direction de Strasbourg. Au dernier moment, Mademoiselle Lœub reste néanmoins sur le quai pour s'entendre sur différentes questions avec Monsieur Muller et moi-même.
A 17h27, les wagons se mettent en branle, nous gagnons les souterrains pour atteindre le premier quai et attendons la fin de la manœuvre. A 16h45, Me Engelstein avait signé au chef de gare de Sarreguemines deux chèques pour le dédouanement des bagages et pour le transport des immigrants de Sarreguemines à Strasbourg. A 17h35, les wagons avec les immigrants n'étaient pas parvenus sur le premier quai de la gare et, sous les rires des gardes mobiles et dans l'écœurement des employés de la SNCF, le train normal en direction de Strasbourg partait tandis qu'on nous annonçait que le convoi des immigrants avait été ramené en territoire allemand.
Me Engelstein, muni d'un passeport national et d'un visa pour l'Allemagne, partit en auto pour le village frontalier allemand. Malgré les ordres formels que Monsieur le sous-préfet avait donné en ma présence aux gardes-frontières, à Hanweiller, il fut empêché de passer. A Hanweiller, le train était arrêté, je n'ai pu jusqu'à ce jour savoir les raisons de cet arrêt. Certains prétendent que le conducteur aurait stoppé son convoi parce qu'il avait trouvé les signaux baissés, d'autres affirment que ce sont les immigrants qui ont tiré les freins d'alarme et les malheureux se sont égrainés dans les champs. Le spectacle, paraît-il, n'était pas très beau à voir.
Pendant ce temps, accompagné de Monsieur Muller de Sarreguemines, je me suis rendu auprès de Monsieur le sous-préfet qui m' affirmé avoir agi de bonne foi. Je l'ai rendu attentif sur le fait qu'on s'était servi de ma personnalité morale et de l'ascendant que j'avais grâce à elle sur les immigrants pour éviter la mise sur pied de forces de police considérables. J'ai dit en substance à Monsieur le sous-préfet que le sermon et la parole d'honneur servaient autant à l'autorité française que cent baïonnettes de gardes mobiles pour accomplir une bassesse. Monsieur le sous-préfet de Sarreguemines était conscient lui-même de la bassesse à laquelle il s'était prêté devant l'ordre comminatoire du Ministère de l'Intérieur, en l'occurrence celui de Monsieur Bernard, chef du service des étrangers au Ministère de l'Intérieur. Cet ordre fut transmis à Monsieur le sous-préfet de Sarreguemines par Monsieur Jung, secrétaire général de la Préfecture de la Moselle.
Monsieur le sous-préfet de Sarreguemines à qui j'objectais qu'il aurait dû nous prévenir aussitôt qu'il avait été mis au courant de ce contre-ordre draconien m'a affirmé s'être trouvé devant le dilemme suivant : en nous prévenant, il nous aurait placés dans l'alternative de servir de complices (suivant sa propre expression) à l'Administration ou de contrecarrer par notre attitude l'ordre de refoulement que l'administration française avait donné. Monsieur le sous-préfet m'a promis de m'envoyer le plus vite possible une mise au point par écrit de la situation. Il a téléphoné d'autre part au secrétaire général de la Préfecture de la Moselle pour lui demander d'obtenir du Ministère de l'Intérieur un contre-ordre permettant au convoi de revenir en France (ce que le secrétaire général n'a pu faire ayant déjà plaidé précédemment cette cause auprès de Monsieur Bernard du Ministère de l'Intérieur) et pour soumettre au Ministère de l'Intérieur l'écœurement et les protestations de Me Engelstein, de Monsieur Muller et de moi-même pour ce que l'on peut tranquillement appeler un abus de confiance de l'administration à notre égard. Enfin sur ma demande, Monsieur le sous-préfet s'est mis en rapport avec le gouvernement français de la Sarre pour obtenir au moins que les services de la Croix-Rouge française fassent le nécessaire pour organiser un accueil convenable à ces immigrants refoulés à Sarrebruck.
Monsieur le sous-préfet m' affirmé que le convoi avait de nouveau repris les rails de Hanweiller vers Sarrebruck mais que quarante immigrants avaient disparu ! Des bruits circulaient néanmoins dans la ville de Sarreguemines ; certaines personnes, apparentées à des membres du convoi, qui l'avaient accompagné jusqu'à Hanweiller et qui étaient revenues en France légalement, affirmaient aussi que le train était resté à Hanweiller où les immigrants criaient "Aux traîtres " à mon égard et à celui du rabbin Deutsch ainsi qu'à l'égard des assistantes du COJASOR