Lorsque sa mémoire le trahissait parfois dans une "Michpo'hologie" compliquée, Madame Deutsch lui rappelait les personnes ou les événements qui couvraient près d'un demi-siècle de carrière rabbinique.
Quels mois, marqués par des défaillances de santé, ont suffi
pour briser cette vitalité, et il y a quelques semaines, au moment où
j'écris ces lignes, notre Maître quittait la Jérusalem où
il avait vécu près de vingt-deux ans pour rejoindre, sur le mont des
Oliviers, face à l'esplanade du Temple, sa Jérusalem céleste.
Professeur
et Pédagogue
Les uns se souviennent du professeur de religion à Fustel-de-Coulanges ou au lycée de jeunes filles ; d'autres l'ont connu comme directeur du Talmud Torah à l'école de l'ancienne gare, puis à Schoepflin. Il savait provoquer -chose rare à cette époque- un dialogue confiant avec les jeunes, en pouvant aborder les questions les plus diverses. Et bien des parents n'approuvaient pas un enseignement qui allait jusqu'à soulever -oh, si peu en réalité !- des problèmes comme la sexualité avec leurs enfants.
Mais ce jeune rabbin, qui refusait qu'on l'appelle autrement que "Monsieur", réussit à s'attacher beaucoup d'adolescents des familles de la bourgeoisie juive de Strasbourg. Alors que d'autres enseignants faisaient lire à leurs élèves des textes qui leur paraissaient bien ennuyeux, le rabbin de Bischheim voulait étendre son enseignement au-delà de l'école. Il créa la J.J.St. (Jeunesse Juive de Strasbourg) où l'on se réunissait pour des conférences, des cercles d'études, des excursions. C'était le mouvement de jeunesse des sans-mouvements.
Pour les plus jeunes, le rabbin Deutsch ouvrait en été une colonie de vacances à St-Gervais. C'est là qu'il fut mobilisé en 1939, laissant à son épouse la charge de fermer la colonie et de rapatrier les enfants.
Nous sommes encore quelques-uns qui allions, le Shabath après-midi à Bischheim, rendre visite à notre Maître, écouter les cours qu'il y donnait et participer ensuite à la prière de Min'ha dans la synagogue centenaire qu'un bombardement détruira vers la fin de la guerre.
J'ai longuement insisté sur l'activité pédagogique et éducative du grand rabbin Deutsch, je pourrais en parler bien plus longuement, car il considérait cet aspect de son travail rabbinique comme essentiel : activer, amener les jeunes à aimer et à vivre le judaïsme était pour lui sa raison d'être.
Il déplorait le manque de livres valables pour l'enseignement religieux, le "catéchisme" d'alors. Il décidé de rédiger les cours qu'il donnait dans les lycées, et en fit le Manuel d'instruction religieuse, d'abord ronéotypé puis, après la guerre, enfin édité et que des générations d'élèves ont utilisé depuis.
Nous sommes nombreux encore à nous souvenir du professeur. Mais peu, par
contre, à nous rappeler du rabbin qui, tout au long de sa carrière,
depuis Sarre-Union en 1926 jusqu'à son départ de Strasbourg, plus
de quarante années plus tard, n'a jamais interrompu les cours de Talmud,
même aux moments les plus dangereux de la guerre, lorsqu'il se savait recherché
par la milice ou la gestapo : il ne refusait aucun élève, quel que
fût son niveau de connaissances, de son degré de pratique religieuse.
Aussi parvient-il à persuader le Président Heiss d'ouvrir sous sa
direction, à Limoges,
le Petit Séminaire, en 1942, en pensant à l'après-guerre, et
jeta ainsi les bases pour les futures écoles du judaïsme français
et pour le recrutement de ses cadres rabbiniques. Création de l'Ecole
Aquiba
Les élèves qu'il a éduqués pendant de longues années, les disciples à qui il a fait partager sa passion de l'enseignement, ont soutenu plus tard le grand rabbin Deutsch dans la réalisation de ses projets. Lorsqu'il décide d'ouvrir l'école Aquiba en 1948, c'est un de ses élèves, Benno Gross qu'il chargea de la diriger. C'est à un autre de ses élèves qu'il demande de le seconder dans sa charge en lui confiant la direction de l'enseignement religieux et du Talmud Torah avant d'en faire son adjoint et…. Son successeur.
C'est encore l'éducateur qu'il a toujours été qui persuada Nephtali Grunewald, éditeur d'un Loua'h qui servit durant la guerre de lien entre les Juifs de la région de Limoges et de toute la zone sud, de prendre le risque de faire paraître le Bulletin de nos Communautés. Pendant de longues années, Abraham Deutsch, tous les quinze jours, transmettait son message aux Communautés comme éditorialiste de son bulletin.
Orthodoxie et ouverture
Tout le reste de l'activité de ce rabbin exceptionnel se comprend lorsque nous analysons ses réalisations dans le domaine de l'éducation : son ouverture envers tout l'éventail des fidèles de ses communautés, alors qu'il était lui-même rigoriste dans l'observance de la loi. Il aurait pu être rabbin d'une synagogue orthodoxe, mais il estimait que sa mission était de transmettre un judaïsme authentique à l'ensemble de la collectivité suite. S'il était ouvert au dialogue avec tout le monde, il était intransigeant dans l'observance des mitsvoth. Il n'accepta le poste de grand rabbin de Strasbourg qu'à condition que la communauté renon à l'orgue. Il exigea que la kasherouth soit contrôlée par un maître de la halaka (loi juive), et fit reconnaître dans le monde entier le label du Beth Dîn (tribunal religieux) de Strasbourg.
Comme grand rabbin de Strasbourg, Abraham Deutsch était en contact aussi bien avec ses homologues catholiques et protestants qu'avec les autorités civiles, régionales ou locales.
Il sut représenter le judaïsme dans tous les milieux avec dignité et souvent avec panache. Ses sermons, lors des manifestations patriotiques, étaient souvent très courageux, lorsque des communautés à travers le monde étaient menacées, ou lorsque l'existence d'Israël était en cause. Il savait que le monde non-juif voyait en lui le porte-parole de sa communauté, et n'hésita jamais, surtout au cours de la guerre, à intervenir, au risque de sa liberté, pour aider à sauver un coreligionaire en difficulté.
Je pourrais continuer longtemps encore à parler de celui que j'ai côtoyé pendant soixante ans. Mais les Juifs d'Alsace savent aussi bien que moi quelle personnalité était le grand rabbin Deutsch, et combien il a marqué le judaïsme de notre région. Pendant plus de vingt ans, il a vécu, à Jérusalem, une vie d'étude et de prière. Son départ nous peine tous. Il clôture l'existence d'un Maître qui sut être aussi un administrateur et un shtadlan (intercesseur), et qui a marqué son passage terrestre d'une manière durable. Le Rabbinat français a perdu avec le grand rabbin Deutsch un de ses maîtres et de ses guides.